vendredi 14 juin 2024

"Unruhe", Nolwenn Peterschmitt / Groupe Crisis: le bal des gueux, déboussolé, désorienté, déséquilibré, aliéné...

 


En 1518, une étrange fièvre s’empara de la ville de Strasbourg. Plusieurs centaines d’habitant·e·s furent, en un instant, saisi·e·s d’une maladie qui les poussa pendant plusieurs jours à des mouvements incontrôlés, à une frénésie gestuelle incohérente. Ce que l’on a appelé par la suite la danse de Saint-Guy est au cœur du projet de Nolwenn Peterschmitt, elle-même alsacienne. Que dit l’existence d’une telle manifestation de notre rapport au corps et à l’espace ? Peut-être que, si doué de raison que soit l’humain, il restera une part irréductible de lui-même qui échappera toujours à son contrôle.
 

Au Moyen Âge, chants, danses, rites collectifs, païens et sauvages, ponctuaient l’existence individuelle et collective et contribuaient à souder la communauté. Quelque sept siècles après cette énigme, qu’en est-il de notre besoin de faire groupe, de notre volonté de réinvestir, par la fête et le dérèglement, les espaces publics ? Avec dix interprètes, sur une bande-son où se rejoignent la musique modale médiévale et les tonalités électroniques d’aujourd’hui, la chorégraphe explore tant notre besoin de rites que notre capacité à accepter l’étrange, à dépasser la norme.

Le public est invité au rendez-vous déjà insolite: le terreplein du Hall Rhénus! A quel sport de haut niveau allons-nous assister, tous rangés en ligne sur les marches du parking extérieur...Une jeune femme nous somme de quitter les lieux pour l'écouter conter l'histoire fameuse et fumeuse de la danse des fous de Strasbourg.On l"écoute, en cercle puis elle nous invite à déambuler en toute liberté sur le tarmac d'où l'on va surement décoller. Puis déjà animée de symptômes divergents de dérangement, la voilà qui nous guide en hurlant et courant vers le bâtiment officiel du Maillon. On y pénètre avec curiosité. La grande salle est transformée: plus de gradinage mais une aire de jeu vide, immense, toute noire. A nous de l'investir, marche, démarche collective, participative, incitée par des "barons", meneurs de jeu qui se détachent du public: danse tout azimut comme des Belzebuth de circonstance. 


Le diable va bientôt s'emparer de ces danseurs qui s'improvisent acteurs de cette grande messe, sabbat de sorcière dans des rondes, courses folles, tunnels et autres chenilles, figures collectives et participatives. On se prend au jeu de ces danses folles, histoire de revivre le phénomène d'emprise collective de l'époque évoquée. Ça marche, ça fonctionne grâce au talent de la troupe qui sans forcer la main, provoque la participation de beaucoup d'entre les spectateurs. On peut aussi s'extraire sagement pour adopter un poste d'observation, tant cette foule en délire est fascinante dans son ébranlement spontané. Jouer le jeu sans contrainte et avec plaisir: bouger jusqu'à la transe, hypnotisé par une musique répétitive et omniprésente, envoutante. Le jeu se calme pour laisser place aux artistes au sein du rond de sorcière, arène rêvée pour être observé. Danse de fous qui peu à peu se transforme en hypnose, possession incontrôlée. Assujettis au dérangement, à l'aliénation. Simulation de gestes incontrôlés, de démence, compulsions, soubresauts,les danseurs se vêtissent d'oripeaux dans cette cour des miracles. 


Jerôme Bosch et Brueghel veillent au grain et l'ergot de seigle fait son travail. Jardin des délices ou enfer ou jugement dernier? Une idole se façonne par ses adeptes, affublée de tissus et autres pelures bigarrées.Sur des chaussures-échasses, cette créature chemine au ralenti et semble marotte, totem ou égérie adorée, adulée par la tribu en émoi. Du Charles Fréger, assurément !
 
charles freger

 Petit peuple pasolinien, apollinien, déséquilibré qui bientôt opère une transformation, transmute en horde sauvage, meute animale mal léchée, débridée, animée de désordre mental. Irrespectueuse des lois de la bienséance.On roule, se bouscule, se chevauche sur ce plateau immense. Aux contours délimités de cendres comme pour un futur bucher où brûler les mauvais esprits de sorcellerie. On est bien au pays des fous qui dans une orgie simulée se dévêtissent à l'envi et ruent de plaisir, hurle "ferme ta gueule" pour que tout cela cesse. Charivari, cavalcade et autre carnaval pour rendre vivant ce pan de l'histoire de la Danse de Saint Guy: maladie, ou fantasme, pas de réponse ici. Seule une interprétation singulière et originale, mise en espace et en forme par un collectif de choc, animé d'une énergie compulsive, boulimique, contagieuse en diable. Lucifer aux commandes. L'une d'entre eux s'écroule épuisée, affolée après un solo débridé puis est transportée en cortège funèbre: émotion et rituel sidérant plein de recueillement.On copule,culbute, se renifle comme des bêtes en rut.Sans autre forme de convention ni pudeur.Tout se  calme dans de belles lumières et des faisceaux bordent une sculpture vivante qui se fond peu à peu dans l'obscurité. Le bal est terminé. Les corps épuisés se rendent et se soumettent à la loi de la perte des sens et à l'absurdité de cet épisode encore énigmatique et inquiétant. Des "intranquilles", unruhig" et indisciplinés pour mieux perdre ses repères et vivre une expérience de spectateurs-acteurs, insolite...

"Dansez, dansez" disait Pina Bausch..."sinon nous sommes perdus"...On songe au roman de Marie Frering "Les souliers rouges": guerre des paysans et folie collective de cette autrice proche du Bastberg, colline aux sorcières mythique en Alsace....

danse France COPRODUCTION MAILLON

  Au Maillon  13 juin 2024  14 juin 2024 21:00

  • On se souvient aussi de la "danse des fous, fous de danse" initiée par Mark Tompkins et Degadézo lors de l'exposition: "1518: la fièvre de la danse"en 2018 à Strasbourg au musée de l'oeuvre notre dame

  • pour l'histoie...

https://www.rue89strasbourg.com/strasbourg-epidemie-de-danse-de-1518-143726

 

 

mercredi 12 juin 2024

"Norma" : divine idole lunaire, hors Norme. Plaque tournante des mélodies d'opéras les plus lyriques..

 


Norma
Vincenzo Bellini Nouvelle production de l’OnR.


Opéra en deux actes.
Livret de Felice Romani.
Créé le 26 décembre 1831 à Teatro alla Scala de Milan.


Alors que la lune est déjà haute dans le ciel, une foule d’adorateurs bruisse de mille rumeurs. Celle qu’ils attendent avec tant d’impatience viendra-t-elle exercer devant eux son art mystérieux ? Certains en doutent, d’autres guettent fébrilement son apparition. Enfin, le silence se fait et leur idole s’avance à leur rencontre pour se prêter au culte ancestral, les yeux fermés et les bras croisés sur une parure sublime. Le temps semble suspendu à ses lèvres qui forment sur son visage impénétrable un sourire énigmatique. Le miracle tant désiré se produit : sa voix d’or s’élève dans le plus grand des recueillements pour entonner son hymne éternel, « Casta Diva », dédié à la déesse lunaire. Derrière cette assurance sans faille se dissimulent pourtant les blessures d’une femme trahie dans son amour et lasse de son sacerdoce.


De tous les rôles du bel canto romantique, celui de Norma est réputé comme l’un des plus exigeants, nécessitant de la part de son interprète des qualités exceptionnelles. Délaissé au début du XXe siècle, c’est Maria Callas qui le sort de son oubli relatif et fait de sa cavatine un air signature, allant jusqu’à proclamer : « Bellini a composé
Norma pour moi. » Depuis, les plus grandes interprètes s’en sont emparées. C’est au tour de Karine Deshayes de perpétuer cet héritage dans un nouveau spectacle de Marie-Eve Signeyrole dirigé par Andrea Sanguineti.

De la Callas, il sera question tout au long de cette adaptation audacieuse du livret de Norma. Qui est le clone de qui? Callas faite Norma pour la postérité, la légende et l'éternité! La difficulté d'être soi-même pour une icône de la voix, du belcanto, de l'opéra.L'orchestre introduit l'action, les intrigues et autres rebonds d'une histoire singulière. Entre Gaulois et Romains, ce village d'Astérix redonde d'images de mise en scène qui glisse d'un espace à un autre grâce à cette mythique scène tournante, ici surexploitée. Quatre espaces où les personnages vont et viennent, se glissent à travers le miroir et nous guident dans les méandres physiques et psychologiques de Norma, figure et idole adulée. Mais oh combien humaine et troublante. Le morceau de bravoure, ce "Casta Diva" qui habite plus d'un mélomane, file sans heurt. Karine Deshayes incarne cette femme de légende avec aisance, noblesse et respect. Sa voix puissante autant que modulée en fait une passeuse d'émotions, de grandeur: entre pudeur et folie meurtrière et destructrice. Face à elle dans un duo extraordinaire, Adalgisa, Benedetta Torre rivalise de charme et de technicité vocale, prouesse et vertige des aigus, densité et rondeur des vocalises, fuite des mélodies savantes. Une caractéristique des opéras de Bellini, entre récitatifs et chant lyrique.Le destin fait traverser des lieux incongrus aux personnages qui passent d'un lieu à l'autre, la scène tournante, comme un livre dont on feuillette les pages en les tournant.


Des images vidéo au dessus des têtes pour troubler l'espace, les dimensions entre réalité, fantasme, mémoire et fiction. Callas nous livre des propos épistolaires scellés sur l'écran, alors que Norma se débat avec sa destinée.Décor et costumes plutôt sombres, contemporains ou échappés d'une époque révolue. Noir, c'est noir pour cette égérie de l'Opéra, cette oeuvre que l'on rencontre ici avec bonheur et intérêt. Les hommes de l'histoire, Pollione, Norman Reinhardt et Oroveso, Onay Kose comme de véritables partenaires de plateau pour ces deux divas de la tragédie. L'orchestre et le choeur en osmose avec la narration musicale, puissante et très présente, ornement de poids de cet opéra fétiche. Les histoires s'entremêlent, Callas et son environnement social et artistique se fondant avec les héros de l'opus. Une position, proposition originale de la metteure en scène, radicale, Marie Eve Signeyrole qui peut se défendre pour aboutir à une complexité étrange. Un spectacle qui tient de la prouesse vocale assumée, à la tourne inévitable de destins qui font "révolution", retour éternel et répétition des affres de la vie agitée de ces figures de proue de l'Opéra. Cap sur l'actualité de l'époque de la Callas, obnubilée et prisonnière de son image, fatal déclin et descente aux enfers en filigrane.

 


Distribution

Direction musicale Andrea Sanguineti Mise en scène et conception vidéo Marie-Eve Signeyrole Décors et costumes Fabien Teigné Dramaturgie Louis Geisler Lumières Philippe Berthomé Vidéo Artis Dzerve Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin Hendrik Haas Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse

Les Artistes

Norma Karine Deshayes Adalgisa Benedetta Torre Pollione Norman Reinhardt Oroveso Önay Köse Clotilde Camille Bauer Flavio Jean Miannay

 photos klara beck

 A' l'Opéra du Rhin jusqu'au 20 juin

lundi 10 juin 2024

"S'approcher": Exposition de Véronique Boyer - S'apprivoiser, se cotoyer, se taire....Et dessiner, peindre l'indicible.

Cette exposition au cloître nord de la chartreuse de Molsheim, rappelle la présence des pères et frères Chartreux durant presque deux siècles de 1598 à 1792. Discerner, éprouver, questionner, s’approcher, seraient au plus près de la démarche de Véronique Boyer. 

Dans le cloitre Nord de la Chartreuse de Molsheim, l'artiste peintre met en scène deux toiles qu'elle affectionne de part leur force, présence et radicalité esthétique. Face à face dans la perspective question/ réponse de cette partie retranchée et close du cloitre resplendissant, elles parlent et questionnent l'espace: distanciation pour un rapprochement possible, timide, sacré, respectueux des distances. Comme un miroir que l'on pourrait franchir. L'une suspendue, teintée de jaune, parcelles ou déchirures en collage comme des débris, des parcelles de ciel étoilé, fragiles, fragmentées.
 
 L’éblouissement de St Paul sur le chemin de Damas nous fait entrer dans le mystère d’une présence/absence. Paul est projeté à terre, environné de lumière. Il se relève du sol, et, les yeux ouverts, il ne vit rien. Commentant ce passage, Maître Eckhart dit : « Or ce rien, ce néant, était Dieu. » (Sermon 71). 
 
Chute d'un corps en miette, brisé, au sol, gisant et prêt à rebondir pour mieux s'élever à nouveau.L'autre ouvre comme un chemin de table, étendu, qui se déroule sur son socle, vague déferlante jusqu'au sol. Sans fin, roulée à l'envi cachant quelques secrets, quelques mystères indicibles. Flux et reflux de part et d'autre de cette salle, couloir, sentier, chemin à défricher, à déchiffrer. Et sur les murs de part et d'autres des figures géométriques, comme des stations de chemin de croix, sensibles traces de mémoire, strictes, concentrées. De teintes grises, sobres, discrètes comme s'effaçant devant le silence et le recueillement. Se taire et laisser vibrer les résonances, les échos que cette peinture lyrique laisse sourdre de ses accents toniques. Une partition simple emplie de sonorités qui résonnent dans ce couloir étroit où le son s'engouffre et vient percuter les murs. 
 
Une exposition qui s'organise judicieusement dans cet espace singulier, aire de jeu et de chant, de danse et de pas directionnels. Ce sera l'objet de performances dans le cadre des journées du Patrimoine,
 
 le DIMANCHE 22 SEPTEMBRE à 15H/ 16H et 17H, interprétées par Geneviève Charras, performeuse, charivarieuse.
 

2 Peintures 225 X 160, monotypes et encres

 Jusqu'au 15 Octobre dans le cadre de Chemins d'Art Sacré en Alsace Cloitre de la chartreuse de molsheim

 


Véronique Boyer vit et travaille à Strasbourg. Après une maitrise d’Arts plastiques à l’Université de Strasbourg, elle suit des cours de gravure à la HEAR (Haute école des arts du Rhin). Cet art graphique a beaucoup influencé son travail. La poésie et la littérature accompagnent sa recherche. Elle expose en France et en Allemagne.Elle a fait de nombreuses interventions au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg ainsi qu’à la HEAR. Collaboration avec Arte en 1994.Cette artiste a souvent travaillé auprès de populations marginales.La création d’un atelier à la maison d’arrêt de Strasbourg, service de psychiatrie, fut une expérience très enrichissante. Elle y intervient pendant 18 ans.

« A travers les fragilités se révèlent de grandes forces. Seules les failles laissent passer le souffle », dit-elle.

pour mémoire.....

https://genevieve-charras.blogspot.com/2023/09/veronique-con-carnet-une-exposition-de.html