lundi 7 avril 2025

Holly Blakey "A Wound With Teeth + Phantom" : la danse, fille de mode: mode d'emploi.

Quel est le lien entre la superstar espagnole Rosalía, la londonienne Florence and The Machine et les très pop Coldplay ? La réponse s'appelle Holly Blakey, chorégraphe prolifique et très demandée du Londres arty. Superstars, marques de luxe, designers de mode, Holly Blakey multiplie les collaborations prestigieuses et fera ses premiers pas français à Chaillot en marge du Chaillot expérience mode.

C'est à Chaillot et nulle part ailleurs dans le cadre de l'opération "Chaillot Expérience" deux jours pleins durant! Expositions, débats et conférences, performances: c'est la révolution de Palais, de la cave au grand foyer...Une initiative pertinente du TND qui rassemble grand public et spécialistes de la question des relations qu'entretient la danse avec la mode depuis...Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev?

  Une proposition parmi tant d'autres, un "vrai " spectacle en salle Gémier

A Wound With Teeth :
Et si dans une perte de mémoire se cachait un potentiel de création ? Holly Blakey utilise sa propre expérience de l’oubli pour créer une œuvre qui questionne notre faculté à nous souvenir, et aussi, à imaginer et à inventer, à la frontière du rationnel et de l’irrationnel. Dans un monde parfois terrifiant et pervers, lutter pour notre propre survie signifie aussi créer des histoires.


Sur une musique tonitruante et fantasque, déroulé de décibels sempiternels, c'est la mode qui s'invite et réinvente le costume à danser: du sur mesure en mesure pour les corps transportés de dix danseurs performeurs de très haut niveau, défiant la matière sonore autant que le tissus de ces costumes chamarrés absolument magnifiques de couleurs, matières et volumes choisis. Pour magnifier les corps dansants, fracturés par une chorégraphie multi-influences, du classique au hip-hop Les danseurs exultent dans leur seconde peau desingnée, transformée par des lignes de couture et de matières rarement employées. Les virevoltes des jupes, les sauts parachutés de combinaisons seyantes, les revers et ourlets des gestes affolés, cinglants, pertinents de vivacité, célérité et vitesse accélérée font rayonner les accoutrements invraisemblables d'une "collection" hors pair, hors norme. Un régal de diversité, d'audace et de maitrise dans un flux incessant de danse diabolique très maitrisé. Une découverte insensée au firmament de la création vestimentaire. 

Phantom :
Porté par 10 danseurs engagés dans une chorégraphie aux portes du rituel, Holly Blakey explore avec tendresse, honnêteté et force un épisode particulièrement douloureux de son parcours personnel : sa fausse couche. En collaboration avec Emma Chopova et Laura Lowena, créatrices de la marque Chopova Lowena et sur une composition du musicien Gwilym Gold. 


Autre manifestation du genre chorégraphique si personnel de Holly Blakey, cet opus court et de choc explore une gestuelle plus douce malgré l'aridité du sujet. Les danseurs une fois de plus irradient galvanisés par la musique, ce sentiment d'excellence du spectacle. Couleurs et matières des costumes pour affirmer que ce qui les enveloppe n'est pas hasard ou décoration. Mais costumes, certes griffés par une signature de couturier, mais au service du geste, sans entrave ni assujettissement. Sans contrainte ni convention, la "haute couture" tient le haut du pavé chorégraphique, pleine de sens et de signification. La narration consent ici à infiltrer le tissus à métisser et tissé les genres, à façonner une esthétique mouvante. Un "théâtre des peintres"sans domination où chaque discipline, danse et couture se rejoignent pour modeler les corps et enchanter un propos radical très personnel.

Et si d'aventure après cet opus richissime, on s'égare auprès d'une oeuvre de jeunesse de Christian Rizzo "100% Polyester", c'est pour mieux apprécier cette absence de corps, cette perte charnelle au profit de spectres enlacés dans des chemises diaphanes et sobres, loin de la "mode"..

Qui l'emporte de l'apparat sophistiqué à l'extrême dépouillement, à la sobriété épurée, à vous, spectateurs d'enfiler votre costume ou de retourner votre veste...La danse et le mouvement, assurément !

 

Au TND Chaillot jusqu'au 5 Avril




"Dernières Nouvelles du large" Patrick Robine, Jean-Michel Ribes : anti seiches et moules de mari niais....


 Jean-Michel Ribes revient au Théâtre du Rond-Point pour mettre en scène son complice de toujours, Patrick Robine. Seul imitateur au monde de l’œuf au plat, du pin parasol et du cri de la pomme de terre du Connecticut, c’est un poète intégralement taillé dans la facétie, l’incongru et longuement poli à l’extravagance. Avec sa création Dernières Nouvelles du large
, il nous emmène à bord d’un grand navire, Le Topinambour, et part à la recherche d’une moule géante, se cachant au milieu de l’océan, dans une île flottante. Commence alors une irrésistible aventure où se bousculent les bouées beuglantes de haute mer, le requin-marteau et les éponges domestiques. Patrick Robine nous plonge dans un univers où la drôlerie et la mélancolie se font sœurs jumelles et où le rire est maître à bord.
Patrick Robine nous fait un bien fou !

 Une générale publique, ça pardonne tout ou presque...Ce petit bonhomme tout blanc, sorti tout droit d'un conte de fée comme un petit nain de Blanche Neige fait son passe-muraille, son numéro de one man show comme il le peut hélas. Manque de temps, de répétition, de métier: trac ou trop d'émotion à servir l'ancien "maitre en ces lieux".. Le saura-t-on un jour? En attendant il ne manquait pas de verve ni de malice, de savoir faire des virelangues, calembours ou autres jeux de mots à propos de son personnage et de ses pérégrinations: à la recherche d'une moule géante accrochée à une île utopique, inconnue, invisible personnage d'un récit imaginaire....Patrick Robine se fourvoie hélas dans un jeu improbable, ce soir là non maitrisé et empêché par des trous de mémoire anticipés par une lecture systématique d'anti-sèches sorties de sa poche de veste. Gags ou réalité? Leurre, farce ou incapacité à ingurgiter sa propre littérature? On se questionne et l'on souffre avec lui pour cette infirmité incongrue qui met mal à l'aise et retire à cette farce le côté diabolique, enchanteur ou anecdotique. Le texte bat son plein alors à vide comme en panne des sens et de la poésie qui semble envahir un univers ubuesque, farfouilleur, drôle et absurde en diable. Mimiques, jeux de rôle, attitudes, poses ou postures fort intéressantes pour sauver la donne et donner envie d'y retourner voir si le crustacé s'est mieux incrusté dans la roche pour être comme une moule avec la frite dans un bain de jouvence bien mérité. Alors si Jean Michel Ribes pouvait repartir à la pêche à la moule géante en compagnie d'un as de la ligne ou du filet, ce serait beaucoup mieux et plein de charme."Ca n'a pas mordu ce soir mais je rapporte une rare émotion..."(Ravel / Apollinaire le martin pêcheur)
Alors longue vie à notre explorateur fou et burlesque pour aller au large dans des vêtements bien ajustés et une mise en bouche assurée de convenance. Cap vers une meilleure météo marine!
 
 
De et avec : Patrick Robine
Mise en scène : Jean-Michel Ribes
Lumière : Hervé Coudert
Son : Guillaume Duguet
Assistanat à la mise en scène : Olivier Brillet

Au théâtre du rond point jusqu'au 13 Avril

vendredi 28 mars 2025

"Phèdre" Jean Racine · Anne-Laure Liégeois : le noir scintillant d'une femme dévoilée.

 


Mariée à Thésée, roi d’Athènes, Phèdre est secrètement amoureuse de son beau-fils. Lorsque la mort de son mari est annoncée, elle envisage la possibilité de cet amour. La tragédie est en marche et avec elle l’une des plus belles pièces de Racine…


Amatrice de littérature, la metteuse en scène Anne-Laure Liégeois aime tout autant travailler le répertoire classique que les textes contemporains. Phèdre est une pièce qui l’a accompagnée à toutes les étapes de son parcours. Elle la connaît par cœur et par le cœur. Ses doutes, ses désirs, ses dits et non-dits, ses douleurs et ses joies, son rire et ses larmes. Ainsi, aujourd’hui sur scène, la Phèdre de Racine est une femme d’ici et de maintenant. Les spectateur·rices s’interrogent sur l’idée qu’ils·elles se font de cette grande figure féminine léguée par la tradition. Côtoyer Phèdre, c’est réfléchir au parcours des femmes à travers le temps. C’est regarder la condition féminine, c’est penser notre rapport au désir féminin et au désir de la femme mature. La pièce en alexandrins révèle une langue époustouflante et simple qui nous étreint et nous libère tout à la fois. Qu’a-t-on fait de la vie ? Qu’a-t-on fait de l’amour ? Où en sommes-nous dans les rapports femmes-hommes ?



Phèdre, c'est une légende du théâtre dit classique que l'on côtoie ici dans une force et une puissance inédite grâce à l'adaptation d'une metteuse en scène qui en a fait sa compagne de route, de vie, de conviction. L'incarnation du personnage de cette tragédie que l'on croit connaitre sur le bout des doigts et de la langue, par la comédienne Anna Mouglalis est un choix idéal pour rendre à cette femme, corps, chair et émotions de toute beauté. Quand elle apparait après un prologue, dialogue entre Hippolyte et Thésée, elle irradie une saveur singulière de gravité, d'ancrage, de poids digne d'une danseuse de Laban. La voix sombre, grave, quelque part résurgence de trouble, de vibrations inédites et profondes. Idéale vecteur de son, de sensations et dans une tessiture peu commune pour une femme. Basse et réverbération singulière, calme, posée, voire pesante comme un ancrage solide face à la tempête proche. Ce qu'elle fera durant tout le déroulement de l'intrigue qui se tricote sans faille durant les deux heurs de représentation. Sur l'immense plateau de la Filature, c'est le noir qui règne en majesté, outre-noir puissant et profond d'où jaillit chacun des personnages. Ils sont de noir vêtus, sobre tissu seyant, léger aux plis fuyants: vêtements contemporains qui poussent vers une interprétation d'aujourd'hui de toute la pièce. Les corps des interprètes jetés dans la bataille, la véracité des humeurs, de la révolte autant que des sentiments de pouvoirs ou de domination suintent de tous leurs pores et la versification coule de source, toujours inattendue et servie avec brio. Racine exulte et scintille, vivant auteur de son temps autant que du notre. Et l'on savoure l'évolution des personnages au fil des multiples événements comme lors d'une histoire humaine passionnante, cohérente et pas si folle ni hystérique qu'on voudrait le croire. Cette Phèdre captive, interroge et chacun des comédiens y va de son impact, de sa force pour incarner cette langue si riche et porteuse de musicalité, de rythme autant que de sens. Les divagations, les stations de ce chemin de croix sont millimétrées, orchestrées pour faire du plateau, une aire de jeu crédible, en-racinée dans le réel autant que dans la fiction. Le père et le fils, Ulysse Dutilloy-Liégeois et Olivier Dutilloy irradient en Hippolyte et Thésée, Laure Wolf en savante suivante et conseillère se taille la part belle dans le rôle de Oenone. Tous impliqués dans cette folle course contre le destin, l'actualité de l'oppression, de la domination, du pouvoir qui dévore secrètement les uns et les autres. Phèdre rivée au sol autant que partenaire d'une tempête qui la fait se déplacer d'un endroit à un autre sans être jamais "le bon endroit". La place à prendre dans ce monde pas si masculin que cela rappelle un combat sempiternel de l'humain contre les forces obscures de ce noir envahissant. Seule la robe jaune flamboyante d'Aricie, Liora Jaccottet au final peut faire augurer d'une lumière solaire possible. Le dos de l'interprète comme un solide appel au soulèvement dorsal éloquent autant que les alexandrins de Racine. Le son des voix s'éteint, magistralement doté d'une mise en onde virtuose sur le plateau.Et Anne Laure Liégeois de conclure sur un dénuement où "que ces voiles me pèsent" se transforment en arrachement symbolique du joug des femmes opprimées de notre époque. Phèdre dévoilée au coeur de l'amour, de la douleur de cette famille-tribu si révélatrice de tensions-détentes très chorégraphiques.
 
A la Filature les 26 mars. 27 mars.

texte Jean Racine mise en scène, scénographie Anne-Laure Liégeois avec Anna Mouglalis, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Olivier Dutilloy, Liora Jaccottet, Laure Wolf, David Migeot, Anne-Laure Liégeois, Ema Haznadar création lumière Guillaume Tesson costumes Séverine Thiebault