mercredi 5 novembre 2025

"Cortex /Dyptique": folie douce et transport en commun inégalés

 


Seuls les fous et les solitaires peuvent se permettre d’être eux-mêmes

« Ça me dérange pas d’être folle, tu sais Michel. Au moins faire une bonne vieille crise de tictacboum, ça occupe le cortex. Au moins ça fait qu’il se passe quelque chose, le réseau de neurones s’active, il y a des étincelles. Tu sais, j’ai l’impression que tout le monde est heureux, sauf moi, et toi. »« Notez qu’un rien pourrait me délivrer, une goutte d’alcool brut, une main pour le bal… et je serais fada fondue frappée.et pousserais les limites et le bouchon…Et allez !! On débouche ! On pétille dans le sens du plafond !Hissez le barjo qu’on rigole,Pour un rien ! Pour cette vie risible et dingue ! »


Il y a Elsie, seule dans la maison de sa mère, qui cause avec un bouquin. Et au fond du bus, il y a ce voyageur mental, égaré dans ses divagations intérieures. Parce qu’un épisode psychotique vibrant et poétique transcende parfois la folie ordinaire de ces personnages atypiques et attachants…Deux textes en miroir écrits tout spécialement pour les acteurs Pauline Leurent et Logan Person par les autrices Catherine Monin et Mélie Néel. Mise en scène la saison dernière avec l’équipe artistique du TAPS, cette création inédite jette un pont entre l’écriture et la scène, entre les artistes et les techniciens, entre un théâtre et son public.


Le public est disposé en miroir, se fait face et l'on observe son semblable comme faisant partie du jeu: je "regarde" l'autre alors que déjà sur la scène de plain-pied une femme se concentre sur ce qui repose à ses pieds.e Le sol est jonché d'objets comme momifiés ou calcinés comme une installation de Kounellis: restes, fragments ou reliefs d'une vie: celle de la mère de Elsie, une femme esseulée perdue dans cet espace désertifié où les souvenirs sont omniprésents. Elle, c'est Pauline Leurent, forte personnalité portant un texte magnifique où les dialogues se confondent avec le jeu d'un autre personnage blessé par la vie. Logan Person sera son compagnon de route, le révélateur de son existence qu'elle crie et qui se déchire au fur et à mesure que le temps du jeu s'écoule. Il est aussi Jeff, l'homme rencontré dans le fond d'un bistrot qui lui tiendra la tête hors de l'eau. Car elle est bien "hors sol" déboussolée, égarée et perdue malgré des apparences séductrices et attrayantes. Les destins se croisent, se calquent, se chevauchent dans une mise en scène très rythmée où les "danettes" se dévorent  pour déstocker les souvenirs. Un grand moment de théâtre où les deux comédiens portent et s'emparent du texte, riche, dense et déroutant. Seconde partie de ce "Cortex" annoncé, l'incarnation de deux personnages dont cet homme qui dort debout dans un bus jusqu'à son terminus. Entre temps un cerveau bien vivant, chatoyant, coloré affrontant l'hiver glacé lui lance des boules de neige pour le réveiller à sa conscience. Il est désemparé, fragile face à cette force de la science qui dicte sous sa moumoute protectrice, les pensées et actes scientifiques d'une potentielle guérison, prise en charge de sa léthargie. Une fois de plus Pauline Laurent surprend, épate et séduit dans un jeu, une élocution et des excès de voix fulgurants. La rage ou la férocité de ses convictions la poussant à fond dans une interprétation physique, charnelle et puissante. Face à elle Logan Person se réfugie dans un jeu habile et subtil de la perte d'identité et de l'absence d'altérité face à ce lion rugissant. Dans un frigidaire dont le contenu sera son corps recroquevillé comme relique oubliée.


"Fermer le livre" de Mélie Néel et "Sous la route" de Catherine Monin donnent lieu à une création théâtrale de toute beauté et grandeur, plongeant au coeur d'un monde de folie, de déséquilibre et de déplacement des corps, exemplaire. Olivier Chapelet, chirurgien et soignant de ces âmes en déroute sur des sentiers jonchés de feuilles volantes ou d'objets mystifiés à la dimension plastique et esthétique fort singulière.

 

Textes Fermer le livre de Mélie Néel / Sous la route de Catherine Monin

Mise en scène Olivier Chapelet Avec Pauline Leurent et Logan Person


Au TAPS Laiterie jusqu'au 7 Novembre

"Le Poisson qui vivait dans les arbres" Sylvain Riéjou & Hervé Walbecq felin pour l'autre. Feuille volante, guide et inspiratrice d'une balade bucolique et aquatique

 


Hervé et Yoann sont deux amis qui aiment les promenades tranquilles… Observer les insectes, écouter les oiseaux, sentir le vent. Mais un jour, ils se lancent dans une quête fabuleuse : retrouver le poisson qui vit dans les arbres… Petits et grands sont invités à les suivre dans un univers visuel projeté sur grand écran, comme un livre ouvert devenu vivant. Entre dessin-animé, danse et jeu d’acteur, les deux complices explorent un monde peuplé d’animaux réels ou imaginaires. Le spectacle est né d’une amitié et d’une expérience partagée pendant le confinement : le chorégraphe Sylvain Riéjou a appris, aux côtés de l’auteur-dessinateur Hervé Walbecq, à observer les animaux autrement, à dialoguer avec eux par le corps, l’écoute et l’attention — un langage proche de la danse. Cette première collaboration artistique, inspirée du recueil de nouvelles J’attends les tritons (Éd. La Joie de lire, 2024) d’Hervé Walbecq, fait surgir une fable joyeuse et sensible où le mouvement devient un outil de lien, de jeu et d’amitié.

 

L'animation, le mouvement, le graphisme font ici se rejoindre deux artistes du rythme et du mouvement. De l'espace scénique aussi qui se transforme en écran de nos rêves, en forêt, ruisseau et autre paysage au gré des aventures de deux compères vêtus de short et polos noirs, pieds nus, en quête d'aventures rocambolesques. C'est une feuille volante qui sera leur guide, leur mentor et qu'ils tenteront de suivre malgré les obstacles: autant d'épreuves salvatrices qui les conduiront dans des univers, tels une caverne retentissante de gouttes d'eau, une forêt accueillante, les rives d'un ruisseau...Ce sont les dessins, tracés calligraphiques en noir et blanc qui évoluent sur la toile de fond: paysages changeants au cours de leur périple. Ils suivent ces tracés au millimètre près, synchrones et en osmose. Leurs gestes accompagnent, précédent ou annoncent ces volutes alors que les images défilent. En apesanteur comme leurs pas qui absorbent les bruits du sol, les feuilles mortes qui crissent sous leur pas. La synchronisation est parfaite, les bonds résonnent, les coups sur la tête aussi et c'est magique. Un pas de deux , Lac des canards classique fait office de duo désopilant: l'un est lyrique, l'autre, le ravi de la crèche, naïf et maladroit vaut son pesant d'or. C'est Hervé Walbecq qui danse avec ses images comme le faisait Montalvo/ Hervieux ou Decouflé et les surprises vont bon train. La danse est ajustée, simple et modeste, aux accents de folklore ou de rythmes martiaux. En silhouettes noires découpées ou dans des ambiances lumière recherchées.Ils sont tendres et émouvants, à la poursuite de cette feuille légère qui les conduit au pays des merveilles. Modestement, les deux artistes savent enchanter et séduire un joli, public attentif, captivé par cette alliance du virtuel et du concret. Qui dirige qui, qui se laisse guider ou intervient pour brouiller des pistes toutes tracées.. Joli voyage que ce "chante-danse" comme Prévert aurait su le faire pour ses "chante-fables" ou "chante-fleurs". Sylvain Riéjou à l'écoute de la nature et du corps dansant, vision sylvestre bucolique de l'univers qui nous construit dans nos évolutions.

 

Conception : Sylvain Riéjou et Hervé Walbecq
Interprétation : Hervé Walbecq et Yoann Hourcade
Regard extérieur : Jeanne Lepers
Dessins : Hervé Walbecq
Création et animations vidéo : David Heidelberger  

A Pole Sud les 4 et 5 Novembre 

"Barber Shop Chronicles" Inua Ellams, Junior Mthombeni, Michael De Cock ne broient pas du noir

 


Inspiré par l’histoire d’un barbier de Leeds, ancienne cité industrielle du Nord de l’Angleterre, Barber Shop Chronicles invite le public au coeur d’un salon de barbier, lieu de sociabilité et des mémoires vives de la diaspora africaine. La pièce du poète anglo-nigérian Inua Ellams ouvre les portes d’un espace intergénérationnel, où l’on entend résonner le wolof, le lingala, le soninké, le bambara et le bamiléké. Les plaisanteries peuvent être acerbes mais elles visent juste. Business, relations avec les parents, amour et politique s’enchevêtrent dans des récits portés par le verbe haut et l’humour de ces hommes qui trouvent chez le barbier un espace de soin, mais aussi d’écoute et de conseil. À défaut de pouvoir couper vos cheveux, raser votre barbe ou tailler votre moustache, installez-vous confortablement pour un voyage entre Abidjan, Bruxelles, Dakar et Kinshasa !

Ambiance débonnaire dans toute la salle du TNS et surtout sur le plateau où les comédiens, acteurs de tous les jours semblent nous attendre et nous convier à une grande fête. Mais laquelle? Celle des retrouvailles entre un très jeune public invité à grimper sur scène pour se tailler un selfie avec cette joyeuse bande et plus tard en inondant les réseaux sociaux: j'y étais..Regarde tous mes copains noirs...Ou celle d'une communauté rassemblée ici pour savourer des cultures différentes, celles d'une Afrique francophone et de ces capitales, encore imprégnées de colonialisme linguistique et culturel? On en débattra ultérieurement tant le vif du sujet est abordé de front et de plein fouet. Au coeur d'une agora naturelle, celle de l'échoppe et du salon de barbier-coiffeur, lieu, endroit de rencontres, d'échanges entre hommes, autant que de soins et rituels de coiffure.On songe à ces salons de coiffure du boulevard de Strasbourg à Paris qui ne désemplissent pas de population immigrée désireuse de reconstituer, de reconfigurer les us et coutumes conviviaux et riches de relations humaines fraternelles.


Cette communauté ici portée aux nues sur un plateau est belle et émouvante. Et l'empathie nait ou surgit d'emblée avec les clients autant que les barbiers professionnels, chacun trouvant ici le lieu pour se raconter, se confronter à l'autre dans l'amitié ou le conflit de générations. Musique, rires, chamailleries ou règlements de compte, tout y passe dans un rythme vagabond, tonique. La chorégraphie, les déplacements, les corps des comédiens tous si différents au taquet. La signature de Serge Aimé Coulibaly (compagnie Faso Danse Théâtre redécouvert pour son "Wakatt" récemment ) rehausse la mise en scène signée Junior Mthombeni et Michael de Cock pour ces récits épiques. Choeurs et show choral,alignement en tête de gondole pour ces artistes qui brulent les planches et affrontent des situations entre comique et tragique comme une ode à la fraternité dans l'altérité et la diversité. On jubile devant ces personnages incarnés brut de coffrage dans des costumes chatoyants, rutilants digne d'un défilé voguing et tout prend du relief, même dans cette belle déformation mécanique des héros sur des panneaux suspendus comme des miroirs déformants. Ou est la vérité de ces histoires qui cavalent du Congo au Burkina, de Belgique au Sénégal pointant à chaque fois des détails sur chaque condition géographique et politique. Poésie aussi de ces saynètes qui s'enchainent introduites par la seule et unique présence féminine d'une conteuse-chanteuse discrète. Tambour battant tout se tricote aisément avec coup de théâtre, intrigues et exercice du jeu de comédiens: Salif Cissé, le chouchou de la maison, découvert dans le solo de "Je suis venu te chercher" et plus tard à l'écran dans les films "Méteors".."Spectateur" ou "Le répondeur",est fort et présent dans ses deux rôles où sa puissance se révèle fragile autant que véhémente et colérique. Tous les autres partenaires éclaboussant de joie, de tendresse, de malice ou de cruauté selon les épisodes parcourus. Du bel ouvrage pour un sujet délicat autant que crucial à évoquer: faire entrer au théâtre le quotidien d'un salon de barbier où tout ce dit comme des brèves de comptoir acerbes, tendres ou tout simplement sidérantes.

Et jamais "rasoir" ni "on rase gratis" pour ce pamphlet où la scène tournante au final joue au manège infernal de la vie. 


[Texte]
Inua Ellams 

[Mise en scène] Junior Mthombeni et Michael De Cock 

[Avec] Priscilla Adade, Junior Akwety, BATGAME, Hippolyte Bohouo, Martin Chishimba, Salif Cissé, Yoli Fuller, Aristote Luyindula, José Mavà, Jovial Mbenga, Souleymane Sylla, Clyde Yeguete 

 Au TNS jusqu'au 14 Novembre