Dans un décor grandiose, au milieu de statues monumentales tombées de leur piédestal, s’avance Dom Juan. Il traverse ce champ de figures historiques et mythologiques déchues, et, comme elles, l’image du grand séducteur s’écaille. Au plus près du texte, David Bobée poursuit son travail autour des grandes figures littéraires. Chaque scène se trouve soudain éclairée par nos combats actuels. Mépris de classe, sexisme, âgisme, glottophobie, tout y passe ! Grâce à une distribution intergénérationnelle et plurielle, les personnages du chef-d’oeuvre de Molière saisissent notre XXIe siècle et nous interrogent : faut-il déboulonner les statues dont les histoires nous encombrent ? Réécrire les textes du répertoire ?
Balancer Dom Juan ?
Le festin de pierres...
C'est un tendre guitariste qui nous attend sur scène, égrenant quelques notes de musiques fort attachantes: un bain de calme et de jouvence avant la tempête, un espace libre de respiration avant de découvrir, l'ob-scène scénographie surchargée, derrière le rideau qui s'ouvre.Une panoplie de sculptures, statues de tout gabarit, de toute représentation de héros ou bestiaire heroique. Encombrante présence surdimensionnée, symbole d'oppression visuelle, de surcharge dantesque d'objets de culte de vénération, de soumission à l'effigie d'un pouvoir, de pouvoirs. Lesquels? On le pressent déjà à la vision des deux principaux personnages: le maitre et le valet et bien plus car ce Dom Juan n'est pas de pacotille et son serviteur n'est pas non plus Scapin ou un autre entremetteur de génie. Voici Molière et sa langue légère, raffinée aux mains de ces virevolteurs plein de haine ou de grâce. Dom Juan au physique canonique, beau gosse tentateur mais egoistement sacrilège. Les scènes d'introduction après une fameuse ouverture en prologue sur ce théâtre, remède ou poison, se succèdent parmi ce cimetière de figures allongées, de plâtre démantibulé, émietté On se croirait dans la Galerie de l'Evolution du Jardin des Plantes: un mammouth reconstitué faisant office de relique du monde vivant à jamais momifié, immobilisé. Mais ici les statues sont déboulonnées, les piédestals ne révèlent plus aucune grandeur ni intimidation comme les grandes orgues d'une cathédrale enfouie.Parmi ce fatras de décomposition, les personnages de Molière errent ou se questionnent se faisant déboulonner par un tyran mesquin et méprisant qui ne songe qu'à tout détruire et humilier sur son passage. Les femmes, il n'en a que faire, déshonorant, violant sans consentement Charlotte, une fine fleur de tendresse et de beauté fragile. Danseuse de toute sa peau. cette femme égarée interroge sur les notions actuelles de violence faites aux femmes, de désir non consenti et encore bien d'autres secrets ici dévoilés très subtilement. Molière en avait-il conscience qui dénonce ici l'intrusion forcée d'un homme dans un univers qu'il ne cherche qu'à conquérir par la force et la dictature des gestes et mouvements. L'acteur est sidérant tout comme les autres et Radouan Leflahi se pose en génie, démiurge d'une interprétation odieuse entre empathie et rejet. Deux personnages mettent du charme et de la distanciation: deux danseurs comédiens chinois, usant de leur extrême mouvance, rapide, survoltée pour incarner la douleur faite aux corps malmenés dont l'issue sera cette fuite dansée très éloquente. La "comédie ballet " de Molière ainsi revisitée par ces "entremets" fulgurants qui n'ont rien de leur aspect divertissant d'origine. XiaoYi Liu et Jin Xuan Mao comme deux apparitions salvatrices dans ce monde plombé, blindé, immobile, lourd et infranchissable. Sganarelle, Shade Hardy Garvey Moungondo se révèle partenaire contrarié d'un monstre assoiffé de malédiction. Fine interprétation rebondissante, comique et décalée, songeur qui doute mais obéit aux lois de l'horreur démasquée mais acceptée. (Sganarelle est un nom
récurrent de personnage dans l'œuvre de Molière, dont l'origine
viendrait du verbe italien sgannare, qui signifie « dessiller » (ou, pour mieux définir, « amener à voir ce qu'on ignore ou ce qu'on veut ignorer »). Et de surcroit, une voix de bronze qui enchante et conduit vers une musicalité théâtre fort appréciable. Les bras d'une envergure étonnante pour embrasser cet espace encombré, surchargé. Lui, est libre et possesseur d'une rare perspicacité.La musique borde ce chantier de déconstruction massive, rehaussant l'atmosphère poignante de l'opus ainsi revisité. Dom Juan n'est pas ce séducteur, collectionneur qui jette les femmes-objets usées et consommées. C'est un monstre sans âme, usurpateur et manipulateur, dominant, toxique et malfaisant. Rien d'un Casanova ou d'un bellâtre mais un être fat et hautain..La puissance de la mise en scène raconte, décrit, transforme l'univers étrange mais hélas si proche de toutes les violences psychologiques faites aux être humains par les pouvoirs politiques.Et l'actualité de dépasser cette fiction et de nous concerner directement sans perruque, poudre ni falbala. Une réussite qui enthousiasme et transporte le public bigarré, jeune ou amateur de répertoire. Car les grandes figures ainsi traitées font mouche et touchent dans ce récit physique, verbal et musical de toute pertinence.Les fantômes, esprits troublants et mouvants, les prédicateurs ou ensorceleurs de morale ou de religion s'en feront les commandeurs d'une légion de bras d'honneur salvatrice.
Textes Molière Adaptation et mise en scène David Bobée
Avec
Nadège
Cathelineau, Catherine Dewitt, Radouan Leflahi, XiaoYi Liu, Jin Xuan
Mao, Grégori Miège, Shade Hardy Garvey Moungondo, Séverine Ragaigne et
Nine d’Urso (en alternance), Orlande Zola
Scénographie David Bobée, Léa Jézéquel Costumes Alexandra Charles Lumière Stéphane Babi Aubert
Musique Jean -Noël Françoise Vidéo Wojtek Doroszuk
Au TNS jusqu'au 16 Janvier
1 commentaires:
Au-delà de la description, il serait bon d’avoir aussi ton avis. Ce spectacle m’a semblé à la fois impressionnant, particulièrement bien joué par Sganarelle surtout et Don Juan mais parcouru aussi de choix moins judicieux, de facéties un peu gratuites comme certaines inversions homme/femme qui nous laissent sur le côté . C’est un spectacle à voir pour son ampleur, néanmoins, et l’occupation d’un plateau magistrale. Par ailleurs je reste toujours choquée par une description des rôles sans indication précise de qui joue quoi . Les comédiens méritent mieux qu’une liste. Même le programme du soir ne détaille pas.
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