vendredi 11 avril 2025

Ecole du TnS - Aurélie Debuire - Groupe 48 "Service de la perdition et du beau temps": la météo est bonne....

 


Bonjour Madame. 

Vous êtes morte. 
Bienvenue dans la mort. 

Comme point de départ de cette création, il y a la mise en scène d’un espace qu’on peut en vain imaginer : l’au-delà.Intimement, ce moment, qu’on pourrait appeler spectacle, est une tentative échouée d’échapper à la mort. Intimement, ce moment, qu’on pourrait appeler spectacle, est une prière collective, une méditation, une tentative hautement spirituelle et sceptique. 
Au Service de la perdition et du beau temps, on peut jouer et écouter son silence. 
C’est redondant, extrêmement ennuyeux, extravagant, absurde, dithyrambique, finement choisi et millimétré. Mais vous savez, Au Service de la perdition et du beau temps, Le langage n’est pas fait pour se comprendre.

Saint Guillaume, un temple peu orthodoxe se prête au jeu de l’accueil d'une pièce de théâtre inédite, tout droit sortir de la langue fantasque d'Aurélie Debuire. Une vasque immense, une nef en coquille de bateau réduite pour l'occasion en un boudoir rougeoyant, tapis rond et rideau plissé rouges, lampadaire design appuyé sur un socle. Dans cette atmosphère sulfureuse, opaque, brouillard garanti, on distingue à peine une sorte de statuaire immobile, pétrifiée. Quatre corps tétanisés par la mort..? L'un s'éveille, se dresse, vêtu d'une tunique longue, apprêtée à la taille, gonflée de manches et d'épaulettes en forme de crête de coq. Baroque créature curieuse. Une seconde peau diabolique pour ce messie qui fera la pluie et le beau temps, la météo de la mort lente ou subite des trois autres personnages.L'un, chevelure luxuriante, visage trempé d'inquiétude et deux autres femmes ou êtres androgynes. Alice, dite Marthe, morte et ressuscitée le temps d'être maintenue en vie par des battements de coeur improbables. Apolline Taillieu, belle dans sa jupe-tutu, sanguinolente, peinte sur tissus comme une toile sans cadre ni armature. Les costumes sont aussi absurdes que le texte qui sourd des lèvres de cet officiant diabolique, clef de voute d'une architecture scénographique spirituelle en diable. Les masques trompent l'oeil et induisent les perspectives sculpturales des corps en leurre corporels et organiques dignes d'une commedia dell'arte povera! Et plis selon plis en osmose avec les pans de tissus rouge sang, les costumes se fondent dans une vie sous les plis baroques de Deleuze.


Une apparition de derrière le dispositif rouge du rideau de fond  fait de notre anti héros un évêque digne de Francis Bacon et tout ce meut ici en gestes hallucinés, grandiloquents sans être ni caricaturaux, ni redondants. Les chutes des corps façonnées par un savoir être corporel digne de danseurs.Un proscénium de marches se renverse pour mieux accueillir ces situations absurdes et grotesques. Nous sommes au théâtre , rituel quasi carnavalesque, au sein de l'église . La dévotion des personnages face à cette mort omniprésente est combat, lutte féroce et belle. Pas de pathos mais une dure réalité où de battre mon coeur ne cesse.Prophétie, sermon salvateur, texte ingénieux et toujours surprenant, l'opus vagabonde dans cette acoustique naturelle de cathédrale qui réverbère le son à l'envi. Paroles et cris sublimés par l"écho et le retour naturel du texte énoncé.


Némo Schiffman, le secrétaire, le Grand D en forme surprenante, texte majeur émanant de tout son corps, son regard, ses postures et attitudes poignantes. Son silence, ses mouvements tétaniques, interrompus pour mieux incarner une sorte d'Ubu Roi surréaliste.Belle performance d'acteur, visage de furet aux aguets , magnétisme empreint de malice, versatilité et autres facéties très convaincantes. Un "artiste" assurément.Dans sa longue toge, prêtre et bonimenteur pour blasphème œcuménique savoureux...Un moment de théâtre rare et insolite qui donne la mesure du  talent d'auteure et metteuse en scène de Aurélie Debuire accompagnée de la scénographie intuitive de Salomé Vandendriessche et des comédiens fort affirmés tel Thomas Lelo, Blanche Plagnol, Apolline Taillieu. Le tout haussé par une ambiance sonore signée Mathis Berezoutzky-Brimeur, épousant l'acoustique du lieu de manière judicieuse: ambiance glauque ou solaire des sons environnants, créant une vasque sonore en ricochet comme ces corps qui se lovent et répondent en écho à l'absurdité de ce monde de science friction étonnant, détonant. Chacun quitte le plateau sur le chemin de la mort en direction d'en néant bien tentant et attractif.Le coeur et l'amour sous le bras pour mieux caresser en embrasser la camarde. Au service de la perdition et du beau temps, la météo est bonne!

 


[Mise en scène - écriture] Aurélie Debuire
[Collaboration artistique - dramaturgie] Thomas Lelo
[Scénographie - costumes] Salomé Vandendriessche
[Créateur lumière et sonore] Mathis Berezoutzky-Brimeur


Avec 
Thomas Lelo - Âme 2019, Cœur 2019, Cerveau 2019
Blanche Plagnol - 3.290.114, Cœur 3.290.114, Cerveau 3.290.114, Peau Lisse
Nemo Schiffman - Secrétaire, Grand D
Apolline Taillieu - Alice, Marthe, Cœur Alice, Cerveau Alice

 

  Eglise Saint-Guillaume École du TNS jusqu'au 12 AVRIL

lundi 7 avril 2025

"Coup fatal": Fabrizio Cassol, Alain Platel et Rodriguez Vangama: un trio infernal pour un hymne au métissage des civilisations!

 


Coup fatal est une pièce musicale à l’énergie contagieuse, dans laquelle des musiciens, pour la plupart originaires de la République démocratique du Congo, s’emparent du répertoire baroque pour composer un véritable hymne à la joie. Rodriguez Vangama, Alain Platel et Fabrizio Cassol façonnent un spectacle à la croisée du théâtre, de la musique et de la danse. Bach, Haendel, Monteverdi enlacent les pulsations du continent africain. Le baroque et la musique traditionnelle congolaise aux épices rock et jazz fusionnent dans un décor qui fait écho à la réalité d’un pays en émoi constant. S’ajoutent l’exubérance et la coquetterie des « sapeurs », les dandys de Kinshasa. Il n’en faut pas davantage pour créer la magie d’une œuvre inoubliable. Frénétique et bouleversant.
 

La salle  est déjà bien chauffée dans une ambiance multigénérationnelle, joyeuse et bruyante. C'est dire si le pari de hausser le ton est presque déjà gagné! Danseurs, chanteurs se réunissent sur le plateau comme pour un rituel de retrouvailles, de communion: en "bonne compagnie". Voici les cultures et les disciplines qui se rencontrent, se catapultent, les siècles qui s'entremêlent sans heurt avec bonheur, courtoisie et tact. Du baroque à l'appui, en suspension pour ce contre ténor Coco Diaz sulfureux qui s'installe, beau prince sur l'estrade et n'en fait qu'à sa tête. Chanter le répertoire "J'ai perdu mon Eurydice" de Gluck extrait de "Orphée aux enfers" alors qu'autour de lui se meuvent des diablotins malins, va quasi de soi! On songe aux" Indes Galantes" de J.P. Rameau mis en scène par  Clément Cogitore chorégraphiées par Bintou Dembélé au krump légendaire et percutant le baroque avec rage et conviction. Très réussi, le choc des cultures esthétiques et musicales.
 

On y joue du likembe en dansant, de la double guitare en opérant comme chef d'orchestre:c'est Rodriguez Vangama qui s'y colle avec brio autant en improvisations qu'en savantes compositions inspirées de la culture musicale du Congo. Le rythme va bon train dans un décor de fils de perles en rideau de pluie.

Métissage des danses également qui tricotent du krump, hip-hop, break dance dans une joie contagieuse: une danseuse excelle parmi eux, soliste émérite et douée de belles enjambées, postures, attitudes à l'endroit, à l'envers pour un bon tricotage des styles. La tension ne baisse jamais soutenue par une dramaturgie musicale stricte et fort bien menée.On y croise des personnages burlesques et coquins comme ce joueur de kalimba qui fait office de jocker ou fou du roi, Scapin malin et grotesque plein d'humour venant singer les autres par un jeu plein d'humour.Intriguant malgré lui et savoureux joueur et danseur rayonnant, souriant.C'est dire si Bach, Vivaldi, Haendel et son "Lascia ch'io pianga" font recette et collent à l'atmosphère tonitruante du spectacle..En deux parties dont la seconde consacrée aux dandys de Kinshasa (pas Piccadilly) : costumes colorés, seyants, fantaisistes autant qu’apprêtés. 
 

On bascule dans le vaudeville, la comédie musicale et c'est réjouissant. Les antagonismes se rencontrent, les contrastes opèrent et ça roule quasi deux heures durant sous la houlette d'Alain Platel qui déchire la chorégraphie baroque en élucubrations africaines heureuses. Fabrizio Cassol aux commandes musicales servi généreusement par des artistes polyvalents . Et ce guitariste qui hante le plateau, Rodriguez Vangama, vedette et cible de tout ce joyeux petit peuple dans son agora polyphonique vertueuse.Un régal que partage un public enthousiaste, invité à danser en slow aux premières loges ou accueillant les danseurs dans les rangées du théâtre. Un "coup fatal" où l'on tord le cou aux conventions et affirme comme une évidence que l'art est multiculturel et aux delà des frontières par dessus les siècles.
 
Au Théâtre du Rond Point jusqu'au 5 AVRIL



Holly Blakey "A Wound With Teeth + Phantom" : la danse, fille de mode: mode d'emploi.

Quel est le lien entre la superstar espagnole Rosalía, la londonienne Florence and The Machine et les très pop Coldplay ? La réponse s'appelle Holly Blakey, chorégraphe prolifique et très demandée du Londres arty. Superstars, marques de luxe, designers de mode, Holly Blakey multiplie les collaborations prestigieuses et fera ses premiers pas français à Chaillot en marge du Chaillot expérience mode.

C'est à Chaillot et nulle part ailleurs dans le cadre de l'opération "Chaillot Expérience" deux jours pleins durant! Expositions, débats et conférences, performances: c'est la révolution de Palais, de la cave au grand foyer...Une initiative pertinente du TND qui rassemble grand public et spécialistes de la question des relations qu'entretient la danse avec la mode depuis...Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev?

  Une proposition parmi tant d'autres, un "vrai " spectacle en salle Gémier

A Wound With Teeth :
Et si dans une perte de mémoire se cachait un potentiel de création ? Holly Blakey utilise sa propre expérience de l’oubli pour créer une œuvre qui questionne notre faculté à nous souvenir, et aussi, à imaginer et à inventer, à la frontière du rationnel et de l’irrationnel. Dans un monde parfois terrifiant et pervers, lutter pour notre propre survie signifie aussi créer des histoires.


Sur une musique tonitruante et fantasque, déroulé de décibels sempiternels, c'est la mode qui s'invite et réinvente le costume à danser: du sur mesure en mesure pour les corps transportés de dix danseurs performeurs de très haut niveau, défiant la matière sonore autant que le tissus de ces costumes chamarrés absolument magnifiques de couleurs, matières et volumes choisis. Pour magnifier les corps dansants, fracturés par une chorégraphie multi-influences, du classique au hip-hop Les danseurs exultent dans leur seconde peau desingnée, transformée par des lignes de couture et de matières rarement employées. Les virevoltes des jupes, les sauts parachutés de combinaisons seyantes, les revers et ourlets des gestes affolés, cinglants, pertinents de vivacité, célérité et vitesse accélérée font rayonner les accoutrements invraisemblables d'une "collection" hors pair, hors norme. Un régal de diversité, d'audace et de maitrise dans un flux incessant de danse diabolique très maitrisé. Une découverte insensée au firmament de la création vestimentaire. 

Phantom :
Porté par 10 danseurs engagés dans une chorégraphie aux portes du rituel, Holly Blakey explore avec tendresse, honnêteté et force un épisode particulièrement douloureux de son parcours personnel : sa fausse couche. En collaboration avec Emma Chopova et Laura Lowena, créatrices de la marque Chopova Lowena et sur une composition du musicien Gwilym Gold. 


Autre manifestation du genre chorégraphique si personnel de Holly Blakey, cet opus court et de choc explore une gestuelle plus douce malgré l'aridité du sujet. Les danseurs une fois de plus irradient galvanisés par la musique, ce sentiment d'excellence du spectacle. Couleurs et matières des costumes pour affirmer que ce qui les enveloppe n'est pas hasard ou décoration. Mais costumes, certes griffés par une signature de couturier, mais au service du geste, sans entrave ni assujettissement. Sans contrainte ni convention, la "haute couture" tient le haut du pavé chorégraphique, pleine de sens et de signification. La narration consent ici à infiltrer le tissus à métisser et tissé les genres, à façonner une esthétique mouvante. Un "théâtre des peintres"sans domination où chaque discipline, danse et couture se rejoignent pour modeler les corps et enchanter un propos radical très personnel.

Et si d'aventure après cet opus richissime, on s'égare auprès d'une oeuvre de jeunesse de Christian Rizzo "100% Polyester", c'est pour mieux apprécier cette absence de corps, cette perte charnelle au profit de spectres enlacés dans des chemises diaphanes et sobres, loin de la "mode"..

Qui l'emporte de l'apparat sophistiqué à l'extrême dépouillement, à la sobriété épurée, à vous, spectateurs d'enfiler votre costume ou de retourner votre veste...La danse et le mouvement, assurément !

 

Au TND Chaillot jusqu'au 5 Avril




"Dernières Nouvelles du large" Patrick Robine, Jean-Michel Ribes : anti seiches et moules de mari niais....


 Jean-Michel Ribes revient au Théâtre du Rond-Point pour mettre en scène son complice de toujours, Patrick Robine. Seul imitateur au monde de l’œuf au plat, du pin parasol et du cri de la pomme de terre du Connecticut, c’est un poète intégralement taillé dans la facétie, l’incongru et longuement poli à l’extravagance. Avec sa création Dernières Nouvelles du large
, il nous emmène à bord d’un grand navire, Le Topinambour, et part à la recherche d’une moule géante, se cachant au milieu de l’océan, dans une île flottante. Commence alors une irrésistible aventure où se bousculent les bouées beuglantes de haute mer, le requin-marteau et les éponges domestiques. Patrick Robine nous plonge dans un univers où la drôlerie et la mélancolie se font sœurs jumelles et où le rire est maître à bord.
Patrick Robine nous fait un bien fou !

 Une générale publique, ça pardonne tout ou presque...Ce petit bonhomme tout blanc, sorti tout droit d'un conte de fée comme un petit nain de Blanche Neige fait son passe-muraille, son numéro de one man show comme il le peut hélas. Manque de temps, de répétition, de métier: trac ou trop d'émotion à servir l'ancien "maitre en ces lieux".. Le saura-t-on un jour? En attendant il ne manquait pas de verve ni de malice, de savoir faire des virelangues, calembours ou autres jeux de mots à propos de son personnage et de ses pérégrinations: à la recherche d'une moule géante accrochée à une île utopique, inconnue, invisible personnage d'un récit imaginaire....Patrick Robine se fourvoie hélas dans un jeu improbable, ce soir là non maitrisé et empêché par des trous de mémoire anticipés par une lecture systématique d'anti-sèches sorties de sa poche de veste. Gags ou réalité? Leurre, farce ou incapacité à ingurgiter sa propre littérature? On se questionne et l'on souffre avec lui pour cette infirmité incongrue qui met mal à l'aise et retire à cette farce le côté diabolique, enchanteur ou anecdotique. Le texte bat son plein alors à vide comme en panne des sens et de la poésie qui semble envahir un univers ubuesque, farfouilleur, drôle et absurde en diable. Mimiques, jeux de rôle, attitudes, poses ou postures fort intéressantes pour sauver la donne et donner envie d'y retourner voir si le crustacé s'est mieux incrusté dans la roche pour être comme une moule avec la frite dans un bain de jouvence bien mérité. Alors si Jean Michel Ribes pouvait repartir à la pêche à la moule géante en compagnie d'un as de la ligne ou du filet, ce serait beaucoup mieux et plein de charme."Ca n'a pas mordu ce soir mais je rapporte une rare émotion..."(Ravel / Apollinaire le martin pêcheur)
Alors longue vie à notre explorateur fou et burlesque pour aller au large dans des vêtements bien ajustés et une mise en bouche assurée de convenance. Cap vers une meilleure météo marine!
 
 
De et avec : Patrick Robine
Mise en scène : Jean-Michel Ribes
Lumière : Hervé Coudert
Son : Guillaume Duguet
Assistanat à la mise en scène : Olivier Brillet

Au théâtre du rond point jusqu'au 13 Avril