vendredi 3 février 2023

"Odile et l'eau" : une femme "palmée" peu académique!




 "Odile est une femme seule et sans travail. Ses enfants ont grandi. Elle nage régulièrement dans l’eau d’une piscine municipale. Elle tient la chronique tendre et détaillée de cette expérience aquatique qui révèle un paysage tant physique qu’humain. Plongée kinésique et sensorielle dans une géographie mouvante de corps exposés, immersion de la pensée dans la reconquête de soi, aussi patiente que déterminée. Nager, écrire (se raconter soi-même) : un double mouvement de vie qui trace des chemins de sens qui font tressaillir l’existence. Odile a perdu sa mère, mais a quelques rêves et désirs, se rappelle que les hommes existent et pourrait, au terme de cette chronique liquide et revigorante d’impressions, de sensations et de souvenirs, se réinventer pour inaugurer une nouvelle vie."


Peignoir et sac de plage teinté de biches kitchounettes, elle apparait dans les gradins, surprise de voir tant de monde ! Et c'est parti pour une immersion dans le monde aquatique, l'ambiance d'une piscine "municipale" de quartier: tout ce qu'il y a de plus banal, trivial sauf que cette nageuse cherche ici le spectacle du monde dont elle fait partie. Huis-clos pour un microcosme teinté de bruitages de circonstance. La piscine est agrès, plongeoir et autre bouée de sauvetage, surveillée par "le maitre" nageur qui, on le sait, fait rêver les femmes de sa corpulence et architecture corporelle de charme. Un sauveur en l'occurrence. Et Odile  de se raconter, de ponctuer le texte pris à bras le corps par la chorégraphe Joelle Bouvier pour en faire une belle démonstration d'amour des sensations, émotions liées à cette plongée dans sa mémoire. Le corps comme vecteur et médium de souvenirs lointains, de désirs, de convoitise, de vie. Cette plongée dans le grand bain est aussi voyage, déambulation dans une atmosphère plastique extra-ordinaire. 


C'est d'un écran convexe à la forme d'un barco, d'un mur de piscine que sourdent des images vidéo de toute beauté. Évoquant la lumière changeante et versatile de l'eau, les vibrations tactiles d'une matière en continuel mouvement. L'eau comme bain de jouvence où Suzanne se baigne comme au mikvé pour se purifier. Odile est maline, malicieuse, enjôleuse  et notre baigneuse au corps impeccable, silhouette aux lignes de force bien dessinées nous maintient la tête hors de l'eau pour des brasses et crawls, exercices salutaires de longueurs nautiques que le texte raccourcit avec lucidité. On n'est jamais en apnée mais bien "encrés" dans les textes et paroles simples et légères de cette créature hybride. Elle, bien "ancrée" dans son corps mouvant, mis en scène par une autre femme danseuse et chorégraphe. 


Joelle Bouvier et Anne Brochet comme deux complices, compères dans cette aventure aquatique qui berce aussi nos souvenirs de "piscine". Scolaire ou individuelle, immersion dans l'eau bienfaitrice. Bouger comme une "petite sirène" dont le sort est évoqué pour mieux nous dresser un portrait de femme soumise à l'attrait du prince charmant. Quitter son "milieu" son "endroit" pour perdre son identité pour un prince qui saurait danser...Perdre ses attributs , sa queue, qui conditionne son adaptation à son environnement aqueux: pas question! Alors la voici sur son podium, ravissante sculpture mouvante en position Maillol. Et l'écran de diffuser vagues, océans et autres textures scintillantes, poissons et méduses en icônes de rêve. Car la femme danseuse méduse de Paul Valéry n'est pas loin qui oscille de ses nageoires pour un érotisme flamboyant et suave. Des palmes aux pieds, la voici notre femme "palmée" de tous les oscars au cinéma du mouvement et de la lumière: cinéma-scope savant d'un Busby Berkeley quand elle se met sa bouée de sauvetage en tutu et danse comme sous les feux de la rampe dans ses fantasmes les plus fous. Rêves que lui révèle l'eau ce bain, ce "bassin" de la danseuse qui ondule dans un court bouillon à la nage comme un mets gastronomique bien mijoté. 


Danseuse mécanique aussi, objet qui lui revient à la mémoire et surnage pour évoquer en elle la femme, les formes, le corps en apnée d'une effigie médusée, figée par le temps. Ce temps qui passe, du passé au présent pour se faire futur inconnu. Aqua bon résister alors que son "maitre à danser" à nager lui suggère la liberté de mouvement, la grâce des déplacements, l'aisance d'une énergie insoupçonnée des étirements salvateurs. Des "techniques" empruntés à l'apprentissage de la danse d'aujourd'hui où trouver son centre, son équilibre et sa propre mobilité font sens. Et Anne Brochet de se "plier" sans céder aux "directives" intuitives de Joëlle Bouvier. Elle s'étire, élastique et naturelle pour gagner des centimètres.Un beau projet mis à flot qui va à la dérive des continents, sans boussole mais avec deux capitaines, binôme ou tandem de choix pour une navigation au long cours , une circulation des mots dans le corps qui bouleverse et enchante.


Cette Odile, ravie et naïve, sirène d'eau douce est le partenaire de prédilection d'un ballet aquatique qui a la "frite" dans les travées des bouchons , des cacahuètes et autre planche d'un bassin méditerranéen bien ondulant. Zoe Pautet pour la scénographie très inventive et bien trempée, Pierre Alain Giraud pour les images art-vidéo de toute beauté plastique mouvante à la Gary Hill ou Bill Viola en eaupesanteur, vide et eau fluide et luminescente. Anne Autran pour des "maillots de bain" et robes d'une époque indéfinie qui semblent taillés sur mesure sur le corps idyllique de Anne Brochet. Waterproff en diable comme le bassin mythique de Daniel Larrieu qui transcendait piscine, lumières et son en un opus légendaire, flottant, dansant en apesanteur...



Comédienne et romancière, Anne Brochet écrit ici spécifiquement pour le théâtre un seule-en- scène poétique qu’elle interprète elle-même. Avec la collaboration de la chorégraphe Joëlle Bouvier, elle explore la fragilité du corps et du cœur, ceux du personnage comme ceux de l’actrice. Pas à pas elle construit son parcours physique, son rapport à l’endurance, mais également sa trajectoire émotionnelle, depuis le plongeon vers les profondeurs obscures jusqu’à une remontée à la surface. Au langage de la danse s’ajoutent des images sans paroles, projections fantasmées qui sont comme les échos silencieux du texte narratif.Cette traversée de bassin relève de la confession autant que de la performance physique, de l’observation autant que de la rêverie.


TEXTE, CONCEPTION ET JEU
Anne Brochet
CHORÉGRAPHIE ET COLLABORATION ARTISTIQUE
Joëlle Bouvier


Anne Brochet est actrice, réalisatrice et écrivaine. Au cinéma, elle a joué notamment sous la direction de Claude Chabrol, Jean-Paul Rappeneau et Alain Corneau, et au théâtre, récemment, sous celles d’Arthur Nauzyciel, Lambert Wilson, Pascal Rambert (Architecture créé dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon 2019) et Arnaud Meunier (Tout mon amour de Laurent Mauvignier présenté au TNS cette saison). Parallèlement, elle publie aux éditions du Seuil et chez Grasset.

 


Au TNS jusqu'au 10 Février

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire