jeudi 20 juillet 2023

La Danse dans le Festival IN d'Avignon : Anne Teresa De Keersmaeker, Martine Pisani, Maud Blandel et un collectif pour "Paysages partagés" : un panel subtil d'écritures singulières.


 "Exit Above" Anne Teresa de Keersmarker : le souffle en mouvement.

Avec EXIT ABOVE, Anne Teresa De Keersmaeker remonte le courant de la pop occidentale. À partir de la figure du bluesman afro-américain Robert Johnson, la chorégraphe, la compositrice-interprète Meskerem Mees, le guitariste et producteur Jean-Marie Aerts, et le danseur et guitariste Carlos Garbin nous offrent les joies et les douleurs des musiques qui nous font nous lever. Un univers inattendu pour l’immense chorégraphe belge, créatrice de la compagnie Rosas et de l’école de danse P.A.R.T.S., invitée de nombreuses fois par le Festival et qui nous propose aussi la reprise d’En Atendant cette année au cloître des Célestins… Un mouvement à partir d’une écriture simple qui conquiert dans une originalité enivrante le temps et l’espace, pour une marche à l’opposé des contraintes et des devoirs. Walking songs ou l’union de « Si tu ne peux pas le dire, chante-le » et « Si tu ne peux pas le chanter, danse-le. »

Une pièce qui sublime l'écriture musicale de la chorégraphe, encore à un tournant de son inspiration. C'est toujours une ligne dans l'espace que trace chacun des interprètes que l'on suit comme une rémanence de lumière portée par un corps dansant. Si même un soupçon de figures hip-hop semble ici émaner du corps d'un des interprète, c'est une intention particulière liée au phénomène de la tempête qui l'anime: tourbillon et tumulte, spirale ascendante pour énergie pulsionnelle. La tempête, celle de ce souffle dans un immense voile futile, transparent qui s'agite et semble comme les premières fumées de E.J.Marey, hanter l'atmosphère inquiétante. "Mouvements de l'air, Etienne-Jules Marey (1830-1904), photographe des fluides" ...Une complicité sans doute ou un hasard. Résonance musicale extrême de la danse qui répond à la présence des musiciens sur scène autant danseurs que porteur de leurs instruments. Une pièce où tout bascule à l'envi, se fond et se dilue dans l'air, se répand en autant d'instants magiques suspendus aussi aux silences. Les costumes changent dans un ravissement qui découvre les corps et l'on se prend à pénétrer cet univers de glissements progressifs du plaisir de voir s'accomplir une danse inouïe,qui renverse les corps, allume l'énergie et la fait ruisseler de l'intérieur: de marche en danse pour arpenteur des territoires spirituels inspirés qui font avancer le monde.

 


"Paysages partagés" : promenons nous dans les bois....

En fin d’après-midi et soirée, le temps d’une fin de journée dans la nature en dehors des villes et villages, spectateurs et spectatrices vont arpenter et explorer plaines et forêts à la découverte de sept propositions artistiques et autant de variations sur le paysage. Stefan Kaegi, du collectif Rimini Protokoll et Caroline Barneaud, curatrice, ont invité neuf artistes européens à partager leurs visions du paysage. Sculptures musicales, créations sonores, audio-tour chorégraphique, pique-nique détourné, pièces philosophiques créent une expérience sensorielle collective et participative intense, inventant de nouveaux chemins au cœur des éléments, pour entrer dans le paysage, s’y perdre puis s’y retrouver. Les artistes composent des paysages hors cadre, mettent les sens en éveil, prennent la mesure de l’espace et du temps, cartographient le sensible et l’invisible in situ. Ils et elles interrogent le rapport de l’humain à son environnement et tentent, l’espace d’un moment collectif, de lier nature et culture autrement pour se fondre dans la polyphonie du vivant. Pujaut sera le paysage partagé de ce projet européen.

7 pièces entre champs et forêts comme une invitation à un long parcours de 7 heures au coeur de la garrigue, en petit groupe curieux d'expérimenter toutes sortes de médium au service l'imagination de chacun des artistes convoqués à imaginer un épisode, un bivouac de cette aventure pédestre, diurne, et quasi nocturne.On navigue entre expérience musicale conduite sous casques, entre envolée sidérale au dessus du plateau par la magie de casques simulant le décollage d'un avion... Entre expérience sensorielle d'un immense groupe formé de deux rondes où l'on communique en union libre. Les étapes se succèdent dans la curiosité et l'adhésion du public "suiveur" et docile. Un pique nique extraordinaire en compagnie de Chiara Bersani et Marco D'Agostin en serait un épisode phare: en compagnie d'un danseur polyhandicapé, le chorégraphe nous invite à la cérémonie du thé partagé; les corps complices tentent la position verticale avec succès et l'audace de cette danse thérapie spectaculaire séduit, convainc que les obstacles s'abattent dans des transports en communs amoureux de mouvement et d'enthousiasme.Après la pause collective, c'est dans les vignes que Emilie Rousset en compagnie de ses interprètes livre ses pensées écologiques, perchée au loin sur des branches d'arbre en compagnie d'un animateur de cérémonie débonnaire. La pensée fuse, dénonce les aberrations des politiques internationales sur la sauvegarde de l'environnement.  Alors que fait irruption un tracteur top modèle pour l'agriculture bio des vignes. Un engin hyper sophistiqué où le viticulteur maison expose ses contradictions et paradoxes Quant au vol des alouette disparues de nos haies, c'est à la spécialiste, thèseuse de la question, érudite et passionnée que revient le clou du spectacle. Au final on donne la parole et les écrits à Dame Nature, réunis sur un grand pré pour un monologue sidérant sur nos attitudes irrespectueuse envers celle qui nous nourrit, nous inspire et que l'on foule négligemment du pied.

Pour clore l'aventure, des musiciens complices, instruments à vent en bouche bouclent la boucle: tant qu'il y a du souffle il y a de la vie...

Avec des pièces de Chiara Bersani et Marco D’Agostin, El Conde de Torrefiel, Sofia Dias et Vítor Roriz, Begüm Erciyas et Daniel Kötter, Stefan Kaegi, Ari Benjamin Meyers, Émilie Rousset 

 


"Loeil nu" de Maud Blandel : constellations rémanentes.

On dit qu’une étoile commence à mourir lorsque, ayant épuisé ses réserves d’hydrogène, elle quitte son état d’équilibre. Débute une longue phase de dégénérescence qui mènera, selon la taille de l’astre, à l’effondrement de son cœur voire à sa violente explosion. Pour cette création, la chorégraphe franco-suisse associe le phénomène astrophysique des pulsars* au souvenir sonore tragique de l’explosion du cœur de son père. En traduisant les principes de rotation, de gravité, de périodicité, L’œil nu met en jeu six danseuses et danseurs et transformera le cloître du cimetière de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon en véritable terrain d’observation. Face à un corps (stellaire, physique, collectif) qui dégénère, que perçoit-on réellement ? Plus qu’un travail de reconstitution d’un événement autobiographique, Maud Blandel joue des changements d’échelles, déjoue le tragique et met en images les fonctionnements de la mémoire : ses persistances, ses boucles autant que ses trous, ses zones d’ombre et autres inventions. 

*Formé après l’explosion du cœur d’une étoile massive, un pulsar est un objet céleste tournant sur lui-même à très grande vitesse.

 Tout commence dans le cloitre de la Chartreuse de Villeneuve par une simulation de partie de pétanque: attention des danseurs au coeur de l'arène, précision des geste de tir, de revanche, de belle autour d'un cochonnet absent. Les pieds tanqués comme il se doit. Comme autant de constellations, les boules-balles se heurtent, avancent. Métaphore d'un cosmos imaginaire où plus tard ce seront les corps qui seront les étoiles. L'obscurité, la pénombre s'éclaire ou s'épaissit, les traces des déplacements, la marche font suite, le groupe se constitue en petite meute: celle d'étoiles, de météorites, de cristaux cosmiques. La planète s'anime, les pièces du puzzle composent un agencement qui se déconstruit sans cesse.Tumulte ou masse compacte, la danse avance et Maud Blandel propose en ce lieu et à cet endroit un milieu gazeux, futile et poreux à sa guise. La force et l'engagement des interprètes que l'on frôle feront le reste.Un soir où la rencontre des éléments terrestres et humains fusionnent à foison.


"Kono atari no dokota": je me souviens....

Des relations artistiques nouées entre le performeur japonais-autrichien Michikazu Matsune et Martine Pisani, chorégraphe française accompagnée par Theo Kooijman, peintre et interprète néerlandais, est née une question : Que reste-t-il de la danse une fois le spectacle terminé ? Dans Kono atari no dokoka (Quelque part par ici), archives, souvenirs intimes, anecdotes partagées, carnets et dessins seront leurs points d’appui pour reconstituer les premières créations de la carrière de Martine Pisani. Quelque part au Japon, lieu imaginé pour la représentation… Par ici en Europe… Entre poésie à la beauté simple, humour et surtout tendresse, se recompose ce qui reste du passé pour former un présent composé.

Kono atari no dokoka est un lieu à la fois lointain et très proche, aux contours flous et pourtant familiers, un voyage à travers le temps et l’espace. D’une plage de Kobe au port de Marseille, de Paris à Vienne et ailleurs encore, une mémoire collective se tisse en filigrane des histoires personnelles.

Que voici une rencontre touchante et émouvante dans les plis de la mémoire qui se perd, se retrouve ou s'oublie délibérément. Trois complices de toujours évoquent leur vie autour de celle du pilier de la pièce: Martine Pisani en personne qui se rappelle à nous en toute humilité et modestie. Entourée de son "plasticien" compagnon de vie et d'un artiste japonais danseur épris, amoureux de son oeuvre. Il tente de raviver les mémoires qui se délient, les titres des solo ou pièces de Martine dont elle ne se souvient pas du contenu! Et réincarne sa danse à sa façon sans copie conforme ni mimétisme d'une mémoire absente. Des images de Martine qui danse, il n'y en a pas beaucoup et la voici toute jeune à l'écran qui danse comme une Trisha Brown ou Yvonne Rainer. Moment de grâce, instant réactivé d'un patrimoine chorégraphique oublié, négligé, méconnu. La question de l'archive, de la reprise se repose et ceux qui ont vécu cette "époque" n'en sortent ni nostalgiques ni conservateurs. Juste le temps de pointer que cette rencontre scénographiée à merveille sur les pans de murs de la cour de la Fondation Lambert  est un petit chef d'oeuvre d'intelligence, d'humour, de légèreté malgré la gravité du propos. Martine Pisani, assise à une table se souvient, oublie, occulte alors que la gente universitaire et institutionnelle débat avec lucidité et urgence à la protection et restitution d'un patrimoine chorégraphique. La patte, la trace de Martine est singulière, unique et non restaurable. Tout fout le camp et c'est peut-être la force de la danse: éphémère, lucide, inégalable, futile, irremplaçable Et vécue comme nulle autre par des corps dansant, pensant qui se plient mais ne cèdent pas à l'opportunisme.

 Avec Theo Kooijman, Michikazu Matsune, Martine Pisani
Conception Michikazu Matsune en dialogue avec Martine Pisani 
Basé sur les premières œuvres de Martine Pisani   

 


"En Atendant"

D’un même lieu, le cloître des Célestins, aux mêmes heures : du crépuscule à la nuit, plus de dix ans après sa création, En Atendant d’Anne Teresa De Keersmaeker nous revient. En nous proposant de revivre ou vivre pour la première fois son répertoire, la chorégraphe belge unit les musiciens de l’ensemble Cour et Cœur à ses danseurs de toujours et d’aujourd’hui. Le tissage des polyphonies de l’Ars Subtilior, apparues lors de la peste noire au XIVe siècle, à une danse qui « marche ». En Atendant signe une véritable méditation dans un espace à la fois clos et ouvert, propice à sentir et respirer. La reprise de cette pièce du répertoire de cette figure majeure de la danse offre toute son essentialité à l’heure d’une pandémie mondiale et du réchauffement climatique. Sa résonance dans cet espace alliant nature, architecture et histoire, répond par une célébration de la vie à nos inquiétudes contemporaines. Programmer En Atendant et EXIT ABOVE after the tempest lors de cette même édition fait correspondre des œuvres et leur offre la possibilité de se parler. 

Le cloitre des Célestins empli de la lumière du couchant, de la clarté du crépuscule du soir est dévolu à la danse, sans fards, sans trace de technologie, d'amplification: rien sauf de la terre battue pleine d'embuches, de souffle de vent et de cris de corneilles qui s'abattent dans les gigantesques platanes, gardiens du lieu.Une chanteuse apparait bientôt suivie d'une danseuse et le voile est levé. Ce sera un dialogue constant entre musique, danse et silences. Une ode au crépuscule, à la tombée de la nuit enchanteresse qui berce ces apparitions fugaces, ces traces de danse mouvante, spiralée. En marche, en avancées constantes, en bribes de meute, en solo, à reculons. En attendant la nuit, la danse émeut, éveille, rend attentif au monde son et les corps se couchent à terre, se relèvent à l'envi. La poussière s'ébroue, les costumes noirs, sombres se souillent de terre, les pas glissent sur le sol rugueux, obstacle ou compagnon de route. Les destins s'y croisent, la mort frôle chacun et les corneilles qui s'invitent chaque soir pour leurs retrouvailles rituelles ne gâchent rien à l'atmosphère étrange, lente et inquiétante de cette cérémonie, culte à l'obscurité. Les trois musiciens dialoguent et se fondent dans cet univers implacable où la vie est mouvement, soulèvement, résistance et aveu d'humilité.

 

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