jeudi 9 mai 2019

"Mnémozyne" de Joseph Nadj :performance de l'image



Plusieurs fois accueilli à La Filature en tant que chorégraphe et
danseur, Josef Nadj est également plasticien et photographe.
Aujourd’hui, 30 ans après sa première pièce, il puise dans sa
propre mémoire pour élargir, une nouvelle fois, son horizon
créatif et présente « Mnémosyne », une oeuvre globale associant
projet photographique et performance scénique : chaque
action, chaque instant résonne avec son parcours, personnel
et artistique, transfiguré dans une épure emprunté à Beckett.
Mnémosyne
Projet photographique et performatif



Mnémosyne pour dire la mémoire d’un monde : celui du chorégraphe et plasticien Josef Nadj. Trente ans après la création de sa première pièce, il nous offre une œuvre globale, associant projet photographique et performance scénique. Tout au long de son parcours, l’artiste formé aux Beaux-Arts de Budapest n’a jamais cessé de photographier. En se réappropriant cette pratique menée en parallèle, Josef Nadj puise dans sa propre mémoire pour élargir, une nouvelle fois, son horizon créatif. Virage artistique ou retour aux sources ? Pour Mnémosyne, il a conçu une vaste exposition photographique, un véritable écrin constellé d’images au sein duquel il se met en scène – entre jeu, danse et performance – au plus près de son public.

Soit un petit espace clos et sombre, une camera oscura en attente. Le visiteur y devient spectateur voire regardeur. Dans l’intimité de ce cabinet où s’animent quelques curiosités, Josef Nadj livre une brève performance d’une rare densité : chaque mouvement, chaque action, chaque instant résonne avec son parcours, personnel et artistique, transfiguré dans une épure empruntée à Beckett. Et l’on songe alors que, dans le titre « Mnémosyne », on entend le mot « Ménines »… A l’instar du chef-d’œuvre de Vélasquez, Mnémosyne contient une multiplicité de regards qui ne cessent de se nourrir.

Autour de ce dispositif activé le temps de la performance, Josef Nadj a conçu une exposition photographique foisonnante. Chacun des clichés accrochés aux abords de la boîte raconte une histoire, à appréhender comme un spectacle suspendu. Chaque image recèle une mémoire en soi, connue de l’artiste seul : s’y côtoient des objets trouvés retenus pour leur puissance suggestive, des références patrimoniales qui ne cessent de l’inspirer et toutes sortes de souvenirs. Ces clichés suggèrent, parallèlement à la brièveté de la performance, un rapport au temps qui s’étire sur plusieurs années, de la recherche des formes à la composition des images, du choix de la technique à la prise de vue effective.

Hommage personnel et transversal à l’Atlas demeuré inachevé de l’historien d’art allemand Aby Warburg, Mnémosyne s’apparente à une œuvre d’art totale, à la fois installation, performance et exposition, dont il reste pour chacun une image, ultime, qui interroge à la fois notre regard et notre mémoire : qu’avons-nous vu ?

mardi 7 mai 2019

"Qui a tué mon père " : Papa, regarde !


"Dans Qui a tué mon père, Édouard Louis décrypte les mécanismes de domination qui broient les êtres et leurs relations. Stanislas Nordey met en scène et interprète la parole et le regard d’un fils sur son père, depuis les premiers souvenirs d’enfance jusqu’à sa « mort sociale ». Qui sont les gens qu’on appelle « les classes populaires » et dont les femmes et hommes politiques ne cessent de parler comme étant des « fainéants » ou des « exclus » ? Avec ce texte, Édouard Louis s’engage dans ce qu’il nomme une « littérature de la confrontation ».
Dans la ville noire, un décor mural de coron ou de cité laborieuse, un jeune homme, à table avec un personnage, mannequin incarnant son père, soliloque, raconte leur vie; de fils de père, de leur relation conflictuelle, de la vie d'un homme simple aux prises avec le travail, l'éducation de son fils, la présence à ses côtés d'une femme qui ne cesse sa vie durant de l'attendre...Ce papa qui danse, tout le temps, partout, en homme et qui ne l'avoue pas, tant cela pourrait faire "féminin"! Lui qui pourtant se déguise en majorette avec tous les apanages du genre!
Avec des cartels, des bribes de musique, un tapis orangé, les sequences se succèdent et le nombre de pères augmente sur les côtés de la scène, dans toutes sortes de positions de fatigue, d'épuisement. Stanislas Nordey tient la scène deux heures durant, lui, le fils qui raconte, prend parti contre son père, le fustige, souhaite son absence, sa disparition physique de son espace.
L'attente, l'impuissance de sa condition de travailleur, pourtant en porte à faux avec les préceptes de soumission, le condamnent à subir. Un corps masculin qui résiste à l'autorité pourtant, qui se heurte à l'homosexualité, reproduit la vie de ses parents, les imite et passe le relais à son fils.sans correction ni reconstruction.Changement de décor, toujours gris devant des tentures plastiques: c'est la scène de la vengeance et de l'évocation du frère, ennemi !
Debout, toujours, ce fils conte le politique responsable des déboires physiques faits sur le corps de son père: c'est la faute à Macron, Hollande ou Sarkozy, si son père s'échine le dos, se courbe sous le poids du travail en surplus et si au final il se fracasse le dos. Il neige sur ce paysage mental glacial qui fait froid dans le dos, tétanise par la cruauté des propos, la véracité des circonstances.Sol blanchi par les flocons qui ensevelissent les corps couchés, rompus des mannequins, des pères.Perdants, humiliés, "assistés" cependant comme des faignants, fainéants qui profitent: avec les 100 euros de prime pour partir en famille à la mer au lieu d'acheter les fournitures scolaires nécessaires à l'apprentissage de la soumission et de la docilité. Le politique est bien là, les dominants abusent, nommés par leurs noms de ministre ou de président auxquelles sont rattachées les lois qui détruisent le père, sa santé, son existence.
Alors au final, une révolution serait solution à cette quête d'amour filial, de considération, de respect dont manque cruellement la société tant inégale de ces temps.
Stanislas Nordey en prêcheur unilatéral, boosté par un texte plutôt sobre et sans chichis, manquant parfois de poésie ou de recul, le temps de respirer un autre air: celui de l'espoir et de la dignité!

Au TNS jusqu'au 15 Mai






Édouard Louis est écrivain. Il a publié aux éditions du Seuil En finir avec Eddy Bellegueule en 2014 etHistoire de la violence en 2016 – roman dont des extraits ont été lus au TNS par Stanislas Nordey en février 2016 dans le cadre de L'autre saison. En 2013, il a dirigé l’ouvrage Pierre Bourdieu : l'insoumission en héritage, paru aux Presses universitaires de France – où il crée et dirige la collection "Des Mots". Il a écrit Qui a tué mon père à l’invitation de Stanislas Nordey ; le texte est paru en mai 2018 aux éditions du Seuil.
Texte Édouard Louis
Mise en scène Stanislas Nordey
Collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau
Avec Stanislas Nordey (distribution en cours)
Lumière Stéphanie Daniel
Scénographie Emmanuel Clolus
Musique Olivier Mellano

lundi 6 mai 2019

"Maria de Buenos Aires" : Santa Maria des enfers !

"Première collaboration entre deux extraordinaires artistes qui ont marqué en profondeur la culture argentine, le poète Horacio Ferrer et le compositeur Astor Piazzolla, Maria de Buenos Aires est une forme unique d'opéra-tango qui nous plonge dans les méandres de l'âme de la « Reine de la Plata » avec en son cœur la belle Maria.Indépendante et libre, Maria se donne avec ivresse à la ville, à la poésie, à la danse et aux hommes, elle qui, comme l'a décrit Ferrer, serait née « un jour où Dieu était ivre mort ». Mélancolie, violence et désirs se mêlent dans les nuits où les bas-fonds de Buenos-Aires sont à la fois un enfer et un paradis mais où toujours le tango brûle les corps habités par la musique.
Cette nouvelle production est chorégraphiée et mise en scène par Matias Tripodi, danseur, pédagogue et expert passionné du tango. Maria de Buenos Aires est l'autre grand moment, avec Beatrix Cenci, du festival arsmondo Argentine."

Dans la fosse, l'orchestre vibre déjà pour inaugurer en préambule, prologue ce ballet argentin qui promet d'être poésie, passion et tendresse.Un solo pour inaugurer le bal, toujours pétri de grâce interprété de corps de maitre par Renjie Ma. La signature dansée de Matias Tripodi est fluide, tourbillonnante, relâchée, offerte et lisse, à la Kylian, même parfois! Chemises et vestes ouvertes, dévoilant les torses nus des hommes qui chavirent, chaloupent, se renversent à l'envi; de beaux portés, flottants pour des duos à variation mobile, alternant avec le trio infernal de l'homme et ses deux facettes d'une Maria protéiforme; doublée d'une cantatrice;magistrale interprète à la voix sereine, portée elle aussi par un souffle lyrique tangoté à merveille.La présence des quatre chanteurs, mêlée à celle des danseurs sur le plateau est à peine repérable et très opérationnelle: se fondant aux corps mouvants, à un ensemble à la Laban, qui avance groupé, soudé, oscillant de concert.
Un instant très fort dans cette pièce chorégraphique aux accents argentins qui jamais n'impose les figures traditionnelles du tango
Une belle glissade, un bon décalage avec les figures imposées qui ne se reconnaissent, ni se repèrent
La danse est fine, discrète, omniprésente sur le plateau, de noir et de blanc, sombre de par l'évocation tragique du destin de Maria: femme, spectre dans la mort, errant en Gisèle ou signe-cygne blanc, noir dans l'espace lumineux, scénographie virtuelle très opérante. Des images projetées évoquent la ville, l'ogresse Buenos Aires aux multiples visages.dévoreuse et bientôt enfer pour ces créatures qui l'animent, l'habitent
Des transports en duos et portés par  les danseurs galvanisés par la musique en live, si riche, balançant ses rythmes et glissements progressifs de désirs, de sensualité toute argentine!
Etreintes, passades, répulsions, esquives,feintes et dérobades, pour les femmes, force et rapidité, vélocité intense pour les hommes.
Des caractères bien trempés mais toujours très subtils et empreints de délicatesse.Le parallélisme danse-voix opère et les uns rencontrent les autres, sur la bonne voie !
Voix de Moineau, fragilité de tous dans ce monde où des centaines de feuilles noires s'abattent et jonchent le sol, en débâcle, défaite et pour une évocation de l'enfer, de ces cendres, celles aussi de Maria, sorcière à brûler vive dans ce petit peuple qui s'affaire Entre "Nana" ou "L’Assommoir" de Zola, entre Brecht et Kurt Weil, proche aussi d'un "Bandonéon" de Pina Bausch, le spectacle est total, touche et fait mouche. Entrelacs mélancoliques de la danse, du chant et de la musique, l'opéra-tango devient une écriture singulière, unique en son genre: banquise qui flotte et glisse vers le chaos, vagabondage extravagant de la danse, on y traine la solitude, la débauche esquissée légèrement, sans trait appuyé; le texte, poétique à souhait vient comme un souffle surréaliste, irriguer de sa verve, la narration, les faits et gestes des protagonistes, chanteurs, conteur-lecteur et danseurs. Un tango sans faste, sobre, souligné par la grâce et la volupté, endiablé certes par quelques airs de fête, fifres et tambourins comme résurrection du péché! Errance, solitude dans un halo de lumière blanche, la scénographie magnifie ces instants magnétiques de mouvements fulgurants, de mobilité fugace insaisissable: ils s’attrapent, se libèrent, s'aiment, s’enlacent à l'envi, ces habitants de faubourgs infréquentables et mal famés.Esquive par excellence, le tango fait du destin de Maria, la plus belle Notre Dame des faubourgs où vibre l'accordéon comme un poumon au souffle large qui se donne et résonne dans les corps dansants

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 10 Mai