jeudi 12 décembre 2019

"Un ennemi du peuple" : H2o: quand Ibsen met un "therme" à son théâtre ...


"Une petite ville de province connaît la prospérité économique depuis que le docteur Tomas Stockmann a eu l’idée d’y installer une station thermale et que son frère, Peter, préfet, a mis en œuvre sa construction. Mais l’eau est polluée et dangereuse pour la santé : que faire de cette information ? Pour le metteur en scène Jean-François Sivadier, cette pièce du célèbre auteur norvégien Henrik Ibsen, écrite en 1882, est le portrait au vitriol d’une société où les intérêts personnels et les vanités anéantissent la raison. Comment résoudre cette équation  terriblement actuelle entre l’écologie, l’économie, le politique et le social ?"
Un théâtre rien qu'avec du "théâtre", du faux, de l'artefact pour dénoncer les bassesses des comportements de ses contemporains...Qui s'exprime, de Ibsen, de Sivadier ou de Bouchaud sur ce sujet qui met à nu les rapports public-comédien, auteur-metteur en scène hier et aujourd'hui ?... Ce sera dans l'allégresse, la verve et les transports en commun de personnages hallucinants de richesse de caractère, que tambour battant, un sujet très d'actualité-la pollution sans remord- d'une eau "publique" symbole de partage démocratique,que se déroule trois heures durant les péripéties de cette aventure croquignolesque...Tomas Stockmann, celui par lequel viendra le scandale met à jour sa découverte- la pollution des eaux des thermes de sa ville- est virulent, "énervé" , à cran mais aussi jouisseur et stratège, entraînant dans son sillage compères et futurs traîtres....La vie est rude et tranchante pour tout ce petit peuple réuni sur le plateau, occupant les lieux-étrange décor gigantesque d'intérieur ou de lieu de passage-. Des lustres aux pampilles menaçantes gorgées d'eau (souillée) vont déverser leur fiel et illustrer cette invasive nouvelle: la démocratie est en danger, le populisme est démagogique, tout "fout le camp" sur ce sol glissant, menaçant, plein de danger pour celui qui s'y embourbe et chute !
Sol impraticable où tous vont connaitre l'effet de dégringolade du très martial extrait de "Ainsi parlait Zarathoustra" à sa version tombée en déconfiture où le héros s'affaisse, se dégonfle et avoue que sa rage n'est pas si opérante que l'on croit!
Quelques interludes, entremets de danse, un " Kong fu " précieux, une danse de pantin pour ponctuer et faire rebondir l'action.

Docteur abuse.
Nicolas Bouchaud, dans le personnage insurgé, énervé, à fleur de peau comme dans un manifeste de l'insurrection, du soulèvement fait mouche et emballe son public. Du "chemin de table" aux lustres , il veille à l'absurdité des situations, frénétique, vocalement engagé dans une rage constante. "Le savoir est triste": égayons-le de comportements anarchiques et salvateurs!
Tant de verve, de présence rehaussée par des propos remis au gout du jour sont opérationnelle et Sivadier signe ici un spectacle passionnant, tendu, violent, irrévocable satyre des pratiques politiques et journalistiques. Existe-t-il une déontologie professionnelle sans pression ni dessous de table?Un théâtre sans démagogie qui placerait le public face à ses responsabilités d'auditeur, d'acteur résonant à ces propos et attitudes extrêmes...
Un opus décapant qui met la rage et soulève les tapis de leur poussières et mensonges ...
Un ennemi du peuple traqué, bête en révolte sous les diatribes et feux de la rampe!

Jean-François Sivadier est metteur en scène de théâtre et d’opéra, auteur et acteur − il était dans le Groupe 24 de l’École du TNS, section Jeu. Ses pièces sont publiées aux éditions Les Solitaires Intempestifs. Les spectateurs strasbourgeois ont pu voir ses mises en scène de La Mort de Danton de Büchner en 2005, Le Roi Lear de Shakespeare en 2007, Le Misanthrope et Dom Juan de Molière, en 2014 et 2017.

Au TNS jusqu'au 20 Décembre


mardi 10 décembre 2019

"No-mad(e) : Marino Vanna de No-Ma: nomad's land ! Glissement progressif de la danse...


Porté par son riche parcours d’interprète, Marino Vanna a développé une danse intégrant de multiples styles. Une diversité qui prend racine au croisement de différentes cultures. En solo, il crée sa première pièce. Une poétique invitation au voyage entre fiction et autobiographie. No-Mad(e), lu en français, cela sonne comme « nomade » et le solo de Marino Vanna, avec sa danse fluide, ne se prive pas de créer de nouveaux paysage en jouant avec les multiples déclinaisons de ce titre à tiroir. "No mad" en anglais, cela signifie « pas fou ». Mais ne l’est-on pas lorsque l’on s’aventure dans une première création ? Et pourquoi pas "No made", qui suggère, toujours du côté de la lange anglaise, quelque chose qui n’est pas fait. Et par association, certains concepts, un peu comme dans les arts plastiques, les « ready made » à la Duchamp. Le solo de Marino Vanna déplie sa propre lande, un espace ouvert pour questionner le et les sens. Sensibles, vifs, délicats, ses gestes cultivent la spontanéité et l’art de la rencontre. La démarche du jeune chorégraphe témoigne d’une certaine idée de la danse qui ne se réduit pas à l’esthétique, la forme ou le concept. Marino Vanna privilégie l’imaginaire du mouvement, la danse comme ouverture aux autres, au monde.

Et si la danse était nomade?
Et si ce frêle corps tapi dans le noir qui nous attend, allait de son tapis blanc nous ensorceler et nous conduire dans sa transe dans des transports en commun inédits?
Dans un rayon-diagonal de lumière, comme aspiré, enfermé  dans des sonorités cavernicoles insolites, il se meut lentement et son ombre s'étire, le double. Il caresse, sculpte l'air, l'éther et dans des ondulations de bras et de mains gracieuses, se fige, s'arrête , stoppe son flux de mouvements évanescents. Il déroule ses formes, structure son espace en mouvements successifs, interrompus, hachés, brisés, savamment décomposés en fractures et découpes.Segments et découpages qui s'accélèrent, s'entrechoquent.Comme stroboscopiques.Ses gestes répétitifs, obsessionnels, angulaires repris, recommencés sur l'ouvrage de son corps, métier à tisser un vocabulaire, une grammaire propres à lui.
 Des ouvertures, des glissements lui font prendre, posséder l'espace, le dos sculptural en poupe, modelé.
Dans un manège tournoyant, de la périphérie au noyau central, un mouvement giratoire s’insuffle, se dessine: derviche éperdu sur son axe  en transe, en état de possession, d’envoûtement.
Des tourbillons de sons l'aspirent, il expire, moteur enragé dans un vertige visuel impressionnant.L'épuisement gagne le danseur, la perte, la dépense physique est fascinante et opératoire!
 La fatigue le couche au sol dont il se fait un tremplin pour des évolutions graphiques proches du hip-hop ou de la capoeira. Très faune ou félin, de profil sur cette musique aérienne, possessive. Il nous regarde, interrogateur puis sur une touche de musique électro-acoustique, reprend énergie, se déploie, se donne et se révèle avec un bel inventaire, une grammaire gestuelle très personnelle, vrillée, torsadée.
 Dans des saccades, secousses tétaniques il marche en diagonale, tremblant, vibrant, tétanisé, en proie au delirium tremens: nerveux, spasmodique être humain, contaminé par la paralysie dans un état de folie contagieuse. Puis il se dissout, disparaît, haletant, épuisé...
La pièce, fort bien construite, en crescendo dramatique et émotionnel est un début de chapitre d'une épopée chorégraphique naissante.
Un solo pour s'affranchir des apprentissages, pour se libérer des contraintes, pour rencontrer son altérité dansante, son savoir être danseur de tous les pores de la peau qui transpire , émet des signaux éperdus de force et de fragilité mêlées.
Made in Marino Vanna, taillée sur mesure et pièce unique rare.

A Pôle Sud jusqu'au 11 Décembre


samedi 7 décembre 2019

"Autour du domaine":du fil à retordre !

MARION COLLÉ
COLLECTIF PORTE27
 FRANCE

Librement inspiré du recueil Du domaine d’un recueil de poésie de Guillevic, le domaine dans lequel évoluent Marion Collé et Chloé Moura est habité, vivant, peuplé de présences et d’obstacles invisibles. Le duo de circassiennes parcourt cet espace sur deux fils de fer tendus, dans un jeu de clair-obscur et d’impressions sonores. Ce spectacle-poème se vit comme un paysage mouvant, une expérimentation de l’instant présent où le pas d’après peut-être celui où tout peut basculer. À rebours de l’habituelle quête de virtuosité et de grandes sensations, les fildeféristes œuvrent ici dans la lenteur, jouant du déséquilibre pour mieux laisser place à la poésie qui s’égrène. Ici, point de bras en croix, ni de regard pointant l’horizon en quête de perfection, d’allers-retours au-dessus du vide. Épaules contre épaules, leurs pas entrelacés dessinent un rapport singulier au monde, des arabesques formant tour à tour un désir d’éternité qui fuit et l’état de grâce qui les anime. Enroulées autour de cet axe suspendu, un horizon entre un dessous et un dessus, leur corps à corps trace un ressenti tout entier tendu vers l’instant présent : celui où naissent l’image et les sentiments.
Sans fil à retordre, les voici s'évaporant dans l'air, l'éther mais avec les deux pieds sur le fil tendu de leurs rêves d'apesanteur. Mesdames rêvent et voluptueuses se lovent entre les lignes horizontales de leur ciel dans la pénombre, le noir bordé de lumière rasante. "Le vent se cherche des porte-paroles" sur cette partition à deux lignes où leurs deux corps sonnent comme des notes de musiques tracées, des blanches et des noires pointées, des rondes ou des croches qui s'accrochent à la ligne et font une syntaxe chorégraphique diluvienne.La composition musicale et corporelle est comme une correspondance fébrile aux pas froissés sur la corde; danseuses de corde, sur le fil à linge, les voici chauve-souris ou nageuses qui plongent à rebours dans le grand bain du déséquilibre. Et pourtant leur hardiesse n'a de cesse, virtuose sans l'avouer, maîtrisant parfaitement l'art de se mouvoir autour d'une frontière, une lisière dans l'espace: ces deux fils tendus qui sont leur tarmac d'adoption, leur escalator circassien, leur tapis volant infime fait d'un seul fil sur la trame et la chaine du métier à tisser l'espace vibrant. .Deux sirènes dans l'eau delà, deux nageuses de l'éphémère en proie à la matière éolienne.
Deux corps sculpturaux, magnifiés par la lumière qui les révèle, les observe dans le noir, les trahit sur fond d'images mouvantes de paysages fluctuants.
Belle et large envergure des dos qui se montrent dans une danse sous marine, au ralenti toujours comme empêchée, entravée par la force résistante de l'éther. Le liquide , la fluidité de leurs gestes, suspendus, leurs quatre pieds qui s'avancent de concert , leurs élans joyeux d'enfants qui se risquent au danger, c'est cela la réussite de ce spectacle hybride, avec ces deux personnages dégenrés qui s'entrecroisent avec les cordes de la contrebasse , avec les chants d'oiseaux, les bruits de la nuit. Chauve-souris en éveil, suspendues, puis en contact étroit , peau sur peau dans l'air ou en trompe l'oeil, défiant les lois de la pesanteur. Les axes sont horizontaux dans ce monde où la ligne bleue de la mer est niveau d'architecte qui sonde le déséquilibre et tente de le rétablir. Ici, c'est indisciplinaire et  les arts, disciplines, se chevauchent; au sol, la danse est sensuelle, reptation terrestre alors que dans les airs sifflote une mélodie de légèreté .Funambule avec son archet, balancier oscillant comme un bras allongé, prolongation du corps chancelant, la danseuse, danse.
Au clair de lune dans une atmosphère onirique, sculptant le noir, elle vagabonde toujours fébrile sur la corde raide. Moment magique où tout se dérobe et ravit.De la dentelle noire en images découpées sur fond de corps qui se meut lentement, toujours dans une dynamique dosée, réfléchie, recueillie Les icones sont sacrées et invitent à l'écoute, au respect du temps qui s'écoule lentement sur ces deux corps fascinants.
"La nuit creuse la nuit", "L'eau dans le noir;dormant pour tous"...
"Il y a surcharge, indique le peson porteur du domaine" : en echo aux lignes indéterminées de Guillevic, la danse est suspendue, altière, fière et modeste à la fois. Il n'y a pas "surcharge" dans cette belle évocation de la poésie calligraphiée de Guillevic, mais evanescence et éphéméride, aspiration et chancelance comme le tableau de Max Ernst "La femme chancelante"...Extension du domaine de la lutte avec l'air de rien n'y voir !

Au TJP jusqu'au 7 Décembre
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Créé en 2008, le Collectif Porte27 réunit dans le Grand Est un noyau dur d’une quinzaine d’artistes autour de Marion Collé (fildefériste et autrice) et de Vasil Tasevski (artiste de cirque et photographe). Le cœur du projet est de permettre à chacun de développer un langage qui lui soit propre et d’en faire écho, mêlant cirque, théâtre, arts vidéo, arts plastiques ou encore musique. Élève d’Isabelle Brisset et de Manolo Dos Santos, Marion Collé a complété sa formation circassienne au Centre national des Arts du Cirque à Châlons-en-Champagne. Elle a notamment travaillé avec Guy Alloucherie et Élise Vigneron. Elle publie aussi de la poésie quand elle n’écrit pas pour le cirque. Créé en 2015, Autour du domaine fut lauréat de CircusNext en 2014, programme européen qui vise à repérer et accompagner les auteurs émergents de cirque contemporain. Porte27 est associé au Centre Pablo Picasso à Homécourt et à Cirk’Eole à Montigny-lès-Metz sur les trois prochaines saisons.