dimanche 8 mai 2022

"Frontalier": passe-port pour un passe-muraille.....

FRONTALIER

JEAN PORTANTE / JACQUES BONNAFFÉ [LUXEMBOURG / FRANCE]

Frontalier de Jean Portante est un monologue poétique et rythmé qui se déroule dans la tête d’un frontalier imaginaire – magistralement interprété par le comédien Jacques Bonnaffé – qui, chaque jour, fait la navette vers le Luxembourg.

Pris dans un embouteillage, qui est la règle sur ce tronçon d’autoroute entre la Lorraine et le Luxembourg, le frontalier se met à rêver. Au-delà de ce va-et-vient quotidien, surgissent, dans la cabine de la voiture, souvenirs et pensées liés au père, à l’Italie, terre des ses origines, à la migration, aux frontières en général, à la mythologie romaine aussi. Se tisse alors un univers où l’autobiographie familiale de la traversée des Alpes rejoint la tragédie des longues caravanes de réfugiés. Un texte puissant, comme un cri désespéré contre les murs qui partout se dressent.

La mise en scène est sobre et efficace: un homme seul se raconte, effervescent, agile personnage aux multiples humeurs, joué avec engagement par un comédien que l'on a plaisir à revoir, recevoir sur le plateau à l'occasion du festival "passage transfestival" à Metz. Des évocations de l'exil, de l'immigration, des colonnes d’exilés en partante qui éprouvent le déracinement, le passage des "frontières" à leurs corps défendant. Des images fortes, des évocations d'illustrations visuelles sorties de la fertilité de son imaginaire, bouleversent, émeuvent à foison Impossible de rester indifférents à ces évocations sans concession et pourtant portées par la poésie, le glissement des sens des mots, le phrasé lyrique du comédien soutenu par une interprétation physique mouvante, quasi dansée: chorégraphiée pour sur à la mesure d'un corps agile et bondissant, solide ou immobile dans la gravité des instants évoqués.Le terroir de la mine, le "tonneau" mythologique où se mêlent liquides et pensées pour mieux aller jusqu'à la lie...Le texte fait vibrer une mise en espace signée Frank Hoffmann, complice de cette expérience vécue du déplacement, de la perte d'identité culturelle, des racines qui ne parlent plus au tronc et branches de cet être propulsé ailleurs, hors frontières, devant ou derrière des murs qui s'érigent. En passe-murailles virtuose, Bonnaffé subjugue et convint dans un solo autour d'une table, sur deux chaises: un petit bout du monde qui en dit log sur la condition du migrant de tout bord de mer, de terre, bouteille à la mer, voguant à la dérive, ignoré de tous, bousculé dans l'indifférence. Pour mieux se soulever et nous rappeler que le destin n'est pas inéluctable. En gabardine sombre, il semble spectre ou icône incarnant révolte et soumission.Du bel ouvrage sorti d'un opus littéraire musical, à écouter absolument pour son rythme et les couleurs du verbe de Jean Portante!

Au festival "passages transfrontalier" le dimanche 8 MAI


vendredi 6 mai 2022

"Heres: nel nome del figlio": danse de baguettes et dessous de table pour un coup d'essai à venir. Légataire, héritier téméraire...


 EXTRADANSE
Ezio Schiavulli

Cie EZ3 France 1 DANSEUR + 2 MUSICIENS CRÉATION 2022

Heres : Nel nome del figlio (au nom du fils)

Sur scène, deux batteries qui se font face. Deux musiciens, un seul danseur. C’est le défi que s’est donné Ezio Schiavulli dans Heres : Nel nome del figlio (au nom du fils). Une façon pour le chorégraphe d’interroger la filiation, ses liens et ses ruptures, le temps d’un fascinant et puissant dialogue avec la musique live.

Sous un praticable, sorte de plateau mobile à roulettes, le danseur frappe dans le noir; le dialogue percussif démarre: concurrence ou osmose, c'est la pièce qui le dira tout au long de son déroulement. Dessous de table et intrigues malines entre les deux musiciens perchés sur leur promontoire et le danseur, libre de ses mouvements  qui rampe devant les projecteurs à terre.Il semble se débattre, essoufflé, puis dans des ralentis gracieux est attiré par l'appel de la batterie: commence un face à face lointain qui se rapproche, une aspiration aimantée les relie, les attire.Le danseur crie en rythme, bat sa mesure, en suspend au sol Des adresses de regards se nouent entre les trois artistes puis un partage de territoire s'impose: il grimpe sur le petit plateau mobile et prend place dans la musique, parmi les instruments.Des onomatopées pour l'encourager, lui, les doigts de pieds accrochés au praticable...Agiles et pertinentes serres d'oiseau perché!La musique caracole, carnavalesque, les places s'échangent lors d'un simulacre d'essai, de répétition de rythmes basiques aux baguettes.Un tour de table, des poursuites baguettes au poing. Ils chuchotent en italien, baguettes magiques en accessoires percussifs Un peu de tai-chi, les bras prolongés par les tiges de bois...Profils et poses guerrières, martiales.Il semble flotter au sol, aérien à peine posé sur le flan.Une lente marche féline le lie d'une corde élastique au dispositif qu'il conduit en maitre.La tribune est ainsi entrainée et reliée à ses mouvements giratoires.Le son se déplace, visuel, en ronde bosse.Les trois compères s'en viennent à accrocher les instruments à des crochets suspendus aux cintres, sorte de mobile inventé en suspension. Le danseur sur le petit plateau se souvient de leur présence et caresse en mémoire de la matière, leurs contours disparus. Pour rendre corps à la mémoire du son.Puis se dénude alors que le plateau s'obscurcit...Curieuse évocation de la filiation que l'on ne sent poindre: le propos diffus, confus ne prend pas, la tension promise dans les intentions du "livret", riche de propos absents, d'originalité et de promesses bafouées, inexistante.... Au nom du père et du saint esprit absents....

Avec un parcours d’interprète et chorégraphe confirmé et plus d’une quinzaine de pièces à son actif, Ezio Schiavulli a développé sa démarche en plaçant le corps, sa physicalité comme ses émotions, au centre de ses préoccupations. Sa double culture, italienne et française, ainsi que ses collaborations artistiques, notamment avec des compositeurs et musiciens, ont en partie façonné son approche de la danse. En témoigne Heres : Nel nome del figlio (au nom du fils), avec ses étonnantes joutes rythmiques impulsées tour à tour par chaque artiste de cet inédit trio. Ainsi la pièce évolue au fil de différents tableaux et des formes de compositions imaginées tantôt par Anne Paceo, batteuse de jazz et multi-instrumentiste, Dario Di Filippo, percussionniste et le chorégraphe. Agir ou réagir, s’opposer ou échanger : musique et mouvement alternent entre écriture et improvisation. Tout au long de ce parcours inédit aux univers changeants, Ezio Schiavulli explore les relations père-fils entre absence et conflits. Le fil conducteur de ce récit intime et abstrait s’inspire des figures mythologiques d’Œdipe et Télémaque et questionne l’héritage entre refus et acceptation. A l’image d’un double jeu, le chorégraphe fait de cette oscillation un surprenant mouvement de ressac. A travers leurs propres corps et gestes, musiciens et danseur interrogent les origines et le déracinement, la construction intime et collective de nos identités.

jeudi 5 mai 2022

"Somnole": pince moi, je rêve! Le songe du roi de la nuit.

 


SOMNOLE

Comment sort-on de son hibernation ? Qu’ont pu faire naître les isolements, les latences ? Et qu’allons-nous trouver à la sortie ? Avec intelligence et sensibilité, Boris Charmatz invente une fin de confinement toute personnelle, un solo qui somnole, intime et nonchalant, entre dedans et dehors, entre rêve et conscience…

« j’aime l’idée que les idées chorégraphiques arrivent corps allongé
quand on va s’endormir
quand on somnole

j’aimerais faire un solo somnolant
qui s’inspire de ces états de latence
pour explorer l’hibernation et sa sortie
les ressacs du rêvassement et les cris du réveil

explorer le désir de la passivité

et bouger dans le sommeil

dans ce solo j’aimerais que le travail du cerveau soit aussi visible que possible
que ce soit cela qui affleure

je me demande bien pourquoi je n’ai jamais chorégraphié de solo

quand j’étais petit je m’entraînais à siffler à chaque récréation
pour pouvoir ensuite imaginer un concert entier de sifflet
j’ai surtout sifflé de la musique classique

j’imagine d’abord un solo entièrement sifflé
fait de réminiscences mélodiques »

Boris Charmatz, avril 2020

Incarner le souffle par le "sifflet" ce son infime qui borde les lèvres, jeu d'enfant, sifflet de complainte ou sifflotement de bonheur, de bonne humeur...C'est bien plus que cela ou rien d'autre, plus d'une heure durant ...Boris Charmatz nous apparait du haut des praticables du théâtre, en simple "jupette" cousue de bandes brodées de couleur. Déjà un sifflement au loin se fait entendre, comme extérieur, hors champs, ambiance sonore éloignée.Mais c'est de son poitrail, torse nu,de ses lèvres en "cul de poule" que sourd ce filet de sonorité continue, volage, enjouée, mystérieuse. Un sillon de fréquences, parfaitement façonnées par les lèvres, gouvernées par un souffle d'athlète aguerri à la pratique de l'instrument à vent. Son corps, instrument sonore où les "anches", le bec, les contours en caisse de résonance, devient musique, aspiration-expiration, mélodies inscrites au répertoire inconscient de notre mémoire sonore. Il devient "roi de la nuit" mozartien ou bandit de western-spaghetti - on identifie Ennio Morricone avec le sourire-, amant de "les feuilles mortes "de Kosma en compagnie d'une spectatrice choisie au hasard...Son corps se love dans des poses à la Nijinsky dans un faune gracieux et sensuel, ses manèges et déboulés dévoilent ses jambes musclées, graciles, son torse éclairé est sculpture digne d'un Rodin animé de mouvements étranges, fluides ou tectoniques. En postures de frises, de vases grecs....Encore un "Summertime", "une panthère rose" pour parvenir au summum de la difficulté "vocale" sonore de sa performance de musicien hors pair et l'on se lance dans "M le Maudit" : scie musicale, son sinusoïdal, sifflement..."Comme d'habitude" et autres réminiscences de notre mémoire; autant de mélodies qu'il incarne, expire, respire comme la vie, la danse, l’essoufflement, la perte et la dépense extrême où il se donne à fond sans concession ni épargne. Sans économie sa poitrine vibre, son corps animé de secousses à terre, de virevoltes, en l'air, est instrument de musique à vent et la beauté plastique de son "enveloppe" sidère jusqu'au rêve, au sommeil agité de pulsations cardiaques performantes. Le sifflet du joueur de foot ou du flic traverse le plateau, surface de réparation périlleuse.... Un athlète gracile, fort et fragile à la fois, raconte des récits de corps, de mémoire vibrantes à fleur de peau. Batracien, acrobate en poses très esthétiques, animal résonnant, drôle et savoureux se jouant des percussions sonores, des chants de chouette ou cris de bestioles fantastiques. Il disparait après un magnifique "Lascia ch'io pianga" que Haendel n'aurait pas renié, chaque note ou mesure à sa place. Car mesure, métrique y sont respectées en musicien soucieux des phrasés musicaux autant que chorégraphiques! En fêlé du Bocal ou bivouac du "Et j'entends siffler le train" ou "J'irai siffler sur la colline", l'interprète magnétique n'est jamais "à bout de souffle" pour cet ode au diaphragme, à la ventilation organique du mouvement dansé. De la colonne d'air, de tous les organes vivants du poly-son...

Un solo peuplé de songes où l'on bascule dans des univers troubles ou enjoués, sourire malicieux aux lèvres ou visage impassible comme jeu-enjeu de dramaturgie. Boris Charmatz déplace les codes, surprend, dé-range la chair, l’ouïe, le regard pour placer ailleurs la danse là où elle ne s'y attend pas!

chorégraphie et interprétation : Boris Charmatz / assistante chorégraphique : Magali Caillet Gajan / lumières : Yves Godin /collaboration costumes : Marion Regnier

Au centre culturel malraux à vandoeuvre les nancy

mercredi 4 MAI