mardi 26 mars 2024

"slowly, slowly… until the sun comes up" Ivana Müller / ORLA : j'ai fais un rêve...Ce qui nous re-lit...

 


Sauter dans le vide, explorer des mondes étranges, croiser les visages de la journée ou retrouver ceux que l’on croyait oubliés, enfouis sous le poids des années : voilà ce que nous faisons durant un tiers de nos existences, nous rêvons. Rêver, c’est une autre façon d’observer et d’expérimenter la vie, qui nous offre un champ de liberté radical. Aujourd’hui ou demain, ici ou ailleurs, tous les humains et même les autres animaux rêvent. Mais chacun·e dans l’intimité de son propre domaine onirique, avec ses peurs et ses plaisirs, ses doutes et ses surprises. Pourquoi ne pas, pour une fois, partager ces récits et les transformer en une expérience collective et potentiellement politique ? 


Dans un espace sans cesse en mouvement, fait de strates de tissus qui s’empilent comme différents espaces de sommeil, trois interprètes nous racontent leurs rêves qui, au fur et à mesure, deviennent les nôtres, avec fantaisie et liberté, laissant la place à notre imagination de se réparer et à notre corps de plonger dans un état doux.

 


"I have a dream..." Et nous aussi avec ces trois conteurs-magiciens redonnant vie et corps à leurs rêves qu'ils nous content devant nous installés en carré autour d'eux. En chaussettes moelleuse, bien calés dans un dispositif scénique très cosy, enveloppant. Car il s'agit ici d'enveloppe, de tissu, de bâche autant que de laie, tendue sur la scène comme un immense drap de lit froissé par les mouvements des corps en sommeil. "Comme on fait son lit, on se couche". Comme on fait des rêves, on voyage en leur compagnie. Du sol ils tirent de longs pans de tissus comme des prolongements de matière, des formes extraordinaires. Des nappes se forment au fur et à mesure de ces récits très intimes que chacun évoque à tour de rôle. Joignant toujours le geste à la parole en déroulant ces longues étoles tissées de rêves. Comme des strates aussi qui forment un palimpseste géologique de couches de mémoire ou d'inconscient. Une illustration de Jung et de ses révélations sur l'analyse des rêves... Les trois comédiens avec humour, tendresse et imagination fertile dressent une sorte d'inventaire méticuleux de récits de rêves encore tout chauds, vécus et partagés entre eux et pour nous. 


Collectivité témoin de leurs paroles qui ricochent, touchent émeuvent. Et le sol mouvant toujours se transformant en immense chapiteau terrien, froissé, foulé à l'envi. Les tissus enrobant les corps, reliant les uns aux autres comme des figures carnavalesques, un cheval de Troie enrubanné. Visions surréalistes garanties.Une toile noire se déplie pour mieux nous envahir, nous protéger et l'on anime cette tenture avec un jeu de tension-détente qui réjouit. Du quasi Annette Messager...Une manière de se joindre à eux , de participer à l'élaboration d'un rêve commun dans un non-lieu onirique. Les récits s'enchainent stupéfiants, absurdes, poétiques plein d'aveux d'inconscient, sans jugement-ou presque- des contenus qui s'en échappent. Les corps des trois comédiens comme des passeurs d'émotion, de fantaisie, d'irréel. Vecteurs, transporteurs en commun de fantasmes bien assumés. Un homme "mou", un chien plus qu'humain et tant d'autres acteurs de cette arène douce, tendre, énigmatique. Un voyage comme une immersion dans une mer tranquille pour mieux nous border, nous bercer pour passer des nuits intranquilles en toute sécurité. Draps foulés par les corps ou tendu au final. Défaits encore chauds de la présence des corps en sommeil. Chambres d'amour à la Bernard Faucon: 


Ou l'hotel de Sophie Calle

Ou le lit défait d'imogen cunningham...

Danse et mise en espace sur tapis bienveillant pour envol garanti vers des contrées inconnues. Un moment de grâce où l'on a du mal à quitter le "théâtre" singulier des événements qui se sont déroulés. Chambre d'amour telles celles de Aurions-nous fait un rêve? Au dessus de nous cinq néons font un toit ouvré qui nous protège....Comme cet escargot, pliage et enroulement du décor comme une botte de foin dans un paysage onirique, ou un habitacle transportable...


Ivana Müller
est une chorégraphe, metteuse en scène et autrice d’origine croate. À travers son travail (performances, installations, textes, vidéoconférences, audios, visites guidées…), elle repense la politique du spectacle et du spectaculaire, revisite le lieu de l’imaginaire, questionne la notion de « participation », le public étant souvent appelé à devenir performeur le temps d’une représentation, brisant ainsi la frontière entre la scène et le public. Depuis 2002, elle a créé une quinzaine de pièces de théâtre et de danse jouées en Europe, aux États-Unis et en Asie. Son travail expérimental, radical et formellement innovant exprime l’idée du mouvement et du corps, au cœur de ses préoccupations artistiques : questionner les normes et proposer les formes poétiques pour re-créer le commun. En 2021, elle présente Forces de la nature
dans le cadre du Temps fort Narrations du futur à Strasbourg.

Au Maillon jusqu'au 28 Mars

dimanche 24 mars 2024

Soirée d'ouverture du "Friejohr fer unseri sproch": chante comme le bec t'a poussé ! L'Ill eau de vie...Au fil du répertoire.

 


Le spectacle musical "L’Ill aux trésors - D’Wùnderìnsel ìn de Ill" vous propose d’aller à la rencontre des artistes qui ont fait battre le coeur de l’Alsace. Venez remonter le fil de I’Ill en vous laissant emporter par les courants… venez (re)découvrir les magnifiques trésors légués par Hans Arp, Cookie Dingler, Goethe, Abd Al Malik, Albert Matthis, Roger Siffer, Tomi Ungerer, René Egles, et bien d’autres… ainsi que les créations originales de Matskat en alsacien.

Germinal Alsacien, prarial..floréal républicains....

C'est une surprise que  cette soirée exceptionnelle de valorisation de la langue régionale, l'alsacien et de toutes les langues régionales! Qualité de la musique, des textes et compositions originales signées Matskat. Recherche sur le programme fourni qui tisse l'histoire de la chanson en alsacien dans une générosité inégalée. Cathy Bernecker en maitresse de cérémonie, madame Loyale, introduisant chaque morceau par un prologue en alsacien bordé d'une version française de bon aloi. Du chien, du tonus, de la verve pour ce verbe alsacien, sa syntaxe, son érudition qui font de ce "dialecte" un riche berceau de la culture du cru. Et quel cru! Cépages multiples pour des alliances remarquables: on y apprend que Léo Schnug peignait sur commande et en retour de trop bons verres de vin. Que Matthis le poète et d'autres inspirent les musiciens à l'envi. Clins d'oeil à tous ceux qui œuvrent pour magnifier une langue: ainsi "Noir Désir" avec son vent alsacien pour Roger Siffer, Cookie Dingler...Cahhy Bernecker entonne ce beau texte de Germain Muller sur les lavandières des bords de l'Ill avec charme et drôlerie. Le plus étonnant, les chansons de Hans Arp pour "Sophie" Taeuber: inédites et encore inconnues du "grand public". L'aspect très contemporain de cette soirée musicale ébouriffe, époustoufle et dépoussière le répertoire. La voix tendre ou incisive de Matsak envoute et magnifie les textes de  Christian Hahn entre autres. Un investissement majeur pour cette "formation" autour de la comédienne, du chanteur et des instrumentistes au top. La Wantzenau comme berceau et terre d'accueil de ce festival ludique, bon enfant et plein d'avenir concret pour revaloriser un patrimoine qui se ressource et trouve un nouvel ancrage très prometteur. Tradition, répertoire et modernité comme fer de lance. Avec de jolis éclairages et un très bon son pour nous éveiller toujours et enchanter...

Ce spectacle est produit par l’OLCA et créé par Matskat avec la complicité de Jean-Francois Untrau – pour les arrangements et certaines compositions - et Cathy Bernecker en conteuse et magicienne des mots.
 
Avec : Cathy Bernecker (chant), Christian Clua (guitare), Matskat (chant /violon/guitare), Gregory Ott (piano), Jean-François Untrau (basse) et Matthieu Zirn (batterie).
Au fil d'eau le 23 MARS

Au Fil d'Eau ce 23 Mars à la Wantzenau

"Après la répétition": le spectacle... et plus personne....Bergman et van Hove fusionnent.

 


Acteur·ices magistraux·ales, textes somptueux, scénographie à couper le souffle, notre portrait d’Ivo van Hove se conclue par un hommage au cinéma qui a inspiré bien de ses mises en scène. Il transpose ici deux films du maître suédois Ingmar Bergman pour une soirée portée par Emmanuelle Bercot et Charles Berling.

Du cinéaste suédois Ingmar Bergman, dont il n’oublie pas qu’il est avant tout auteur, Ivo van Hove est un inconditionnel lecteur, l’estimant comme l’un des artistes maîtres du XXe siècle. Parce que l’art de Bergman parle de la vraie vie. Après la répétition est l’histoire d’un metteur en scène vivant en huis clos dans une salle de répétition, pour qui le théâtre est tout. 


Le plateau est dressé comme le cadre d'un théâtre, d'une loge ou coulisse où vont se dérouler, monologues, dialogues entre ce metteur en scène perturbé, animé de sentiments troubles et perfides et deux femmes, interprètes de ses pièces de théâtre. Lui est fasciné par son métier et en parle avec les accents de addiction, phénomène qui le prend, le ravit et l'embarque dans un microcosme, un huis clos désarmant, égocentrique à souhait. Charles Berling s'empare de ce monstre comme d'un gentil pervers qui distille son amour pour le théâtre comme un vampire. Elles, se sont Emmanuelle Bercot et Justine Bachelet qui accompagnent cet être égoiste pour magnifier son oeuvre. La première est mûre et consciente, la seconde plus innocente et victime. Emmanuelle Bercot vue récemment dans le rôle de Lucie dans le film sur "l'Abbé Pierre, une vie de combat" de Frédéric Tellier, excelle en assurance, le verbe haut et cadencé, le corps investi par les émotions. La pièce se déroule en ascension dramatique, dans un enfermement qui mène à la folie, au ravissement, à la capture des protagonistes féminines. Une performance théâtrale d'envergure façonnée par la mise en scène de Ivo Van Hove, un amoureux des textes de Bergman qu'il met à jour et à flot avec humilité, respect et amour des comédiens. A l'image du créateur de "Monika", "Jeux d'été" (Une danseuse de ballet reçoit dans sa loge, par un mystérieux porteur, le journal intime de l'homme qui fut son premier amour. Elle se souvient de leur été ensemble…): férocité, clairvoyance et délectation. Tendresse, mémoire ou amnésie, journal intime, confidences, complicité. 

Persona

Ici dans "Persona"une actrice qui traverse une grave crise personnelle, et perd l'usage de la parole, est envoyée en cure de repos, surveillée par une infirmière qui lui raconte sa vie. Autour de ces deux femmes, interprétées par Liv Ullman et Bibi Andersson, au cinéma un effet de miroir infini se met en place, de l'opposition à la fusion de leurs visages. Visuellement, ce jeu de dames est si marquant que Persona trouve un écho dans tous les films où deux héroïnes se reflètent dangereusement l'une dans l'autre (telles celles de Mulholland Drive, de David Lynch). 


Comme au cinéma, le jeu d'Emmanuelle Bercot et Justine Bachelet sublime la narration. Le corps de la première, mise à nue, étendue sur une table, endormie est une performance physique remarquable. Faut-il y entrevoir la formation de danseuse d'Emmanuelle Bercot pour si bien jouer des expressions de son corps, "muet" mais si parlant qu'on le pense animé de l'intérieur par une pensée chorégraphique.Et le décor de plonger dans les abimes des pensées des deux protagonistes. De l'eau dans laquelle elles se mouillent, trempent leurs sentiments, se noient ou sont submergées,mais  la tête hors de l'eau. Sans se faire inonder ni assaillir par la matière verbale compulsive. L'infirmière confidente déborde et inonde le plateau de ses paroles. Alors que le corps d’Élisabeth se tarit dans un mutisme maladif. L'une parle, l'autre pas: elle danse de toute sa nudité, ici dévoilée discrètement par des éclairages rares et ourlant les contours de l'actrice. La folie au corps se défendant de réactions impulsives. Le format "16 neuvième" du plateau grand angle sans focale accompagne la lecture de ce scénario kinesthésique à souhait. Il s'agit ici de transposer sans trahir les dimensions visuelles, spirituelles de l'écriture de Bergman. S'il n'y a "persona" au chapitre c'est dans cette absence de mot mais immense présence du corps de Emmanuelle Bercot. Une réussite sensible et forte, oppressive, submergeante comme cette tempête de vent glacé, mouillé par la pluie diluvienne qui s'abat sur ce dialogue fertile. Bergman au sommet de son sens visuel et dramatique. Une soirée judicieuse qui marie deux évocations de la passion théâtrale des êtres qui la servent à leur corps et âme défendant.

Avec ce diptyque déployant littéralement un double théâtre, Ivo van Hove signe encore une fois une œuvre éminemment personnelle, à l’affût de questions intemporelles qui traversent l’expérience humaine dans toutes ses nuances, dont la puissance réside aussi dans l’hommage qu’elle adresse à l’héritage d’un immense artiste qui l’a précédé.  Persona, à l’inverse,  met en scène une actrice qui a perdu pied dans la vie, ayant trop sacrifié au théâtre. Alors qu'auparavant, l’un avait abandonné la vie à la faveur du théâtre, l’autre abandonne l’art par nostalgie de la vie, et ces personnages aux multiples facettes de se complexifier au fil des circonstances qu’ils rencontrent.

 

A la Filature jusqu'au 23 Mars