mercredi 17 juillet 2024

"Close Up" de Noe Soulier: S'ouvrir au monde d'une autre dimension visuelle.


 Noé Soulier exulte les corps, étourdit le mouvement, trace pointes et lignes convergents ou diffracte l'espace à l'unisson des corps qui chuchotent a capella l'ouverture de l'action."Frapper, éviter, lancer" les maitres mots du mouvement qui ont inspiré le chorégraphe se déclinent et conjuguent à l'envi.


Transportés par la présence musicale même de l'Ensemble Il Convito qui interprète des compositions de Bach: des oeuvres contrapuntiques d'une grande richesse rythmique. Les six danseuses et danseuses s'adonnent de façon jubilatoire à des conversions de mouvements, horizontaux, verticaux avec une fluidité et grâce extravagante. Entre perles baroques et danse contemporaine de "répertoire" très assimilée. Simultanément des images vidéo capturées en live sont projetées au dessus des corps mouvants ou les emprisonnant à un second niveau de lecture. Le phénomène de symbiose est rare et précieux qui ne condamne pas le regard sur ce qui est surdimensionné. Le cadrage en direct est savamment anticipé pour donner toute liberté à l'interprète de se mouvoir en même temps sans l'ignorer. Miracle de la technologie de haut vol pour opérer une synthèse visuelle très esthétisante et magnétique. Il n'y a plus qu'un seul point de vue, celui de la caméra. Une petite fenêtre horizontale munie de barreaux les filme au milieu du corps. 


Curieuse impression de mouvement bordé, bercé et magnifié. Une oeuvre très originale, musicale qui échappe à tout critère ou canon , toute référence ou cliché.  La puissance de la danse interrompue galvanise et propulse les danseurs hors de la gravité ou d'un savoir faire pré-existant. La musique transporte en temps réel ces images mouvantes d'êtres dansants dans une flamboyance inédite, surnaturelle. Noé Soulier intrigue et questionne les champs et perspectives de la danse avec un enthousiasme et une profonde réflexion empreinte de polyphonies autant que de singularité. Fugues ou logique imperturbable, la danse est incarnation et narration fictive de toute beauté.


photos Christophe Raynaud de Lage

A l'Opéra Grand Avignon jusqu'au 20 JUILLET dans le cadre du 78 ème Festival d'Avignon

"Quichotte" au festival d'Avignon 2024: Jeanne Balibar et Marie-Noelle guerrières et moulins à paroles débonnaires.


 Voir Jeanne Balibar débouler en "nuisette" légère, armes de carton pâte au poing, chevauchant rêves et illusions est un régal, un miracle: rêveuse, maline, espiègle, diabolique ennemie du mal pour faire l'utopie du bien sur cette planète terre. C'est Marie-Noelle qui introduit en prologue lu et récité de façon presque dérapante et naïve cette farce picaresque et audacieuse. Deux heures durant, le rythme farouche de cette digression chevaleresque laisse pantois. Verve, furie, chevauchée de carton, lancer de hallebardes de pacotille, tout est fragile et sur le fil. Dans une scénographie de fortune et sous des éclairages propices au Jardin  de la rue de Mons à Avignon, l'oeuvre de Cervantes est servie avec humour et distanciation. Dans le plus simple appareil ou presque les quatre comédiens-acteurs se taillent la part belle "Démonter les remparts pour finir le pont" et le tour est joué. Thierry Dupont en Sancho Panza et Gwenael Morin dans le rôle de l'âne, celui qui va son chemin cahin-caha. Frustre et simple, véridique parcours du combattant des moulins à vent fantoches. 


La pêche à la truitelle est bonne et miraculeuse et on se régale de cet humour distancé fait de bonbons a sucer, de cavalcades bigarrées. Balibar, sublime androgyne vertueuse, fascinante, belle, garçonne idéale à la présence et au regard redoutable. Marie-Noelle, désopilante, drôle et malicieuse en conteuse Rossinante, monture qui parle et raconte cette diatribe  au crépuscule du soir sous les platanes protecteurs.Un moment de théâtre inoubliable, inclassable, proche des esquisses et tableaux de Garouste éperdu du conquérant Don Quichotte.

garouste don quichotte

Au Jardin de la rue de Mons jusqu'au 20 JUILLET

"Forever" (Immersion dans Café Müller de Pina Bausch): Boris Charmatz, artiste complice du Festival d'Avignon 2024: corsé ou longo, Café Mûller sur le comptoir de la mémoire vive

 


Osez l'impossible, l'improbable tout en se basant sur la mémoire corporelle des danseurs de la création de cette pièce emblématique du répertoire du Tanztheater Wuppertal c'est le pari gagné de Boris Charmatz. Le "Terrain" est favorable  pour notre "fêlé du bocal" si entreprenant, si audacieux, si attachant, et propice à une "restauration" d'un "chef d'oeuvre" non intouchable d'un répertoire consacré. Sur le zinc et dans l'arène de la Fabrika à Avignon, il embarque le public pour plus de sept heures de représentation possible.Aventure et plongée immersive au plus près des artistes performeurs, ou installés sur les derniers gradins, en hauteur. On choisit son point de vue, sa position, son rapport physique et émotionnel aux danseurs. C'est cadeau et voir interpréter les rôles phares soit par les danseurs d'origine, soit par les tous jeunes venus est émotion et discernement. Tables et chaises bien sur pour le morceau de bravoure de 45 minutes repris à six reprises durant tout un après-midi. On y ressent toute l'énergie de ces personnages, errant les bras tendus et offerts ou se fracassant contre les murs comme à l'origine. Pina semble veiller en bonne fée sur ce berceau de la résurrection de son oeuvre chargée d'auto fiction, de sensibilité, d'humanité profonde.Alors on regarde, on écoute Purcell, on comprend que "la plainte de l'impératrice" hante encore bien des esprits et que comme Wim Wenders dans "Pina"ou Chantal Akerman, le chorégraphe se frotte et se pique au jeu du respect, de l'inclination, de la révérence. "Forever" c'est un monument et non un mausolée, une architecture de tension-détente, une maison qui danse à la Frank O.Gehry.


C'est une visite dans tous ces états de danse, guidée d'un corps à l'autre, rompu aux gestes, déplacements errances et divagations de la pièce. Entre les six versions dansées par d'autres danseurs, se glissent en entremets, entractes et sans relâche des "involving", sorte de clins d'oeil à la genèse de l'oeuvre, à sa vie à travers les expériences de chacun des interprètes.Celle de "Kaspar Hauser", la plus belle et fameuse évocation de celui que Pina désigne comme le clone du héros du film de  Werner Herzog...Comme on fouillerait la mémoire même de Boris Charmatz qui confie son cheminement auprès de bien de compagnons de route dont Raphaëlle Delaunay. Et aussi Jeanne Balibar également "Quichotte" au festival, "la danseuse malade"...Retrouvailles et complicités obligent.On se remémore ou on découvre tout un univers chorégraphique, physique, mental et "une école" Charmatz, ferment de bien des expériences plurielles. Forever pour toujours, sans fin, sans toit ni loi mais bercé d'un total respect vis à vis d'une femme dansant sa vie avec celle des autres. En s'impliquant, en s'engageant, en participant à l'existence de Terpsichore."Danser, danser, sinon nous sommes perdus"

Au festival d'Avignon 2024 jusqu'au 21 JUILLET