samedi 1 mars 2025

"La Forteresse": Groupe 48 TNS : une petite humanité en miettes.

 


Espace Klaus Michael GrüberÉcole du TNS
 On peut retracer le chemin du loup à la perdrix dans la boue à partir des empreintes qu’ils y laissent. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit de les effacer. Les hommes, eux, fabriquent des traces qu’il est parfois bon de remettre sur le chemin qui les a vu naître. Imaginons un pays qui, cherchant à se débarrasser de ses « inutiles », ferme progressivement ses établissements psychiatriques. Imaginons une clinique où sont déployés au quotidien les principes de la psychothérapie institutionnelle. Ici, comme à St Alban ou à La Borde, on soigne l’institution pour soigner les malades.

Ici, des hommes et des femmes ont fait tomber les murs pour faire de ce lieu clos un lieu de passage, pour faire d’un lieu de soin, un lieu de vie. Cet îlot est menacé par la montée des eaux : sa fermeture depuis longtemps redoutée est annoncée. Comment prendre soin jusqu’au bout de ce qui s’est vécu là ?  Les utopies doivent-elles nécessairement mourir pour renaître ailleurs ?


"Les nouveaux trésors": bruts de coffrage.

Le spectacle débute par une déambulation dans une exposition : 3 entrées possibles avant le début de la représentation en salle. Exposition des trésors retrouvés à l'intérieur de l'hopital psychiatrique désaffecté: un véritable panel d'Art  Brut à l'état brut! Collection improbable qui va sans doute inspirer notre bande d'écrivains en prise avec un récit qu'ils inventent de toute part avec brio. On déambule à loisirs dans ce cabinet de curiosités pour y puiser déjà quelques bribes des futurs propos de la pièce: sculptures énigmatiques en tête  de gondole qui fait la une du flyer: tête d'oiseau, bateau ondulé, tôle froissée rouge sang...Tout est ici facteur et source d'interprétations diverses: on entre dans le monde de la différence, de la singularité et de l'identité avec une judicieuse clef de lecture.

On pénètre l'espace du jeu: le plateau sombre dévoile une sorte d'arche, porche qui dévoile un intérieur: celui d'une salle qui servira à bien des épisodes comme espace de jeu: cuisine, établi, salle à manger. Bref, multi services et fonctions fort judicieux. Et ici va se mouvoir une petite tribu, famille de résidents et soignants d’hôpital psychiatrique. Jamais clinique ni froid, plutôt très humanisé, peuplé de six personnages bien distincts. Et c'est cette diversité de jeu, d'attitudes, postures qui fait la richesse de l'interprétation des jeunes comédiens. 

Deux heures durant ils s'adonnent à incarner une humanité complexe, faite de rituels, de tocs, de manies toujours très finement et judicieusement observées puis vécues. Histoires de résidents mises en texte, en bouche avec subtilité, sobriété et grand respect. Pas de caricature pour ces princes qui se meuvent dans une grande délicatesse de mouvance et de diction. Suzie qui fait "son manège"comme Petit Pierre, Eric qui a chuté et tenté de "rebondir" dans la vraie vie, Angèle qui de patiente devient soignante, Sylvain aussi entre autre, tous sont fort attachants, sensibles, authentiques. Talent de comédien à l'appui, cette famille se constitue devant nous, vit ses instants quotidiens dans la sérénité et le charme d'une institution à l'écoute.Quand vient l'idée d'une "fête des larmes" c'est toute une organisation qui se met en place avec les codes et rituels de circonstances. Pourtant il y aura des surprises, de la transgression, des écarts et de la fantaisie. Les pleurs seront recueillies dans des seaux! C'est palpitant, édifiant et la gente psychiatrique décortiquée de façon savante, renseignée, documentée avec véracité. Jusqu'aux postures et attitudes, poses et déambulations sur le plateau. Deux scènes croustillantes : celle du sandwich aux beurres et des miettes de pain égrenées sur la table du festin, celle des boulettes de pâte jetées comme des confettis sur le sol..Belle observations des us et coutumes, comportements "déséquilibrés".


Et cette valse entreprise par deux protagonistes qui libèrent leurs angoisses dans les bras l'un de l'autre, virevoltant en pleine liberté! Maison de fous, "Bonjour l'Asile" ou juste "Un p'tit truc en plus", le sujet est brûlant d'actualité et toujours tenu en total respect.On se souvient de la trilogie documentaire signée
Nicolas Philibert qui nous embarquait en immersion “Sur L’Adamant”, au plus près des soignés et des soignants entre autre.

La scénographie judicieuse enveloppe le tout et permet à chacun de trouver son rôle, ses marques. Costumes ingénieux et appropriés aux fonctions, déguisements et autre variantes.
Une expérience de théâtre très aboutie, bien entourée et conseillée par de multiples partenaires: un cum-panis à partager absolument.


Spectacle de et avec les élèves artistes du Groupe 48 

[Mise en scène] Elsa Revcolevschi
[Dramaturgie] Vincent Arot (intervenant extérieur)
[Scénographie] Mathilde Foch 
[Costumes] Salomé Vandendriessche
[Lumière] Clément Balcon
[Son] Paul Bertrand
[Régie plateau et générale] Mathis Berezoutzky Brimeur 

De et avec  
Judy Mamadou Diallo - Sylvain 
Thomas Lelo - François 
Gwendal Normand Mathias
Blanche Plagnol Angèle 
Maria Sandoval - Freudellina
Apolline Taillieu Suzie

Au TNS Gruber jusqu'au 1 MARS

vendredi 28 février 2025

"umuko" , Dorothée Munyaneza / cie Kadidi : des racines et des ailes

 


Il y 30 ans, Dorothée Munyaneza a quitté le Rwanda pour un exil à Londres, Paris, et aujourd’hui Marseille. Depuis cet ailleurs où elle inscrit son existence et son activité artistique, elle revient régulièrement sur la terre de ses origines auprès d’umuko, arbre ancestral et rayonnant aux feuilles rouges, source de vie et de créativité, lieu symbolique d’ancrage dans les racines et de projection vers ce qui doit sans cesse advenir. Après Mailles, présenté en 2021, cette relation entre le passé et le futur – l’ejo en kinyarwanda – est au cœur de son nouveau projet, dans lequel elle collabore avec une jeune génération d’artistes qui réinvente la création au Rwanda. Sur une toile de fond vibrante et colorée, elle déploie le langage des corps et fait entendre les notes de l’inanga, instrument à cordes traditionnel. À la fois transmission d’une culture toujours vive et exploration de nouveaux territoires artistiques, umuko tisse les liens entre passé et présent et célèbre la joie de l’invention commune.


Appréciée récemment comme chorégraphe dans "Les Inconditionnelles" au TNS Dorothée Munyaneza n'est pas une inconnue:"samedi détente", "unwanted""mailles", autant de pièces chorégraphiques sondant le territoire africain de l'artiste avec passion, patience et détermination. Sur le plateau, c'est la musique qui entame cette cérémonie rituelle dédiée aux sonorités caractéristiques de l'inanga. Un soliste pour inonder l'atmosphère de sons magnétiques qui invite bientôt la danse. Tout de rouge vêtus les interprètes, tous des hommes s'adonnent à une gestuelle précise, rythmée par des percussions corporelles, des battements de mains en cadence, des sauts et autres cabrioles voisines de la capoiera. En ligne souvent, latérales, les cinq danseurs arpentent le sol courbés, cambrés, évoquant tout un paysage volubile, volatile, changeant. Pas de dépaysement ni d'exotisme, mais une inspiration forte et proche d'un continent où la danse est pulsion naturelle, expression d'une culture bouillonnante d'énergie, de partage et de rassemblement festif dédié à la vie, au mouvement. Explorer la connexion corps-âme à travers les mémoires corporelles et les fréquences sonores, tout un panel de clefs pour nous ouvrir les portes d'un monde où le costume est source de beauté, de transformation, de mutation.De noir, de rouge enluminés, les tissus bougent et opèrent dans cette mutation entre humain et animal, entre danse et dévotion au souffle et l'enchantement hypnotique des sanctions tectoniques. Dorothée Munyaneza une fois de plus habitée par ses "racines", son ancrage fort dans la terre autant que son désir d'échapper à l'attraction terrestres. Un arbre comme emblème d'un désir d'ouvrir à l'autre des perspectives esthétiques et  sonores d'une grande beauté et intensité.

Au Maillon jusqu'au 28 Février 



jeudi 27 février 2025

William Forsythe Quintett (1993), Trio (1996) et Enemy in the Figure (1989): un précipité alchimique de danse.

 Jamais un coup de projecteur n'abolira le hasard,


« Comment vous définissez-vous ? — Je suis un utilisateur du ballet classique, du système classique, mais pas de sa rhétorique. Comment travaillez-vous ? — Je pars de n’importe quoi, un mot, une couleur, un son, un espace. Ensuite, je fabrique mon matériel: un mouvement, une lumière, un son avec un objet, un objet avec un mouvement, un son avec une lumière et un mouvement, parfois tout ensemble. Je fais des séquences, ensuite je les monte comme un film. Voyez-vous un futur au ballet classique ? — Le vocabulaire n’est pas, ne sera jamais vieux : c’est l’écriture qui date. Si son écriture évolue, il n’y a aucune raison pour que le ballet classique disparaisse. »
– Entretien avec William Forsythe, juin 1988. 

 Il y a quarante ans, le chorégraphe américain William Forsythe prenait la direction du Ballet de Francfort et posait avec sa pièce Artifact (1984) le premier jalon d’une aventure artistique au long cours qui allait profondément renouveler l’écriture et l’approche contemporaine de la danse, et ouvrir celle-ci à l’influence d’autres disciplines. Le Ballet de l’Opéra national du Rhin retrace cette révolution en réunissant pour la première fois trois pièces de Forsythe créées dans les années 1990 sur des musiques de Gavin Bryars, Ludwig van Beethoven et Thom Willems: l’hypnotique Quintett (1993) , le virtuose Trio (1996) qui fait son entrée au répertoire de la compagnie, et enfin le magnétique Enemy in the Figure (1989) . Un programme détonnant, qui met à l’honneur la vitesse et la puissance des corps.


"Quintett" Pièce pour 5 danseurs Reprise. Créée en 1993 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2017.
Pièce inaugurale, le "Quintett" de Forsythe, une oeuvre emblématique de l'écriture du savant technicien de la grammaire classique, trublion de la syntaxe, dé-constructeur de l'alphabet pour engendrer une écriture hybride, "monstrueuse".Cinq danseurs remarquables s’attellent à la "tâche" d'exécuter sans "fausse note" cette oeuvre où la musique répétitive de Gavin Bryars galvanise les corps en proie à une gestuelle débridée, fluide, tonique qui construit et déconstruit sans cesse espace et intervalles, vides et pleins dans une fulgurance qui tient en haleine, en apnée le spectateur médusé.
On est embarqué dans une singulière empathie dans ce déferlement ondoyant de mouvements ininterrompus, dans la grâce et l'urgence. Un solo de Ana Enriquez laisse captif et ravi par tant de vélocité, de musicalité, ici incarnées devant nous, fascinante interprétation d'un style si fragile et archi tectonique....Une "assimilation" de Forsythe exemplaire et riche d'intelligence, de sensibilité à fleur de peau.

Chorégraphie William Forsythe En collaboration avec Dana Caspersen, Stephen Galloway, Jacopo Godani, Thomas McManus, Jones San Martin Musique Gavin Bryars Costumes Stephen Galloway Décors et lumières William Forsythe




"Trio" Pièce pour 3 danseurs Entrée au répertoire. Créée en 1996 par le Ballet de Francfort.
Un singulier trio dans le silence autant que dans le tumulte de la narration des corps. Poses sur poses photographiques alternent à l'envi dans une synchronisation d'éclat. Trois figures pour incarner la précision, la mesure, l'envergure d'un geste, d'un demi-geste à moitié entamé, arrêté en cours de course. Stoppé malgré lui par la rigueur de l'écriture de Forsythe. Les costumes colorés, dessinés par la patte d'un peintre sur peau. Trois façons de s'imbriquer, de se fondre ou de s'encastrer les une dans les autres. Puzzle humain, chorégraphique rien qu'avec trois corps dansant, pensant toute cette syntaxe prolixe, florissante au service d'une gestuelle encore à découvrir.

Chorégraphie et scénographie William Forsythe Musique Ludwig van Beethoven Lumières Tanja Rühl Costumes Stephen Galloway


"Enemy in the Figure" Pièce pour 11 danseurs Reprise. Créée en 1989 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2023.


Tout le style Forsythe est présent: ce démiurge de la tonicité, de l'écriture fulgurante, des points, lignes, plans de la chorégraphie exulte dans cette pièce unique en son genre.Son écriture tectonique fuse et les danseurs en sont les "pions" manipulés à l'envi pour créer des espaces toujours changeants, toujours en éruption volcanique alors que la matière phonolitique des corps se transforme en musicalité constante. Les pulsions font se tordre les corps, galvanisés par la musique de Thom Willems, foudre constante. Comme des salves jetées sur le plateau, des éclats de lave, scories en ébullition, enflammées par l'énergie de cette dynamo infernale. Corps machines, corps éperdus, isolés où dans des unissons futiles éphémères.

Le moteur est lancé: vitesse, effets de rémanence,d'énergie de fusée, de hallebardes fusant dans toutes directions. Les lumières au diapason, une course poursuite d'un projecteur traquant les silhouettes des danseurs. Les costumes changeant à l'envi sans qu'on perçoive le moment des métamorphoses.De l'art cinétique à l'état pur en état de siège éjectable constant. Histoire de brouiller les pistes du regard, de disperser la rétine, de déjouer les lois de la pesanteur et de la vitesse-mouvement. Les danseurs, incroyables interprètes se frottent à ce langage virtuose en diable, écriture athlétique, performante, inouïe tant le rythme catapulte les corps comme des balles de ping-pong. On y retrouve le design des costumes féminins: cols roulés soquettes, body et justaucorps seyants pour magnifier les lignes aérodynamiques du mouvement perpétuel. Quel régal que cette danse cinétique, exultante qui maintient le souffle en apnée, le regard, en alerte, en alarme fulgurante. Le spectateur au coeur de cette tonicité hallucinante où le noir et le blanc ne font qu'un tant la fusion totale danse-musique-lumières et sculpture opère à bon escient.

Chorégraphie, scénographie, lumières et costumes William Forsythe  Musique Thom Willems

Le Ballet du Rhin, au zénith pour ces "reprises" menées de main de maitre à danser par la répétitrice "maison", Claude Agrafeil et son double Adrien Boissonnet : un rouage incontournable pour remonter une pièce chorégraphique: chef de chantier orchestrant l'esprit de l'oeuvre, ici à l'identique pour le meilleur d'une rencontre avec Forsythe, chef de file d'une danse insaisissable, abrupte, ciselée, vif argent, déconstruite et remontée à l'endroit, à l'envers de toute convention ou d'académisme. Un style qui échappe au temps, jamais "daté"qui est ici servi à merveille par une compagnie soudée et aguerrie aux extrêmes... 

 Une soirée qui laisse un sentiment de bien-être, de satisfaction, d'intelligence en "bonne compagnie", ce cum panis qui relie et trace les signes d'un "renouveau" salvateur et constructif pour un "corps" de ballet virtuose et pétri d'une énergie "contagieuse" salvatrice!

Et un "coup de projecteur", poursuite emblématique chez le grand Willy , un "accessoire" indispensable à la focale dans ce malstrom de lumières divines inondant le plateau, révélant la mouvance des corps dansant.

Photos Agathe Poupeney

 A l'Opéra du Rhin jusqu"au 2 MARS