vendredi 7 mars 2025

"Tamanegi" de et par Ikue Nakagawa : tout un peuple pour compagnons

 


Pendant que son père luttait contre la maladie, Ikue Nakagawa a dessiné un oignon tamanegi, variété piquante et sucrée : un symbole des relations familiales à partir de son cœur, entouré d’une multitude de couches protectrices. Au milieu de cinq marionnettes à taille humaine et aux visages figés, la chorégraphe japonaise se fait tour à tour fille, sœur, mère et épouse. Ses mouvements seuls activent les personnages inertes qu’elle déplace et surveille, autant qu’elle soigne et réconforte. Par un habile jeu de focales de lumières, se dessinent des scènes à la narration silencieuse, dévoilant les dynamiques familiales placées sous l’aune du mimamoru (見守る). Ce terme japonais se compose de deux kanjis : miru (見る) signifiant regarder, et mamoru (守る) protéger. Une sorte d’attention réconfortante qu’on sent plutôt qu’on l’observe. Elle confère à chacun·e une présence protectrice, une force qui ancre dans une histoire peuplée d’ancêtres, d’aléas et de bienveillance. Au milieu des pantins représentant ses proches, Ikue danse ce qu’on ne voit pas, ce qui nous lie et nous constitue. Elle dévoile les strates des dynamiques familiales où les plus âgé·es entourent les plus jeunes, avant que l’âge avançant, les rôles ne s’inversent. Avec délicatesse, s’esquissent les enchevêtrements de trajectoires de chacun·e, les absences et les peines, les traces qui nous ancrent et que nous transmettrons, notre tour venu.

 



Quand elle se présente sur scène sur fond blanc et  tapis blanc, elle parait menue, esseulée, pudique et perdue dans un isolement très touchant. De noir vêtue pour faire contraste à ce pays immaculé de la blancheur virginale. Viennent à sa rescousse deux personnages inanimés, une femme emmitouflée, un homme en anorak qu'elle dépose doucement sur le sol. Ils se tiennent debout sans aide ni socle ou support. Ils vont devenir compagnons de jeu, de formes de mouvement malgré leur fixité, leur ancrage au sol comme des mannequins, muets. La gamme des mouvements de la danseuse se fait riche de longues et graciles avancées dans l'espace, tournoyant en présence de ses compères figés.Encore un autre homme et un enfant se joignent à cette famille improbable et lui donnent l'occasion de converser, de s'interroger, de douter, de fuir aussi ces effigies peut-être disparues et réincarnées, peut-être ancêtres vénérés ou simples compagnons de vie, de route.C'est tout un imaginaire à construire, constituer alors qu'elle nous fait signe et nous donne quelques pistes d'interprétations. Demeure le rêve, le possible, le phénomène d'une réanimation possible de ces êtres perdus et retrouvés. On songe à Ron Mueck ou plus justement aux plasticiens George Segal ou Duane Hanson, hyperréalistes.Gisèle Vienne et Kantor bien sur qui peuplent le plateau de personnages figés, prétextes à de vives réactions des acteurs ou simples habitants de territoire du spectacle. Ikue Nakagawa et son perit peuple à la peau noire, grandeur nature émeut comme elle aussi d'un autre continent, animé d'une culture singulière qui convoque ici fantasme, réalité et différences à l'envi.
 
Née au Japon, Ikue Nakagawa se forme au Centre de développement Chorégraphique national Toulouse-Occitanie. Elle a travaillé comme danseuse dans de nombreuses créations de la Cie Kubilai Khan Investigations de Frank Micheletti (Archipelago, Tiger Tiger Burning Bright…), mais aussi au théâtre, sous la direction de Pascal Rambert (To Lose, Toute la vie, Avant que tu reviennes…). Sa pratique assidue du dessin sert de point de départ à chacune de ses propres pièces, dont elle signe la scénographie à partir de séries personnelles. Il représente sa porte d’entrée pour accéder à ses mondes intérieurs et l’aide à traverser les strates du mille-feuilles dont elle est composée, mais aussi à s’émanciper des limites des corps représentés ou dansés.

 
Au TJP jusqu'au 8 MARS en partenariat avec Pole Sud

"Camatithu" Nguyễn Thiên Đạo, Tôn Thất Tiết, Lương Huệ Trinh: un triptyque percutant qui distille la temporalité en rivière et rizière mythiques

 


Ce programme en récital propose une immersion dans le répertoire des Percussions de Strasbourg qui aura croisé la route des deux grands représentants de la musique contemporaine vietnamienne que sont Nguyễn Thiện Đạo, élève d’Olivier Messiaen et Tôn Thất Tiết, élève de Jean Rivier et André Jolivet. Pour ce programme, l’ensemble a également commandé une nouvelle œuvre à l’artiste Lương Huệ Trinh, proposant ainsi un voyage dans le temps entre 1975, 1999 et 2025, au croisement entre musique traditionnelle vietnamienne et technique de composition occidentale.

Hoang hoải, Lương Huệ Trinh (2025), 15’création

C'est dans la semi-obscurité que s'installe un silence bruissant fait de touches de percussions disséminées dans l'espace. Deux pans de couverture de survie laminées s'agitent, vent léger en poupe. Un pan de tôle froisse des vibrations étranges. Pas de musiciens en vue: tout frémit  pour émettre du son, du son pour lui-même. Fantômes, spectres absence de vie humaine, perte de repères...Les manipulateurs dissimulés se dévoilent enfin: trois silhouettes accroupies au sol, dans un rituel de manipulations de tamis. Du riz gravite selon les aléas des balancements en rythme de ces instruments issus du quotidien de la récolte de cette céréale fondatrice au Vietnam et en Orient. Tout un continent s'ouvre ainsi aux bruits d'un monde vaste et inhabituel. La richesse des sonorités transporte dans un ailleurs alors que les yeux des auditeurs sont rivés sur ce spectacle merveilleux. Des hommes au travail comme l"es Raboteurs de parquet" de Caillebotte. Éclairés par des lumières diffuses et douces. L'atmosphère est au recueillement: on y caresse et frôle les grains de riz, on y fait virevolter les allumettes en autant de paillettes qui s'agitent au gré des manipulations des musiciens.  Une bande son diffuse des cris d'enfants réjouissants, des klaxons de la ville, une grosse caisse abreuve cet univers sonore riche et surprenant. Beaucoup de musique à voir, observer, regarder les sources des sons émis par des matières à priori inappropriées à générer de la musique. Vibrations et tressaillements pour mieux impacter l'écoute et l'émission d'émotions et de sensations inconnues. "Hoang hoai" de Lurong Hue Trinh touche et remue: cette création prolixe de toute beauté sonore résonne encore dans l'espace.



Camatithu
, Nguyễn Thiên Đạo (1975), 17’

Des crécelles, bâtons de bois et autres figures récurrentes d'instruments insolites résonnent en cascade. Puis c'est l'infime et subtil son de silence qui s'installe. Six musiciens au service d'un jeu précis, précieux, éphémère diffusion de sons rares. Cacophonie, sirènes véloces et furieuses pour continuer cette ode à la rivière, à l'eau qui coule, déferle ou s'égoutte calmement. Les contrastes sont saisissants, la puissance des sons gonfle et se déploie, des sifflets inquiétants s'y profilent et ajoute à cette atmosphère, du mordant, de la dynamique énergique. Des unissons percussives grondent, le flot s'amplifie, déferle. Puis retour à l'accalmie, au suspens, à la délicatesse de l'eau qui perle et se fractionne en autant de gouttelettes. La rivière se tarit, disparait pour mieux revenir en résurgence géologique. Pluie de bambous suspendus comme des filets de cascade, des suspensions qui vibrent en rémanence sonore. Tout tintinnabule délicatement en ruissèlement scintillant. L'eau chatoyante de la rivière abreuve l'imaginaire, vivantes particules débordantes. Les échos et ricochets des longues tiges sèches en cascade et rebonds.


Enfin en apothéose et au final, c'est à "Cycles du temps" de  Tôn-Thất Tiết (1999), 27’de succéder à ces deux courtes premières pièces.

Un petit coup de rétroviseur concernant la genèse de l'oeuvre

"Les outils que j'utilise dans "La Danse du temps" sont clairs. Il y a la marche, la course, le saut, les chutes, la transe, l'immobilité, pour servir une danse généreuse, une danse première. Un travail sur le rythme, le passage d'un état à un autre.Ce qui m'intéresse profondément en tant que chorégraphe aujourd'hui, c'est de savoir comment passer d'une danse effrénée à une immobilité, sans mourir. De chercher comment un corps de danseur peut réaliser cette espèce de dilatation entre le temps réel et l'expérience du spectacle. C'est d'entraîner le public dans une autre perception du temps, jusqu'au vertige de ne plus savoir si ce qu'il vient de voir a duré trois heures ou une seconde. C'est cette "perte du temps" qui me fascine." Régine Chopinot citée dans le programme de la création à La Coursive de La Rochelle (novembre 1999) Reportage au studio de la Chapelle Fromentin à La Rochelle, pendant les répétitions du spectacle "La danse du temps", de la chorégraphe Régine CHOPINOT avec Les Ballets Atlantique et la collaboration du compositeur vietnamien Tôn Thât Tiêt, le plasticien anglais Andy GOLDSWORTHY et les chorégraphes Françoise et Dominique DUPUY. 

Tout est dit de la complexité, de la mouvance des avancées, des pas de cet opus crée pour la danse explosive et révolutionnaire de Régine Chopinot. Dans cette version concertante "Cycles du temps" se regarde aussi au profit des gestes et de la mise en espace des musiciens, six interprètes à l'écoute, à l’affut des moindres interventions des autres. Quatre vibraphones et xylophones en tête de gondole émettent les sons de perles de musique égrenées en collier magnétiques. Sensibles avancées de pas qui s’accélèrent, agiles dans l'espace à conquérir ou retenir. Piétinements d'impatience ou allongement du temps métronomique qui passe malgré tout les efforts de rétention. On songe à Françoise et Dominique Dupuy aujourd'hui disparus pour qui l'oeuvre a été créée. Le temps s'écoule lentement dans la grâce des corps dansants pour l'éternité. Un beau trio "à la baguette" sur support percussif émeut dans cette atmosphère de crépuscule du soir ou d'aube éclairée subtilement en touches lumineuses diffuses. Un compte goutte, une clepsydre semble y distiller les secondes dans des gammes burlesques et vivaces. Trois grosses caisses puisent leur sonorités dans les gestes précis des interprètes. Toujours aux aguets. Les mouvements déjà en soi chorégraphiques. Un combat martial, martellements continus en frappes colossales vient tout faite chavirer. Des multitudes de sons résonnent, le temps est compté, la vie passe...

Un concert "dans le rétro" qui magnifie le talent du groupe des Percussions de Strasbourg et l'inventivité des pistes de recherches de programmation qui anime ce collectif hors pair.

Les Dupuy à l'oeuvre 1999


Au Théâtre de Hautepierre le 6 MARS
 
🥁 Pin-Cheng Chiu, Hyoungkwon Gil, Théo His-Mahier, François Papirer, Enrico Pedicone, Lou Renaud-Bailly
 

mercredi 5 mars 2025

"Transfiguration" Olivier de Sagazan : mutant, zombie et compagnie

 


Performance historique, qui fit naître à la scène le plasticien Olivier de Sagazan, Transfiguration a déjà été jouée plus de 350 fois. En costume cravate, il y déploie l’histoire de son désir jamais assouvi de sculpteur, de donner vie à sa création. Dans une semi-obscurité, il entame un rituel au cours duquel il s’immerge dans l’argile, et laisse ses mains pleines de peinture danser sur sa tête. Cette matière malléable, mouillée et mêlée à d’autres (paille, branches…), devient la source d’extensions instinctives et d’enveloppes difformes, façonnées à l’aveugle par surmodelages et effacements successifs. Se noue un jeu d’hybridités animales et monstrueuses, de disparition totale de visage humain pour mieux laisser émerger ses perceptions intimes et profondes, les identités cachées qui le possèdent. Sculpture vivante, Olivier de Sagazan éructe et psalmodie à la limite de l’audible, en malaxant sa prochaine mue, toujours en quête de découvrir qui il est sous ses masques, et qui est le marionnettiste : « Je suis sidéré de voir à quel point les gens pensent qu’il est normal d’être en vie. Tout mon objectif est de rendre compte de l’étrangeté même d’être là. La défiguration en art est pour moi un moyen, par la puissance même des images qui peuvent apparaître, d’accéder à cette prise de conscience. »


Il ne restera pas longtemps en costume cravate, courant pieds nus dans la pénombre...Cet homme susurrant, se murmurant à l'oreille des tas de choses inaudibles va peu à peu enduire son visage d'une pâte à modeler grasse et visqueuse comme des tentacules de méduse. Se transformant en un bestiaire singulier de volatile, de faciès de singe et autre oiseau de bon augure. D'abord à l'aide de signaux rougeoyants tracés dans le vif sur son visage et de points noirs qu'il se fixe comme des yeux noircis. Avec doigté, précision il maquille à rebrousse poil sa peau, la métamorphosant en autant de personnages. Se pétrissant, malaxant sa chair comme une pâte à modeler l'improbable.Ces signes reconnaissables se transformant eux-même en autant de figures complexes à décrypter de suite dans le vif du sujet. Toute trace est éphémère mais finit par constituer un palimpseste d'images furtives qui collent à la mémoire de celui qui regarde. Plutôt être hybride que monstre à la Quasimodo, le voilà à genoux devant nous.Devant un triptyque résonnant de sons métalliques. La sculpture est son credo, sur soi et il en use et abuse à loisir pour façonner autant d'identités multiples. La position verticale lui sera douloureuse dans une érection quasi biblique: pose de Christ ressuscitant dans la douleur plutôt que dans la grâce divine! 
 

Saint Jean Baptiste de l'art brut de coffrage, singulière figure de proue d'un street art fait pour la scène. En direct, comme une performance sidérante et hallucinante. Une voix de haute-contre sort de ses tripes doublée par un possible Klaus Nomi..Comme une toile ou des portraits cabossés, défigurés sculptés de Markus Lupertz, Arnulf Rainer ou de Asger Jorn.......A la Bacon avec ses visages déformés.
 

Un discours de dictateur en bouche accompagné de gestes évocateurs de tyrannie et le voilà un autre. La matière lui collant à la peau, terre glaise qu'il érige en phallus pétrissant la viscosité jusqu'à la faire dégringoler de son piédestal. Il flanque son rejeton au mur après avoir bercé cet être venu de ses entrailles en accouchement douloureux.Tout est suggestion, évocation, secrètement façonnées devant nous dans l'instant, in situ. "Je suis un peintre" dit cet homme sauvage qui se pare d'atours arte povera, paille ou tignasse exubérante digne de masques de rituel africain. Une oeuvre d'Art singulier se fabrique devant nous de chair et de sang. Derrière lui se façonne une sculpture murale, passe muraille ou passage de miroir fantasque étonnant. Dégoulinant de glaise bien huilée, organique, suintante  et suante à souhait. Joseph Nadj et Miquel Barcelo ne renieraient pas ce travail à la "Paso Doble", performance crevant un écran d'argile mouillé, mou et glaiseux.Beaucoup d’icônes, de sons résonnent à l'issue de la vision rocambolesque de cette frise fantastique, tableau d'une galerie vivante, physique éprouvante: qui donne une claque comme se l'impose cet homme jeté dans la bataille pour le meilleur d'une performance mémorable. Olivier de Sagazan mutant se métamorphosant à l'envi pour inventer des formes mouvantes au gré de sa férocité. Le geste pictural vif argent d'un performeur incarnant un portrait à multiples facettes, kaléidoscope de visions étranges et inédites. Avec un petit clin d'oeil à La Argentina de Kazuo Ono dans l'épure, le lambeau et la blessure.
 
Olivier de Sagazan est né au Congo en 1959. Après des études de biologie, il enseigne pendant deux ans avant de se lancer dans la peinture. L’idée omniprésente de questionner le vivant organique le mène à la sculpture, puis à la performance. Depuis une trentaine d’années, le plasticien trace un sillon singulier dans les arts vivants. Adepte des performances hybrides, il explore la monstruosité et l’informe, la bestialité et l’humanité. Son univers sans nulle autre pareille a tapé dans l’œil de David Lynch, FKA Twigs, Wim Vandekeybus. Ses deux filles connaissent également un succès foudroyant : la compositrice-autrice-interprète Zaho de Sagazan et la chorégraphe Leïla Ka. Olivier de Sagazan a présenté La Messe de l’Âne au TJP.

Au TJP jusqu'au 7 MARS dans le cadre des "micro giboulées"