Pendant que son père luttait contre la maladie, Ikue Nakagawa a dessiné un oignon tamanegi, variété piquante et sucrée : un symbole des relations familiales à partir de son cœur, entouré d’une multitude de couches protectrices. Au milieu de cinq marionnettes à taille humaine et aux visages figés, la chorégraphe japonaise se fait tour à tour fille, sœur, mère et épouse. Ses mouvements seuls activent les personnages inertes qu’elle déplace et surveille, autant qu’elle soigne et réconforte. Par un habile jeu de focales de lumières, se dessinent des scènes à la narration silencieuse, dévoilant les dynamiques familiales placées sous l’aune du mimamoru (見守る). Ce terme japonais se compose de deux kanjis : miru (見る) signifiant regarder, et mamoru (守る) protéger. Une sorte d’attention réconfortante qu’on sent plutôt qu’on l’observe. Elle confère à chacun·e une présence protectrice, une force qui ancre dans une histoire peuplée d’ancêtres, d’aléas et de bienveillance. Au milieu des pantins représentant ses proches, Ikue danse ce qu’on ne voit pas, ce qui nous lie et nous constitue. Elle dévoile les strates des dynamiques familiales où les plus âgé·es entourent les plus jeunes, avant que l’âge avançant, les rôles ne s’inversent. Avec délicatesse, s’esquissent les enchevêtrements de trajectoires de chacun·e, les absences et les peines, les traces qui nous ancrent et que nous transmettrons, notre tour venu.
Quand elle se présente sur scène sur fond blanc et tapis blanc, elle parait menue, esseulée, pudique et perdue dans un isolement très touchant. De noir vêtue pour faire contraste à ce pays immaculé de la blancheur virginale. Viennent à sa rescousse deux personnages inanimés, une femme emmitouflée, un homme en anorak qu'elle dépose doucement sur le sol. Ils se tiennent debout sans aide ni socle ou support. Ils vont devenir compagnons de jeu, de formes de mouvement malgré leur fixité, leur ancrage au sol comme des mannequins, muets. La gamme des mouvements de la danseuse se fait riche de longues et graciles avancées dans l'espace, tournoyant en présence de ses compères figés.Encore un autre homme et un enfant se joignent à cette famille improbable et lui donnent l'occasion de converser, de s'interroger, de douter, de fuir aussi ces effigies peut-être disparues et réincarnées, peut-être ancêtres vénérés ou simples compagnons de vie, de route.C'est tout un imaginaire à construire, constituer alors qu'elle nous fait signe et nous donne quelques pistes d'interprétations. Demeure le rêve, le possible, le phénomène d'une réanimation possible de ces êtres perdus et retrouvés. On songe à Ron Mueck ou plus justement aux plasticiens George Segal ou Duane Hanson, hyperréalistes.Gisèle Vienne et Kantor bien sur qui peuplent le plateau de personnages figés, prétextes à de vives réactions des acteurs ou simples habitants de territoire du spectacle. Ikue Nakagawa et son perit peuple à la peau noire, grandeur nature émeut comme elle aussi d'un autre continent, animé d'une culture singulière qui convoque ici fantasme, réalité et différences à l'envi.
Née au Japon, Ikue Nakagawa
se forme au Centre de développement Chorégraphique national
Toulouse-Occitanie. Elle a travaillé comme danseuse dans de nombreuses
créations de la Cie Kubilai Khan Investigations de Frank Micheletti (Archipelago, Tiger Tiger Burning Bright…), mais aussi au théâtre, sous la direction de Pascal Rambert (To Lose, Toute la vie, Avant que tu reviennes…).
Sa pratique assidue du dessin sert de point de départ à chacune de ses
propres pièces, dont elle signe la scénographie à partir de séries
personnelles. Il représente sa porte d’entrée pour accéder à ses mondes
intérieurs et l’aide à traverser les strates du mille-feuilles dont elle
est composée, mais aussi à s’émanciper des limites des corps
représentés ou dansés.
Au TJP jusqu'au 8 MARS en partenariat avec Pole Sud
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