samedi 5 mars 2011

Josef Nadj et Buchner


« Woyzeck ou l’ébauche du vertige » : écorché vif
Le deuxième spectacle de Josef Nadj nous permet de plonger dans l’univers étrange, absurde et légendaire d’une de ces œuvres emblématique, datée de 1993.Retour sur le répertoire et la mémoire d’un patrimoine chorégraphique singulier.
De culture hongroise, né à Kanjiza, en Volvodine, dans l’actuelle Serbie, Josef Nadj arrive à Paris au début des années 1980. Il y découvre la danse et fonde sa propre compagnie en 1986, « le Théâtre Jel ».Inspiré des souvenirs de son village natal, son premier spectacle « Canard Pékinois » pose les jalons d’une œuvre aujourd’hui internationalement reconnue. L’œuvre d’un alchimiste de la scène qui marie comme nul autre le geste, la musique et les arts visuels, tout en laissant infuser dans les corps la puissance d’évocation de la littérature. Parallèlement à ses chorégraphies, Josef Nadj dessine, peint, photographie, sculpte. Son œuvre plastique est aussi riche que celle qu’il destine au plateau. On y retrouve ce qui fait l’originalité puissante de son univers scénique, entre danse et théâtre, ces visions en constante métamorphose où les objets, les corps, les gestes semblent à la fois très anciens et inédits, tragiques et burlesques, mis en mouvement par le souffle de la poésie et de l’ironie. L’actuel directeur du Centre Chorégraphique d’Orléans a souvent été l’invité du festival d’Avignon dont il fut l’artiste associé en 2006, donnant « Asobu » et « Paso Doble ».
Un texte passé au crible du langage corporel
Inspiré d’un texte dramatique, œuvre en chantier, le spectacle « Woyzeck » se présente en l’état d’une forme en devenir,  comme l’œuvre littéraire arrêtée net par la mort de son auteur, Georg Büchner. Le manuscrit laissé se compose en effet de quatre versions distinctes, quatre ébauches plus ou moins longues, achevées, suivies, détaillées et superposables. Nadj a décidé d’opter vers l’inachèvement, plutôt que d’isoler une version ou d’extraire arbitrairement un récit unique et linéaire de ces fragments épars, et ainsi un caractère répétitif se dégage de l’ensemble. Il creuse le texte, le morcelle plus encore pour en faire surgir la voix de l’auteur et son questionnement obsédant sur la nature humaine et la marche inexorable du destin. Il met en relation la mort précoce de Büchner et la folie qui l’habitait à la fin de sa vie avec deux éléments-clés du drame: le crime passionnel que commet le personnage de Woyzeck et les pressions insoutenables qui s’exercent sur lui: un processus de déshumanisation qui le conduit à la folie et au meurtre. Dans la version de Nadj, la tragédie a déjà eu lieu et sonne comme un possible écho de la guerre fratricide qui déchirait la Yougoslavie à l’époque de la création du spectacle de 1993 à 1997. Sa lecture propose une vision de la décomposition qui gangrenait alors progressivement les corps et les esprits. Pièce crue, vitale, triviale, organique, écorchée vive où règne pourtant un climat burlesque. Enfermés dans un espace exigu, des êtres difformes, à la limite de l’apparence humaine, s’y livrent à des jeux cruels sur une petite musique de fête !
La vision, le tourment, le meurtre, les basses sommations de la nature qui réduisent l’homme à n’être qu’un pantin douloureux, l’atavisme du malheur, la fatalité du gouffre, c’est tout ceci, le « Woyzeck » de Nadj ; avec sept danseurs rompus au style alchimique du chorégraphe: l’art de faire apparaitre et disparaitre corps et objets, l’art de créer des images fortes et inoubliables….Paysage d’une destinée irréversible, le spectacle résonne comme une légende et pose au premier chef la question de la détermination, du destin. Mimiques, gestuelle proche d’un théâtre du mouvement dansé, la pièce est riche de textures et de sensualité. Les personnages sont repérables et baignent dans une fiction, proche de la réalité politique, enluminée cependant de la poésie triviale d’une composition mordante à souhait. Nadj excelle dans la narration à travers les corps et nous rappelle que la danse n’est autre qu’incarnation des sensations et pensées pour faire avancer les propos artistiques sur le monde.
Geneviève Charras

.

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire