vendredi 2 février 2024

"Dark Horse" : genèse de ce que l'on ne verra pas. Un dos tourné, un torse, buste dissimulé au regard des autres.

 


TRAVAUX PUBLICS
Meytal Blanaru – Dark Horse

POLE-SUD est aussi un lieu de fabrique et de création grâce au dispositif des Accueils studio. Ces résidences artistiques se renouvellent chaque saison et permettent à une douzaine d’équipes de la scène locale et internationale de se consacrer à la recherche et à la création. Ces étapes de travail sont ponctuées par des rendez-vous, les Travaux Publics, favorisant la rencontre entre les artistes en création et les publics. Sous formes variées et conviviales. Ils sont aussi l’occasion de « Soirée 2 en 1 », offrant à tous, la possibilité de découvrir deux démarches artistiques différentes : à 19:00 au studio un processus de travail en cours et à 20:30 un spectacle d’une autre compagnie sur le plateau.


Dark Horse est une réflexion sur les prismes à travers lesquels nous regardons les autres et nous nous regardons nous-mêmes. L’objectif de la pièce est de questionner notre regard sur les autres corps, nos idées de la beauté et les restrictions que ces idées imposent à notre capacité à être avec les autres, ainsi qu’à être avec nous-mêmes.
Le public est invité à se débarrasser, à entrer dans un espace où la variation des personnes et des corps n’est pas un signe de faiblesse ou de menace, mais plutôt de diversité et de force. 


Elle ne dansera pas ce soir mais sera bien présente parmi nous, "spectateurs" de ses paroles, de ses aveux sur son processus de création. Ce seront des images filmées de son solo en chantier presque abouti, qu'elle nous livre ses impressions, ses sources d'inspiration et de travail: ses questions, ses angoisse sur son propos corps qu'elle accepte à peine, la maladie pouvant surgie à tout instant pour le modifier, l'empêcher, l'amputer de ses membres ou atours. 


Car il s'agit ici de préoccupations loin d'être futiles. Comment vivre, regarder son corps, celui de l'autre quand il est affecté, modifié, transformé par la chirurgie: en l’occurrence celle de l'ablation du sein ou sa reconstruction lors de cancer. Son entourage l'inspirer, ses rencontres avec des femmes, sa soeur la taraude au point de mettre en scène l'obscur, la vision de dos d'un corps qui danse au rythme d'un métronome qui pousse le temps dans ses retranchements. Le public, sur le film, en position bi frontale l'observe, la jauge, regarde aussi plein feu les autres spectateurs d'en face. On se met en scène aussi, interactivité et participation induite de concert. De dos elle nous fait "face", nous invite à regarder l'invisible, les petits riens d'une posture, attitude révélatrice du secret. Quand elle se retourne, livrant son busque peint, c'est la surprise: on l'imaginait torse nu.


La générosité, la franchise des paroles bien accentuées d'une musicalité étrangère, font mouche et touchent les "auditeurs" de cette soirée work in progress. Regarder l'autre de dois, être frustré de ce qu'il offre aux autres: le côté obscène", derrière le rideau comme traversée d'un miroir magique. Les images dévoilent ce pile ou face, de recto verso insolite qui dévoile un buste nu, peint de noir esquisses sur les seins. Une danse faussement exotique, qui tangue, se structure en segments entrecoupés sur un tempo qui s'accélère. Les gestes ondulants aussi autour de ce bassin méditerranéen. Les frontières des pays en guerre du moyen orient comme obstacle, mur et barricade à franchir. De quel côté regarder, quel parti prendre quand on est "voyeur" et complice du regard de ce très beau travail, porté par l'enthousiasme de l'artiste, interprète, chorégraphe. Un très bon temps d'échange, une étape partagée dans l'histoire de ce solo et de sa créatrice. En toute franchise, en toute simplicité. Le tout introduit et conduit par Joëlle Smadja, l’hôtesse de ce projet en "accueil studio" d'une plus grande importante pour les créateurs.

Résidence : LU 29 JAN > VE 02 FÉV

travaux publics du 2 Février 


Il y a 2 ans, j'ai découvert que je pourrais avoir besoin de subir une double mastectomie à l'avenir.
Pour différentes raisons, la reconstruction mammaire ne semble pas être une option pour moi, donc si j'y arrive, je serai probablement à plat.
Bien que rien ne soit certain, la simple perspective de perdre mes seins a soulevé beaucoup de questions pour moi liées à ma définition de ma propre féminité.
Ma sœur a eu un cancer du sein ces dernières années et a choisi de se mettre à plat. Grâce à son expérience, j'ai découvert une communauté grandissante de femmes qui se retrouvent à plat après le cancer du sein, qui sont fières de leur nouveau corps et l'embrassent.
Souvent, j'ai même eu l'impression qu'ils semblent plus libres que jamais dans leur corps. Non pas qu'il y ait quelque chose de mal dans la reconstruction mammaire, c'est un choix si personnel et chaque femme devrait être libre de choisir ce qui lui convient le plus sans se sentir sous pression dans une direction.
Dark Horse, ma nouvelle pièce solo est née de cet endroit. De cette motivation. J'ai commencé à faire cette pièce comme mon propre voyage vers embrasser le corps que j'ai aujourd'hui. Quoi qu'il arrive.
Au cours des deux dernières années, quand j'enseigne, je parle souvent à mes élèves du « corps d'aujourd'hui » comme le seul corps que nous avons ; le seul corps dans lequel nous pouvons être en vie et pour.
Avant, je détestais toujours une partie de mon corps ou une autre. Avant, j'aurais aimé avoir l'air différent. Mais aujourd'hui, je sens que si j'arrive à garder toutes mes parties de mon corps pendant toute ma vie, je m'engagerai à les aimer et à les chérir peu importe à quoi ils ressemblent. Parce qu'ils font partie de moi.
Ce soir, je vais monter sur scène avec Dark Horse pour la première fois, et penser au fait que nous ne sommes pas venus dans cette vie pour détester le vaisseau dans lequel nous sommes nés, le vaisseau avec lequel nous traversons ce monde. La vie est trop courte pour ça.
 

"Danser avec Duras" l'envahissement de l'être : effeuiller Marguerite.Effleurer le rapt, le ravissement dans un pays imaginaire.

 


Thomas Lebrun
CCN de Tours France solo création 2023

L’envahissement de l’être (danser avec Duras)

Depuis plusieurs années, Thomas Lebrun écoute avec ravissement un grand nombre d’interviews radiophoniques de Marguerite Duras enregistrées sur plusieurs décennies dans les « Grandes Heures », collection d’entretiens par l’Ina et Radio France. Elle y parle de l’écriture de ses livres, de ce qu’elle ressent, des sensations que cela lui procure. C’est de cette émotion qu’il s’agit. De l’envahissement de l’être, de cet état si particulier, né de l’abandon dans la danse ou dans les mots. De cette complicité inédite est née une pièce rare, où les mots de l’écrivaine, sa voix, les matières sonores extraites de ses films, de ses chansons, se conjuguent avec les gestes d’un danseur inspiré. Cette danse précise, habitée, fantasque et bouleversante, nous plonge dans l’univers de Marguerite Duras sans jamais laisser de côté celui qui l’incarne, Thomas Lebrun.



« Il y a de la confidence dans ce projet. Il y a le sens que l’on donne à l’écriture, à son identité même, à son partage. Le sens d’une longue traversée que la danse permet au corps. Un corps en perpétuel changement, qui vieillit… Qui cherche autrement le ravissement du geste. »

Danser Duras c'est faire entendre sa voix sur les ondes, voix douce et tendre à l"opposé de ce que l'on pourrait croire de ce monstre, cette bête démiurge inclassable de la littérature. Pour exemple en prologue du solo de Thomas Lebrun, un extrait d'une émission de Bernard Pivot qui l'apostrophe de ses diatribes mercantiles à propos du succès commercial de son dernier roman "L'Amant". Elle y répond sereinement, perdue, égarée, confuse presque de devoir obéir aux lois du marché. Puis le danseur de corde s'émeut, se meut, thorax, plexus offerts, les bras en croix dans sa tunique souple et large, de noir vêtu. Les gestes précis, harmonieux, virevolte légère, gracile et ondoyante. Hommage à la beauté des paroles où Duras confie qu'elle danse, sait le faire et le revendique. Les textes choisis par le chorégraphe égrainent le spectacle de leur musicalité, fantaisie et secrets, confidences multiples d'instants de vie: l'enfance au Vietman, Saigon, les enfants que sa mère gardaient généreusement chez elle. Des compagnons de jeu, simples de la même classe sociale, ces "pauvres blancs" colons et vivant en vase clos. La voix off se délivre comme dans les films de Duras, borde les gestes, les fait sourdre et naitre du corps du danseur. Sobriété ou sobre ébriété que ce solo intempestif et solitaire. Le personnage est multiple et revêt bien des facettes de l'autrice: japonaise en kimono, perruquée à la geisha, porteur de panneaux publicitaires touristiques qui illustrent les étapes joyeuses du parcours géographique de la femme vagabonde, instable, déséquilibrée. Saigon, Monte Carlo, Duras bien sur et son vin de garde à vous! S'enivrant de mots, de sourires sur les ondes des émissions de radio dont s'est nourri le danseur pour posséder cette femme fleur qu'il effeuille à loisir. Les pétales de l'amour, de la passion, de la nostalgie comme pages d'un roman fantôme, à tourner à loisir. Comme les voltes du danseur sur le plateau. Des vêtements suspendus, enveloppes vides et désincarnées comme toile de fond, des notes de musique célèbres de Hiroshima mon amour, des références aux films tournés par cette amoureuse et traqueuse du temps, du montage . Les espaces tracés par Thomas Lebrun s'ingénient à partager cette fiction narrative , gestes au delà des écrits, des sons et résonances des paroles de l'autrice. L'empathie est forte avec ce porteur de messages directs sans fioriture comme l'écriture de Duras. Des silences, des ponctuations pour respirer la prose, pour nous "ravir", nous capturer et captiver, le temps de ce voyage sur les terres durassiennes. C'est en véritable Marguerite, attifé de ses vêtements classiques et peu "sexy", lunettes larges sur le nez, que Thomas Lebrun ose incarner l'artiste. Assise et rêveuse l'esprit ailleurs, le corps reposé. Sans doute par une sobre ébriété, douce et joyeuse, perceptible dans le ton de son émission vocale. La voix est lointaine, changeante, l'inspiration toujours présence même dans les bons mots ou calembour que se permet cette démiurge du roman, du cinéma. On sourit, on rêve on s'embarque dans ce navire ou l'on chante moderato cantabile sur des petits chevaux d'un manège à Tarquinia. La littérature se fait danse, le solo s'achève dans les lumières de Françoise Michel, aux côtés du chorégraphe, complice de son univers secret, discret, jamais étouffant ni envahissant. L'extrême délicatesse de la signature de Thomas Lebrun, en écho aux propos de Marguerite. Une complicité subtile, en filigrane, en pointillé, une danse résolument dépouillée, dynamique, pleine d'une énergie contenue ou débordante. Au seuil de l'hypnose, du calme et de la gourmandise de Duras: les recettes sont bonnes dans les fous rires de ce personnage à découvrir à travers son identité fantasmée par le danseur. Sa présence scintille, virevolte, éphémère papillon de nuit dans le jour naissant au crépuscule des petits matins à potron minet de Marguerite. Celle qui métamorphose l'interprète, le ravit de sa coquille, de son enveloppe pour l'expédier au lointain dans des paysages exotiques chers à Duras. Un moment de grâce à partager en toute intimité. Dans un grand respect, une pudeur ourlée d'humour, de joie, de doute, d'humanité. La Donna Dieu é mobile.
 
A Pole Sud les 1 et 2 Février

jeudi 1 février 2024

"Cadela força – trilogie Chapitre I – La Mariée et Bonne nuit Cendrillon" Carolina Bianchi / Cara de Cavalo: la belle au bois dormant hallucinée.

 


La Mariée et Bonne nuit Cendrillon sont une vertigineuse entreprise : dire les violences sexuelles et les féminicides, en questionnant la persistance des non-dits autant que les possibilités du récit. Celui, par exemple, de la mort de Pippa Bacca, artiste italienne violée et assassinée en Turquie en 2008 durant une performance itinérante. Dans une forme hybride, qui emprunte tant aux codes de la conférence qu’au tableau vivant et au rituel collectif, Carolina Bianchi et sa compagnie convoquent les abîmes du présent et l’histoire culturelle pour mettre au jour une mémoire de la violence. Profondément marquée par le silence collectif et l’invisibilité des victimes, la jeune Brésilienne puise dans les références littéraires et cinématographiques pour faire du réel sa matière. Pour cela, elle n’hésite pas à s’abandonner, sous l’effet de la « boisson du violeur », à la fragilité et à l’impuissance. Dénonçant les crimes dissimulés dans les plis de l’histoire, interrogeant la façon d’en parler, ce spectacle à la beauté radicale est une tentative : celle, en dépit de tout, d’allumer une lumière dans la plus grande obscurité.

"Lamariéeiramal"

La mariée ira mal: de gauche à droite le palindrome est fort...Roma Amor, de même! Car il s'agit ici de tout sauf d'amour même si l'histoire qui sou-tend le récit est celle de deux femmes performeuses qui aiment et défient le temps et l'amour. Carolina Bianchi, de blanc vêtue comme un cowboy féminin se livre devant nous au périlleux exercice du conte: en prenant la parole, seule en bord de scène, assise derrière la table du sacrifice. Ce sera  l'élue du soir pour ce sacre du printemps singulier où les barbares percutent autour d'elle. L'histoire du périple osé et incertain des deux jeunes plasticiennes est débordante de danger, de risque et les frondeuses abordent en robe de mariée, la traversée de l'Europe de l'Est en auto-stop...Le véhicule du mal, de l'angoisse en fantasme récurent. Alors que le texte défile sur un écran, traduction fidèle des mots de l'actrice, l 'intrigue devient triller, haletante, à suspens. Le meurtre d'une des deux protagoniste, Pippa Bacca, tuée et violée lors d'un bivouac sur les routes maudites est la solution finale: à leurs ébats provocateurs et naïfs, innocents à la fois. Un carrosse citrouille comme un corbillard pour une Cendrillon réduite en cendres et oripeaux de peau.La "performance" osant tout comme il se doit dans la définition et les exemples de femmes performeuses dans le monde: Gina Pane, Marina Abramovic pour citer les plus reconnues. 


Sorte de lec-dem, conférence gesticulée, le spectacle palpite, avance à force d'images, de paroles crues et nues. L'autrice-actrice en vient devant nous à absorber le verre empoissonné des victimes de viol: potion magique infernale qui la plonge dans le sommeil et les rêves: ceux qu'on rêve d'effacer alors que l'on ne s'en souvient plus. Cela ressemble aux performances de l'iconoclaste Angelica Liddell, artiste espagnole (auteure, metteuse en scène, actrice, performeuse) avec entre autre son spectacle : Maldito sea el hombre ...Il y a de la sororité entre elles.Dénoncer, performer, s'adresser au public directement sans concession le temps d'un show remarquable plastiquement. La dramaturgie borde les récits quand on passe de l'autre côté du miroir, derrière l'écran.Sept personnages arpentent la scène, autour d'un véhicule parqué: le tombeau des corps sacrifiés par le viol, la cruauté faite aux femmes parce qu'elles sont femmes et victimes "consentantes". L'actualité des propos fait qu'on entre en empathie directement et que les images très dansantes d'un univers pervers et tragique fonctionnent d'emblée. La carrosserie de la voiture comme un habitacle pour un corps alangui. Frissons, dégout, stupeur, angoisse pour le spectateur qui découvre les horreurs qui ne sont pas du cinéma. Malgré les nombreuses références iconiques kiné-matographiques de cet opus sans dieu. Question récurrente dans le texte; qui suis-je sinon mon Dieu. La réparation des corps souillés, humiliés se fait vision onirique d'un cimetière à ciel ouvert où les corps gisent, dépouilles, momies ou femme envoutée, endormie. C'est le groupe mouvant et dansant qui accompagne ces funérailles absurdes qui enveloppent les chairs déchiquetées, meurtries à vie. 


Anatomie d'un viol.

Bourreau et victime sur la sellette. Une endoscopie à fleur de vagin, viol par une caméra intrusive comme une pénétration intérieure d'organe sensible outrageuse d'un gynécologue pervers. Des images en sus de cette coloscopie vaginale.Des fleurs sans les couronnes pour célébrer dignement la mort subite.La reconstruction impossible des élues sacrifiées au ban de la force des mâles abusifs. Le spectacle est un vrai film surréaliste aux images empruntées à Greenaway, Bunuel ou autre Dali fantasque. Sauf que ce sont des femmes ici qui s'emparent du sujet pour en faire un manifeste sur l'art et le corps et que cela impacte fort sur nos émotions, sensations et sentiments. A terre les dépouilles veillent sur le souvenir et la Belle au bois dormant s'éveille tenant à peine sur ses jambes, les yeux révulsés.


Transportée par ses pairs, tribu, meute dansante sur l'autel du sacrifice. Un spectacle de toute beauté et grandeur qui fait ricocher le leurre dans la réalité, le fantastique dans le banal de l'agressivité des hommes envers les femmes. Chapeau les artistes pour ces heures passées en leur compagnie hérissante, dévastatrice , sauvage comme l'humaine condition en proie à ces instincts les plus veules. .

Au  Maillon jusqu'au 2 Février