Depuis plusieurs années, Thomas Lebrun écoute avec ravissement un grand nombre d’interviews radiophoniques de Marguerite Duras enregistrées sur plusieurs décennies dans les « Grandes Heures », collection d’entretiens par l’Ina et Radio France. Elle y parle de l’écriture de ses livres, de ce qu’elle ressent, des sensations que cela lui procure. C’est de cette émotion qu’il s’agit. De l’envahissement de l’être, de cet état si particulier, né de l’abandon dans la danse ou dans les mots. De cette complicité inédite est née une pièce rare, où les mots de l’écrivaine, sa voix, les matières sonores extraites de ses films, de ses chansons, se conjuguent avec les gestes d’un danseur inspiré. Cette danse précise, habitée, fantasque et bouleversante, nous plonge dans l’univers de Marguerite Duras sans jamais laisser de côté celui qui l’incarne, Thomas Lebrun.
« Il y a de la confidence dans ce projet. Il y a le sens que l’on donne à l’écriture, à son identité même, à son partage. Le sens d’une longue traversée que la danse permet au corps. Un corps en perpétuel changement, qui vieillit… Qui cherche autrement le ravissement du geste. »Danser Duras c'est faire entendre sa voix sur les ondes, voix douce et tendre à l"opposé de ce que l'on pourrait croire de ce monstre, cette bête démiurge inclassable de la littérature. Pour exemple en prologue du solo de Thomas Lebrun, un extrait d'une émission de Bernard Pivot qui l'apostrophe de ses diatribes mercantiles à propos du succès commercial de son dernier roman "L'Amant". Elle y répond sereinement, perdue, égarée, confuse presque de devoir obéir aux lois du marché. Puis le danseur de corde s'émeut, se meut, thorax, plexus offerts, les bras en croix dans sa tunique souple et large, de noir vêtu. Les gestes précis, harmonieux, virevolte légère, gracile et ondoyante. Hommage à la beauté des paroles où Duras confie qu'elle danse, sait le faire et le revendique. Les textes choisis par le chorégraphe égrainent le spectacle de leur musicalité, fantaisie et secrets, confidences multiples d'instants de vie: l'enfance au Vietman, Saigon, les enfants que sa mère gardaient généreusement chez elle. Des compagnons de jeu, simples de la même classe sociale, ces "pauvres blancs" colons et vivant en vase clos. La voix off se délivre comme dans les films de Duras, borde les gestes, les fait sourdre et naitre du corps du danseur. Sobriété ou sobre ébriété que ce solo intempestif et solitaire. Le personnage est multiple et revêt bien des facettes de l'autrice: japonaise en kimono, perruquée à la geisha, porteur de panneaux publicitaires touristiques qui illustrent les étapes joyeuses du parcours géographique de la femme vagabonde, instable, déséquilibrée. Saigon, Monte Carlo, Duras bien sur et son vin de garde à vous! S'enivrant de mots, de sourires sur les ondes des émissions de radio dont s'est nourri le danseur pour posséder cette femme fleur qu'il effeuille à loisir. Les pétales de l'amour, de la passion, de la nostalgie comme pages d'un roman fantôme, à tourner à loisir. Comme les voltes du danseur sur le plateau. Des vêtements suspendus, enveloppes vides et désincarnées comme toile de fond, des notes de musique célèbres de Hiroshima mon amour, des références aux films tournés par cette amoureuse et traqueuse du temps, du montage . Les espaces tracés par Thomas Lebrun s'ingénient à partager cette fiction narrative , gestes au delà des écrits, des sons et résonances des paroles de l'autrice. L'empathie est forte avec ce porteur de messages directs sans fioriture comme l'écriture de Duras. Des silences, des ponctuations pour respirer la prose, pour nous "ravir", nous capturer et captiver, le temps de ce voyage sur les terres durassiennes. C'est en véritable Marguerite, attifé de ses vêtements classiques et peu "sexy", lunettes larges sur le nez, que Thomas Lebrun ose incarner l'artiste. Assise et rêveuse l'esprit ailleurs, le corps reposé. Sans doute par une sobre ébriété, douce et joyeuse, perceptible dans le ton de son émission vocale. La voix est lointaine, changeante, l'inspiration toujours présence même dans les bons mots ou calembour que se permet cette démiurge du roman, du cinéma. On sourit, on rêve on s'embarque dans ce navire ou l'on chante moderato cantabile sur des petits chevaux d'un manège à Tarquinia. La littérature se fait danse, le solo s'achève dans les lumières de Françoise Michel, aux côtés du chorégraphe, complice de son univers secret, discret, jamais étouffant ni envahissant. L'extrême délicatesse de la signature de Thomas Lebrun, en écho aux propos de Marguerite. Une complicité subtile, en filigrane, en pointillé, une danse résolument dépouillée, dynamique, pleine d'une énergie contenue ou débordante. Au seuil de l'hypnose, du calme et de la gourmandise de Duras: les recettes sont bonnes dans les fous rires de ce personnage à découvrir à travers son identité fantasmée par le danseur. Sa présence scintille, virevolte, éphémère papillon de nuit dans le jour naissant au crépuscule des petits matins à potron minet de Marguerite. Celle qui métamorphose l'interprète, le ravit de sa coquille, de son enveloppe pour l'expédier au lointain dans des paysages exotiques chers à Duras. Un moment de grâce à partager en toute intimité. Dans un grand respect, une pudeur ourlée d'humour, de joie, de doute, d'humanité. La Donna Dieu é mobile.
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