samedi 10 février 2024

"LE 6ÈME JOUR " de François Cervantes & Catherine Germain: Et Dieu créa la femme.....

 



Désireuse d’entrer en contact avec les hommes, Arletti rôde autour des lieux publics et vole le cartable d’un chercheur qui s’est endormi en attendant l’heure de sa conférence sur la Genèse. Elle entre dans la salle à sa place. La clown entre dans la lumière. En 1995, Le 6ème jour est né de l’envie de Catherine Germain d’être seule en scène avec Arletti, clown qu’elle a créée en 1987. Pour la première fois, Arletti se confronte à la langue comme à un objet étranger, source de fascination mais aussi de difficulté. Que vient-elle exposer dans la lumière ? Dans cette conférence insolite, en s’appliquant à vivre devant nous, Arletti tente de comprendre comment, en ce sixième jour de création du monde, l’aventure de l’Homme a commencé.

 Un clown, une clown, surement pas. Un personnage intemporel, irréel, parapluie et gants rouges, un pardessus par dessus un autre, un chapeau par dessus une petite coiffe rouge, un châle comme chevelure tissée et un maquillage facial clownesque dépareillé. De quoi intriguer plus d'un. Bien vite on s'aperçoit que la table sur la scène a de bien grands pieds quand notre "créature" s'en approche.Toute frêle, toute petite, mais qui rapidement va prendre sa place dans le silence qui plane. A peine quelques petites notes sortent de sa bouche. Singulier personnage à la démarche, aux postures étranges et malhabiles comme un simple d'esprit, un naïf, un ravi de la crèche. Handicapé du mental mais simulant une fausse innocence et virginité. Simplette "créature" qui s'empare du bureau. Inadaptée, pleine de tocs et de tics .Mouvements involontaires, rapides, inutiles, répétitifs, mais non rythmiques (tics musculaires ou moteurs) ou des mots et/ou sons involontaires, brusques et souvent répétitifs (tics vocaux). A l'aveuglette, elle cherche au fond de son cartable, les "papiers" de la conférence annoncée. Enfantine et androgyne, elle sème le trouble.Sur sa chaise qui passe largement sous la table. Quel est son lieu, son endroit? La suite le dira peut-être. Ce n'est certes pas l'archétype de la beauté sacralisée dans les magazines. Pas un mot ne sortira des lèvres de cette fonctionnaire bureaucrate qui tamponne de rage ses dossiers bien ficelés dans des paraphes. Mais la magie opère dans les légers décalages qui la font glisser d'un geste repérable à la danse. Moments de grâce qui se réitèrent dans des passages furtifs, incongrus sous l'impulsion de la joie, du désir ou du sentiment de réussite jubilatoire. Un bout de scotch pour colmater des déchirures des feuillets se transforme en séance de ligotage. Tout bascule tout le temps dans l'absurde, le décalé, l'incongru. De quoi perdre pied et se laisser embarquer dans un doux délire délicieux. Dieu là-dedans fait son labeur: du premier jour au cinquième, la lumière et l'obscurité se faisant concurrence, l'eau et le ciel se transformant en masses adverses. Tout un poème inédit dans une langue chatiée et heureuse. Car notre conférencière retrouve la parole et s'en empare sur un ton nasillard, voix chevrotante de vieille dame usée. Elle fait trembler les arbres et danse quelques pas de flamenco bien tempéré. Des excès, elle sait en faire tout de travers, en ruses et stratagèmes de clown qui trouve toujours une solution pour s'en sortir.  Quelques rots basiques et organiques pour couronner une attitude très franche et naturelle. Le public sera son complice, témoin des bévues d'un Dieu créateur du monde, des animaux entre autres. Une séquence de choix où les poissons et autres chiens "assis" sont énumérés en inventaire exhaustif: du" par coeur", détaché des notes écrites, fulgurant exercice de comédienne. Un livre musical magique comme partition primitive de ce "récital" très rythmé, au cordeau. Serait-ce un prêche, un sermon, une cérémonie païenne, un cours très scolaire de catéchisme biblique que cette dite conférence? A vous d'entendre et d'écouter parler cet émissaire de Dieu qui ne cesse de commenter en digressions les étapes de la création. C'est drôle et désopilant, décoiffant et toujours inattendu. Car Dieu "dit" en restant épatant, décidé et sûr de lui, de sa galerie et devient passeur, relais de ses aventures.Elle "récapitule", "résume" la situation pour mieux la faire rebondir ou la laisser en suspens. En suspension, comme ces gestes qui deviennent danse et transforment la réalité en fiction onirique. Le feu aux petits papiers qu'elle laisse brûler pour distraire l'attention de notre heroine dans des fumeroles de brouillard vaporeux, évanescent comme sa danse autour du feu. Encore un pré-texte pour déraper dans l'art de Terpsichore !

Et Dieu de continuer a se fabriquer seul dans une belle logorrhée inspirée de la langue africaine, dansée évidemment.Et l'on attend ce fameux 6 ème jour annoncé avec impatience.Il nous manque ce "nous", ces hommes qui ne sont pas encore "constatés", estampillés et passés au tamis, au filtre de la création pour de bon. Surgit un magnifique tableau vivant en entremets: vision onirique de ce personnage hybride, blottie sous la table blotti pour échapper à la magie des flocons de papier, neige qui tombent. Vision de charme, très plasticienne, éclairée subtilement dans un beau rapport d'intimité avec "elle". Sur fond de timbres sonores en chinoiseries percussives. Dieu restera en panne, en peine pour créer l'homme. Panique pour cette "pas constatée", pas reconnue, inconnue et sans existence. Comme nous d'ailleurs public non déclaré au registre des naissances de la cité divine.Personne n'existe encore,  alors tout est permis dans une joyeuse anarchie permissive. Cette "Genèse à ma façon" est un manifeste joyeux signé François Cervantes et servi magistralement par Catherine Germain, une perle rare, baroque à souhait dans ses plis et replis de l'âme inventive, habitée par la grâce divine d'un jeu malin, serein, distancié. A l'eau quand le téléphone sonne pour annoncer  un chaos de décibels envahissant, submergeant notre personnage qui disparait peu à peu dans un halo de lumières.Dieu a-t-il réussi à créer en un seul jour ce que nous sommes? Le saura-t-on seulement. Applaudissements du public conquis au final. Qui s'avère fausse fin.

 Une jeune femme en robe rouge se jette sur la scène inondée des eaux du déluge en glissades et autres virevoltes impressionnantes. Se jette à l'eau tout simplement. Issue de la côte d'Adam ? Et Dieu créa la femme ainsi. Danseuse de toute sa peau: c'est Kaori Ito en personne qui franchit le pas et se met à dialoguer avec notre conférencière gesticulante. Et de dévoiler l'identité de la comédienne en la rendant accessible à notre monde: en robe rouge et bottes, voici Catherine Germain en personne devant nous. Le charme est-il rompu ou faut-il ainsi nous ramener sur terre comme le faisait Raymond Devos qui ramenait son public à la réalité, par la main .Faute de quoi il le voyait errer dans la rue de la Gaité, cherchant son chemin autour du Théâtre du Montparnasse....Ressortir "transformés" d'un spectacle, ravis et capturés par les artistes, grandis et responsables "d'une certaine alchimie dans une salle de spectacle".

Invitation à un "pot" de bienvenue spontané où chacun retrouve cette empathie et la cultive le temps d'un verre partagé. Tout l'art de la convivialité de Kaori Ito s'y révèle alors.

 Catherine Germain, comédienne formée à la Rue Blanche – École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, rencontre François Cervantes, auteur et metteur en scène, en 1986, l’année où il crée la compagnie L’entreprise. Il en assure la direction artistique, à la recherche d’un langage théâtral qui puisse raconter le monde d’aujourd’hui, traverser les frontières et s’adresser directement aux spectateur·rices. La comédienne collabore et joue dans la plupart des créations de la compagnie, terrain d’une recherche approfondie sur le travail de l’acteur·rice, notamment dans le domaine du clown et du masque. Ce travail s’axe sur l’écriture de François Cervantes, entre élan vers l’origine du théâtre et geste contemporain cherchant le frottement entre réel et imaginaire.

compagnie-entreprise.fr

Au TJP jusqu'au 10 Février

vendredi 9 février 2024

"Les chercheurs" Collectif La Fleur / Monika Gintersdorfer / Ordinateur: Système D, système Danse dans l'alphabet des gestes.

 


À l’initiative d’Ordinateur, célèbre danseur de coupé-décalé, le collectif La Fleur s’est allié à la metteuse en scène berlinoise Monika Gintersdorfer pour aborder par la scène le parcours de vie de jeunes danseur·euses venu·es d’Afrique. Arrivé·es en Europe pour développer leur art et trouver les moyens d’en vivre, ces expert·es des danses urbaines sont des stars au Gabon, au Congo-RDC ou en Côte d’Ivoire. Elles sont soudain plongées dans un monde nouveau où elles sont inconnues, dans lequel elles vont devoir « se chercher » et développer des « stratégies de cherchement » pour s’en sortir, en dépit des obstacles. Ces témoignages dansés, chantés, dits, rythmés, frappés, auxquels s’ajoute celui de l’artiste américain Mason Manning, sont des histoires de chicaneries administratives, d’ignorance, de racisme. Mais aussi d’espoir, de débrouille, d’énergie vitale, d’ironie et d’humour. S’affirmer comme artiste mais également comme être humain, tel est l’enjeu que déploient les sept danseur·euse·s avec une virtuosité époustouflante, et un sens évident pour la théâtralité.

Chacun cherche son chat. Et à la recherche du temps pas perdu voici un copié-collé digne d'un travail d'ordinateur...Coupez, c'est tourné! Quelle verve, quel entrain et quel talent de performeurs interprètes que ces six danseurs et musicien sur le plateau, une heure durant. C'est le style de chacun qui prime, introduit par le maitre de cérémonie, Monsieur Loyal de la partie. Ordinateur, ordonnateur de cet opus insolite, sorte de catalogue raisonné de danses africaines multiples. Du punch pour tous, les différences de mobilité, de vélocité et motricité pour chacun d'entre eux. Les deux femmes farouches défenseuses de leur droit à danser, aux formes généreuses dans de voluptueuses divagations, ondulantes, soyeuses. Les hommes, de plus petit au plus grand, stylés à la diable. L'un immense oiseau se déploie avec une envergure de bras impressionnante, dans un costume typé africain, les pieds mobiles et farouchement percutants. Une allure princière pour ce morceau de coupé-décalé virtuose. Les autres compères, complices de cette qualité de mouvements diffractée, segmentée, profilée à l'envi. Danse tonique et très architecturée, pleine d'humour aussi et de distanciation. La parole est présente et conte une petite parcelle de vie de chacun: vie d’exilé, d'immigrant, de "chercheur". Celui qui se déplace, se décale pour trouver son identité, garder son altérité. Les artistes du collectif La Fleur, sous la houlette, la baguette du grand Ordinateur, rivalise de virtuosité, de simplicité apparente de leur démonstration prestigieuse. Des instants chaleureux partagés. Au final le DJ musicien se prend un moment de silence pour esquisser quelques gestes souples et ondulants. Il a terminé sa prestation endiablée qui a soutenu tout le spectacle avec brio et empathie avec les danseurs noirs. Il est blanc, allemand, comparse et compagnon de route de cette tribu très animale, féline, le geste en poupe. Les duos qui parsèment le show en battles ou solo restent en mémoire: question-réponse de profil pour ces joutes, de bonimenteurss ou de danseurs. Recommandation officielle : défi. (À l'origine improvisée, elle est issue du milieu du rap et du hip-hop.) Alors le divertissement devient politique et civique dans une questionnement sur l'obtention d'un visa, d'un permis de séjour, d'une reconnaissance. Ils nous font "une Fleur" bien épanouie aux fragrances joyeuses et enthousiasmantes.

Arrivé·es en Europe pour développer leur art et trouver les moyens d’en vivre, ces expert·es (Ordinateur, La Petite Zota, Joel Tenda et Barro Dancer entre autres) des danses urbaines sont des stars au Gabon, au Congo-RDC ou en Côte d’Ivoire. Elles sont soudain plongées dans un monde nouveau où elles sont inconnues, dans lequel elles vont devoir « se chercher » et développer des « stratégies de cherchement » pour s’en sortir. Des histoires de chicaneries administratives, d’ignorance, de racisme, mais aussi d’espoir, de débrouille, d’énergie vitale, d’humour et de virtuosité époustouflante !

Au Maillon jusqu'au 9 Février



"Our daily performance": au quotidien! Ou comment amuser la galerie de l'Evolution. C'est du sport!

 


Giuseppe Chico & Barbara Matijevic
Cie Premier Stratagème France Italie Croatie 5 interprètes création 2018

Our Daily Performance


Barbara Matijevic et Giuseppe Chico fondent la compagnie Premier Stratagème en 2008. Leur travail prend en considération Internet comme une véritable matrice. Our Daily Performance s’inspire ainsi des tutoriels Youtube où les auteurs de vidéos sont musiciens amateurs, passionnés de fitness, ou encore spécialistes en self-défense. Puisant dans des centaines de vidéos, les chorégraphes et les cinq interprètes du spectacle (acteurs, danseurs, acrobates, musiciens) nous livrent des modes d’emploi vivants et originaux pour (sur)vivre dans la société contemporaine. Comment renforcer vos relations personnelles ? Comment tomber sans se faire mal quand on a plus de 65 ans ? Comment faire une chanson rap à partir d’un sonnet de Shakespeare ? Internet regorge d’experts sur ces sujets. Chaque jour, de plus en plus de personnes se tournent vers Youtube pour acquérir des compétences sportives ou sexuelles, des techniques de danse ou de relaxation. Détournées et recomposées avec humour, toutes ses situations sont reproduites au pied de la lettre. Dans ce spectacle, porté par une équipe de performeurs talentueux, le spectateur assiste en direct à de puissantes tentatives de reproduction de ce qui fait la joie et l’horreur de nos réseaux sociaux.

 
 La balle est dans leur camp.Un plateau nu intégral.Un coach de handball rentre en scène, tenue décontractée et va s'ingénier à nous décrire les passes, farces et attrapes du hand, façon technique et ludique d'aborder "la règle du jeu". Une stratégie de jeu pour se positionner sur le terrain.Devant ses coéquipiers de classe, quatre personnages hauts en couleur, il fait office de "sportif" à part entière. On connait la guerre ouverte, les rivalités entre danse et sport. Vera-t-on ici le lieu d'une réconciliation intelligente? La guerre entre Jeunesse et Sports et Culture n'aura pas lieu. Dans des espèces d'espaces multiples des démonstrations de savoir-faire vont se faire jour: postures, attitudes de bon aloi pour cette "lec-dem" sportive de haut niveau. Beaucoup de verbe et de paroles mais aussi pour le groupe, des mimiques et du mimétisme très animal pour parcourir une panoplie, un paysage de poses étonnantes. Digressions et diversions au poing quant aux règles d'or du sport. Ici on se meut pour le plaisir, pas pour gagner. Quoi, d'ailleurs...La cohésion d'une équipe d'entreprise comme credo ou leitmotiv: ce sont les percussions corporelles à la méthode Willems qui motivent leurs déplacements, boostés par les endorphines, ces hormones naturellement produites par notre organisme. Libérées par le cerveau, elles sont majoritairement secrétées lors de situation de stress psychologique ou physique et de façon plus significative pendant ou après l'effort. C'est drôle et savamment instructif: le comique de répétition à l'appui, et le tour est joué. 
A chacun sa spécialité. Après celles du maitre de cérémonie, sorte de Monsieur Loyal, l'une d'entre eux va "signer" les bienfaits du mouvement en décryptant avec grâce et sensualité, les étapes de danse des gestes du quotidien. Magnifique démonstration de danse qui prolonge un vrai vocabulaire de signes. Syntaxe, ponctuation, répétition et explications des traces dans l'espace qui prennent un sens différent selon le rythme, la durée, l'intensité des gestes. Tout ceci très synchronisé, raccord, en canon: très musical alors que le silence est roi. Vient "la chute" avec sa suite d'exercices pour séniors, afin d'éviter le pire à la maison: ces accidents domestiques à éviter à force d'entrainement, de stimulation. Comme dans une salle de gym ou de steps dévolue à la santé physique. On s'y roule en boule, en reptation de chenille, en sauts de grenouille, en divagation de crabe ou d'araignée. La tarentule n'est pas loin pour une tarentelle animale. En ondulations magnifiques au sol pour mieux atteindre son but: appeler au secours en cas de chute sans se faire plus mal. Burlesque et réjouissant tableau vivant de secourisme. Le corps s'adapte, dans cette galerie de l'évolution darwinienne, au gré des acrobaties, des postures et parfois d'une danse qui s’immisce dans cette grammaire codée du corps sportif, du coq sportif à l'âne bâté du sport. Sport de combat, art martial aussi évoqué par des cris de sumo, des exclamations et cris guerriers d'une tribu soudée. La horde hurle et s'ébat pour ces J.O. de luxe en dentelles. Encore un numéro pour mieux rapper en rythme des mots et des poèmes chantés, scandés comme autant de facettes ludiques pour trouver sa voie, son style, son identité. Chaque interprète y trouve sa façon de faire, de montrer, se s'identifier dans sa pratique à une image sportive de son hobby ou obi, cette bande de soie japonaise des geisha ou des karatékas. Plancher pelvien, psoas, grand dorsal, creux poplité, astragale, grand dentelé ou autre muscle en vedette pour mieux bénéficier des bienfaits du bougé. Alors à nos agrès pour honorer cette leçon de gymnastique corporelle allumée, hallucinée. Le clou du spectacle: pour la St Valentin, des postures originales dignes d'un kamasutra du sportif-danseur-acrobate qui sommeille en nous. Un "carré magique" pour sortir de sa zone de confort et devenir un "homme du milieu": celui qui se sépare de sa barre et de son miroir pour intégrer sans béquilles, le centre de l'espace. Des êtres du "milieu" bien accordés, sans filet: une troupe de charme, une petite compagnie charmeuse qui en dit long sur notre rapport au corps. A notre corps défendant. Step fitness pour étudiants STAPS éclairés ce soir-là par tant d'intelligence, de rhizomes et autre marcotages entre danse et pratique sportive. Sciences et techniques des activités physiques et sportives en majesté.

 A Pole Sud jusqu'au 8 Février