mercredi 1 mai 2024

"Guercoeur": emporté par la foule.....Le choeur guerrier pour ou contre le tyran de la temporalité.


Guercœur

Albéric Magnard


Nouvelle production de l’OnR.


Opéra en trois actes.
Livret du compositeur.
Créé le 23 avril 1931 à l’Opéra de Paris.


Dans le cadre du festival Arsmondo Utopie

 


Dans l’au-delà éthéré, temps et espace sont abolis. Les ombres, délivrées de leurs soucis terrestres, célèbrent la grandeur de la déesse Vérité. Nimbée de sa gloire éternelle, elle trône, triomphante, entourée de Beauté et Bonté ; à ses pieds gît Souffrance dans son manteau de sang. Au milieu de ce chœur de louanges s’élève une plainte discordante : « Vivre ! Qui me rendra l’ivresse de vivre ? » C’est celle de Guercœur, mort dans la fleur de l’âge après avoir trouvé l’amour auprès de Giselle et libéré son peuple d’un tyran aux côtés de son ami Heurtal. Incapable de trouver le repos, Guercœur implore qu’on lui rende son enveloppe charnelle. Vérité le met en garde : deux années se sont déjà écoulées sur cette terre où rien ne dure. Sa chute hors du Paradis pourrait être brutale… 

C'est un destin incroyable, une fable lyrique originale et flamboyante, un récit chanté et incarné par des artistes irréprochables: "Guercoeur", c'est un bijou musical renforcé par le rôle primordial du choeur: cet ensemble compact de voix, cette masse sonore si subtile et si engageante vis-à-vis de la narration. C'est lui qui démarre l'oeuvre après une ouverture prometteuse. Dissimulé derrière le décor ou dans le foyer pour mieux ensuite investir le plateau: une foule qui tient la scène et la parcourt de postures, attitudes et déplacements dignes d'une Pina Bausch. Des chaises comme simples supports corporels pour le jeu des chanteurs. Un "Cafe Muller" qui s'ignore tant la présence de ces objets à quatre pieds et dossiers de fortune occupent l'espace. En rang serré comme pour un ordre strict et dictatorial, ou en désordre disséminées sur la scène pour semer le chaos de la révolte. Guercoeur est une œuvre politique et engagée où les personnages très bien campés évoquent chacun caractère et intrigues. Un homme en est le coeur, charismatique chef de file d'une société familiale complexe où les amours sont alliances et vérité. La "vérité" incarnée par Catherine Hunold, solide voix chaleureuse et puissante. Mère et gardienne des valeurs filiales, tendre et attentionnée porte parole de la "vérité" que l'on ne saurait cacher. Lui, Stéphane Degout, exceptionnel ténor à la large tessiture, au don de la diction comme nul autre. A travers ses paroles, son jeu magistral de tyran mort ou vif rescapé des temps qui traverse un monde utopique où renaitre serait possible.. Il est poignant et crédible au point de vous ravir la raison et vous entrainer dans un rêve idéalisé d'immortalité. Giselle, Antoinette Dennefeld, brillante et sensuelle soprano envoutante est l'amante adorée de Heurtal, le successeur du Grand Maitre des destins, ce gourou adulé mais aussi renversé par la foule versatile. Heurtal lui aussi interprété par Julien Henric passionnant personnage aux intonations subtiles d'une voix pénétrante, timbrée aux résonances et fréquences parfaites. C'est dire si face à ces clefs de voûte, le choeur doit être vivant, solide: son rôle enveloppant la narration est primordial: foule compacte ou divisée par des choix politiques, cet ensemble se meut dans l'espace, mis en scène et dirigé de main de maitre par Christof Loy. Quasi chorégraphe éclairé d'une direction d'acteurs sobre et dépouillée, efficace et très lisible. Sobre ébriété d'une musicalité hors pair qui glisse vers le cantique ou les accents de messe ou requiem. Masse sonore égrenée de soli en son sein. Puissance du nombre et du groupe en costumes banalisés citadins d'aujourd'hui. Un ensemble digne de plus grand intérêt, sujet et objet d'émotions, de révoltes, de résignation ou de réconciliations. Marée humaine en flux versatile, assemblée dans une agora vocale resplendissante et très présente. Loin d'une décoration ou d'un caricatural rituel d'accompagnement d'opéra classique. Une fonction assumée par le Choeur de l'Opéra du Rhin exemplaire. Force et "occupation" du plateau en toute légitimité dramatique. Quant au décor on y retrouve la magie de la scène tournante qui oscille et renverse les coeurs battants. Révèle comme les pans de frontières blanc, un paysage romantique, un mur vierge et des éclairages de toute beauté. Johannes Leiacker et Olaf Winter pour maitres d'oeuvre. Les chaises, mobiliers qui s'éparpille, se range à l'envi sans que l'on y prenne garde. Comme des ombres portées de corps figés, raides inflexibles. Alors que cette humaine assemblée vouée aux charmes de la postérité et de l'éternité se meut savamment orchestrée par Ingo Metzmacher, chef d'orchestre attentif et en phase avec cette musique impulsive et domptée de Albéric Magnard. Le public ovationne les artistes dans une communion digne de ces plus de trois heures et trois actes passés en leur divine compagnie. Une réussite sans précédent dans la sphère des opéras méconnus, ignorés ou ressuscités comme ce "Guercoeur" de toute beauté.

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 7 Mai


Compositeur engagé, féministe et dreyfusard, Albéric Magnard (1865-1914) est comme son personnage : un héros mort pour la liberté de son pays. En septembre 1914, il est tué en tentant de repousser seul des soldats allemands qui brûlent sa maison en représailles. Une grande partie de ses manuscrits inédits sont détruits, dont celui de
Guercœur qui sera par la suite miraculeusement reconstitué. Après un long séjour au purgatoire des chefs-d’œuvre oubliés, cet opéra fascinant, dont la partition prodigieuse contient des fulgurances post wagnériennes transfigurées par les couleurs de la musique française, revit sur une scène lyrique française pour la première fois depuis sa création en 1931, grâce à Ingo Metzmacher, Christof Loy et Stéphane Degout.

Direction musicale Ingo Metzmacher à Strasbourg, Anthony Fournier à Mulhouse Mise en scène Christof Loy Décors Johannes Leiacker Costumes Ursula Renzenbrink Lumières Olaf Winter Chef de Chœur de l’Opéra national du Rhin Hendrik Haas 

Guercœur Stéphane Degout Vérité Catherine Hunold Giselle Antoinette Dennefeld Heurtal Julien Henric Bonté Eugénie Joneau Beauté Gabrielle Philiponet Souffrance Adriana Bignagni Lesca L’Ombre d’une femme Marie Lenormand L’Ombre d’une vierge Alysia Hanshaw L’Ombre d’un poète Glen Cunningham

 


mardi 16 avril 2024

"Gounouj": quatuor hors sol majeur. Sous le soleil exactement.

 


Cie Zimarèl France 4 interprètes création 2024

Gounouj

Léo Lérus est guadeloupéen. Après sa formation au Conservatoire National Supérieur de Danse de Paris, il débute sa trajectoire professionnelle comme interprète avec différents chorégraphes prestigieux, notamment Wayne McGregor, Ohad Naharin et Sharon Eyal. En 2010, il se lance dans la création de ces propres pièces où les danses du Gwo-ka de son île natale rencontrent sa danse contemporaine acquise. Pour Gounouj, le chorégraphe s’intéresse tout particulièrement aux impacts de l’homme sur son environnement en prenant appui sur une partie très précise de son île, Gros Morne / Grande Anse, là-même où faune, flore et conditions atmosphériques sont à un point d’équilibre parfait, mais aujourd’hui compromis par l’influence des actions humaines. La question de la préservation de nos environnements suscite souvent de l’affliction et du découragement en même temps qu’une forme d’espoir dans l’adaptation. Cette alliance de sentiments a priori contradictoires sont à la base du projet du chorégraphe qui nous emmène en voyage entre “Saudade” (état émotionnel complexe entre douce tristesse et espoir) et “Bousyè” (mot créole décrivant un crustacé en période de mue). De cette évocation naît un quatuor plein de nuances, où les corps s’inspirent de ces deux sentiments en même temps.

 
C'est dans une ambiance de jungle suggérée par un environnement sonore riche de cris d'oiseaux, de mugissement que se pose la danse d'une femme vêtue légèrement d'un short et d'une tunique sombre. Danse ondulante, giratoire, langoureuse, ouverte en autant de balancements sensuels. Atmosphère intime et chaleureuse, délicieuse. Son corps se trousse et se retrousse comme des algues ou les tentacules d'une méduse enchantée. Paul Valéry compare la danseuse justement à cet animal marin des eaux profondes dans "Degas, danse, dessin" : Valéry imagine des Méduses qui apparaitraient sur un écran, des Méduses souples et voluptueuses : « Point des femmes, mais des êtres d’une substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre follement irritables, dômes de soie flottante, couronnes hyalines, longues lanières vives toutes cousues d’ondes rapides, franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ». Ainsi, Valéry est fasciné par une grande Méduse excitante et séductrice : « Jamais danseuse humaine, femme échauffée, ivre de mouvement, du poison de ses forces excitées, de la présence ardente de regards chargés de désir » et ce serait un « songe d’Eros »…
 
Nous y voilà dans ce fantasme éclairé et sensible. Deux autres danseurs se joignent à elle pour former un triangle improbable qui se meut avec la même élégance nonchalante et versatile. C'est de l'orfèvrerie, du cousu main tant les corps s'adonnent à leur art sans modération, déclinant toutes sortes de franges, de diversions chorégraphiques très écrites dans l'espace. Corps pliés, dépliés, à la renverse, ivre de force et de délicatesse. Enivrant et hypnotisant sans nul doute. Les sens en éveil, les regards fascinés par tant de volupté, le spectateur est "médusé" et en proie à l'émotion autant qu'au tourment. Un solo encore plus sidérant pour ne pas effacer ces premières traces de beauté des corps charnels à la Gauguin: une danseuse s'éprend du sol, de la terre pour s'y fondre et se répandre, pour faire corps et animalité avec la terre. L'érotisme de cette séquence est celle d'un faune ou d'une nymphe un bel après midi de chaleur écrasante. Nijinski veille en secret cette créature paradisiaque.La nature est omniprésente dans cette pièce où le figure de la "grenouille" se dessine dans des sauts, des écarts de jambes, des révolutions de gestes, des oscillations de bassin fascinantes. Très aquatique la danse se déploie, se transforme en autant de traces et signes, calligraphie tonique d'une écriture propre à Léo Lérus. La grâce en prime, en suspension pour un envol qui puise sa force dans l'ancrage terrien. Lumières et musique signée du chorégraphe pour tenir cet édifice fragile qui se défait à l'envi. Sans cesse renouvelé, enrichi de petites touches comme la composition enivrante du "Boléro" de Ravel. Reprises, répétitions des gestes enrichis d'une musicalité qui sourd de toute la peau. Qui transpire et nous rappelle que nous sommes faits d'eau, de sueur et de flexibilité. La souplesse du roseau qui penche et ne se brise pas. Un ravissement inégalé. 
 
A Pole Sud les 16 et 17 AVRIL

"Le monde à l'envers": laissez danser les p'tits papiers....Secrets de fabrication.


 Trop spontanés pour être des adultes, les trois personnages convoqués sur scène sont aussi bien trop inhibés pour être des enfants. Ils s’épuisent à répondre à l’appel et être à la hauteur de la situation : sauver le monde ! Un peu démunis, un peu ridicules, ils échouent à se transformer en super-héros. Mais ces figures extravagantes inventées au siècle dernier et qui habitent encore nos imaginaires sont-elles vraiment des modèles ? 


Porté·es par le souffle des enfants et l’énergie de la danse, les trois apprenti·es sauveur·euses tentent de se relever, de se débarrasser du superflu, de faire sortir d’elleux quelque chose de plus essentiel, de plus fondamental, de plus léger aussi. Et si c’était ça le secret pour réenchanter le monde, retrouver cette fantaisie et cette liberté de l’enfance ? Convaincue de la place à donner aux paroles des enfants et à leur créativité innée, Kaori Ito chorégraphie ici son premier spectacle adressé au jeune public. Pour ce faire, elle a recueilli des confidences d’enfants en s’appuyant sur un théâtre ambulant d’origine japonaise, le Kamishibaï, théâtre de papier pour lequel elle a dessiné et écrit une histoire, lue par Denis Podalydès. La maison des secrets raconte un monde qui marche à l’envers que seuls les secrets des enfants peuvent sauver. Comme un rituel de passage, ce Kamishibaï précède la représentation du spectacle.

Un petit théâtre de Kamishibai accueille le tout jeune public rassemblé dans la "maison" du TJP de la Petite France: un lieu désormais voué à la création de spectacles "fabriqués" pour les tous jeunes acteurs-auteurs-spectateurs du théâtre "vivant". Une merveille de conte imagé où les icônes merveilleuses de Kaori Ito se succèdent et circulent comme un livre ouvert sur le monde. En voix off le conteur renverse le monde et nous éveille à la beauté des choses environnantes. Loin du guignol appuyé de notre bonne culture ce joyaux esthétique et narratif enchante et surprend: histoire de franchir les frontières et découvrir d'autres mondes...à l'envers du décor. 

Suit dans la petite salle du dessous le spectacle en boite noire animé par trois conteurs-danseurs en jogging banalisé. Ils rêvent avec nous de dévoiler des secrets, ceux des enfants, enregistrés en réel qui sortent de la boite d'un vieux téléphone à cadran lumineux. Plein de verve, de punch et d'énergie, nos trois lascars férus de découvertes, curieux, s'adonnent à la danse. Un très beau solo inaugure la pièce, entre burlesque, danse d'expression et danse buto. Sans far ni caricature, le mouvement est profond, ancré, expressif. Valeska Gert ne le renierait pas. Place à l'échange avec les enfants avec "une composition" chorégraphique inventée in situ et en l'état, reprise à l'unisson par tous dans la salle. Ca marche par mimétisme et empathie naturelle. Les costumes sont multicolores et bigarrés, joyeux et fantaisistes: une mue salvatrice, chrysalide ôtée des vêtements sportifs de départ. On quitte l'uniforme pour le sauvage et beau. La danse revêt un aspect animal, au sol, à terre, vagabond et primitif. Les trois danseurs complices et fraternels. La musique les soutient et les transporte en commun pour nous régaler de rythmes et notes d'humour. Kaori Ito touche là où ça fait mouche: dans nos coeurs et rêves d'enfant, dans nos peurs retranchées ainsi partagées. Belle réussite allègre pleine d'enthousiasme et de créativité chorégraphique à l'image de ces figures fantastiques du théâtre Kamishibai ressuscité.

*CITATION TEXTE INSPIRÉE DE PINA BAUSCH


INTERPRÈTES MORGANE BONIS, BASTIEN CHARMETTE ET ADELINE FONTAINE
DIRECTION ARTISTIQUE ET CHORÉGRAPHIE KAORI ITO
COLLABORATION ARTISTIQUE GABRIEL WONG


Au TJP jusqu'au 20 AVRIL