dimanche 14 avril 2024

"Micro collisions, Balade anthropocène" : port d'attache, arpents d'hétérotopie.

 


Michel Lussault est géographe. Frank Micheletti est chorégraphe. Chacun à sa façon observe et explore les espaces. Ensemble, ils conçoivent une « balade anthropocène » et nous invitent à arpenter en leur compagnie un quartier, le Port du Rhin. Pas à pas, ils racontent les relations, interconnexions, convergences qui existent entre différents espaces. Une balade pour mettre en partage perceptions et réflexions sur le sens de nos activités, interrogeant le futur de nos villes. Une balade pour questionner nos manières d’habiter et de traverser des lieux multiples, morcelés, diversifiés. Ou quand les émotions et le savoir font un pas de deux pour repenser le monde.

Les "non-lieux" de Marc Augé ne sont pas loin de cette digression spatiale savante de nos deux protagonistes. L'hétérotopie non plus, concept et pensée spatiale qui désigne la différenciation des espaces, souvent clos ou enclavés, caractérisés par une discontinuité avec ce qui les entoure (voir Michel Foucault). Au Port du Rhin, voici le terrain de choix de ces deux "artistes"convoqués pour l'occasion à nous faire découvrir, voir, ressentir ces "utopies", terres de visions, de rêves, de bâtisses ou de "sans lieu" comme le souhaitait Alwin Nikolais. L'utopie, un espace vu comme corporel, intime, parmi l'espace des autres. Un enchevêtrement, une symbiose entre soi et l'espace.


Le groupe de "spectateurs" rassemblés par la curiosité s'ébranle vers un autre relais-territoire que celui du rendez-vous. Et là, démarre une présentation succulente du géographe: l'annonce de tout ce que ne sera pas cette divagation dans ce quartier, tranche de vie portuaire de la cité strasbourgeoise. A savoir l'aspect historique, touristique ou anecdotique de ce coin de ville en périphérie. Un extrait de Georges Perec tiré de "Espèce d'espaces" pour éclairer sa ligne éditoriale de mire, son terrain de jeu. L'espace entre nous et les autres, celui qui nous habite, que l'on habite. Dans la verticalité et l'érection de l'humain. Pas celui où on se "loge" mais celui entre les plis et replis du paysage, de la géographie, cartographie qui se détend, comme un corps. Pliés et dépliés du danseur pour se confronter aux courbes de niveau, aux déclinaisons du terrain. Un discours éclairant, allègre et joyeux qui augure de beaux mouvements de l'esprit, de conjonction avec la danse et le propos plus chorégraphique de Frank Micheletti. Ce dernier nous invite à quitter la première station pour gagner un vaste espace, paradis de la perspective où chaque détail prend son sens, son ampleur, son existence. Le temps d'une méditation que le danseur prendra au vol pour nous initier à la science de Steve Paxton ou Julyen Hamilton, Mark Tompkins. Cette "danse contact" dont le secret est le rapport à soi, à l'autre dans les sensations environnantes, proches des mouvements du quotidien. Frank nous invite à tester la marche lente en direction du port, de sentir et voir les mouvements infimes de l'immobilité, ce "petit bougé"' de Nikolais. Partage de sensations fines, d'être soi et ensemble dans un environnement sensible. Ne pas "se cogner" ni heurter l'autre, les objets. L'écoute collective est forte et l'expérience fonctionne en empathie avec nos deux "guides", éclaireurs, veilleurs de paysages. 
 
Plus politique, la troisième station se pose face aux anciens bâtiments de la légendaire "Coop" alsacienne, mère et fondatrice des mouvements sociaux du début du siècle, veillant au bien-être de tous les travailleurs. Face à ses vestiges, le "drive" de Leclerc: champion de la spéculation immobilière, du fond richissime de la nouvelle génération d'investisseurs fonciers. Belle touche géo-politique dans ce phénomène souligné à partir de l'architecture, de l'occupation des sols remembrés. C'est sur un amas de gravats qu'une silhouette apparait, danse et se bat avec ces pavés de débris. Symbole de destruction mais aussi du retour  au recyclage des matériaux. On entre dans une nouvelle ère de consommation. Ascension comme celle d'un rocher de Sisyphe, un terril de Wuppertal dans le film de Pina Bausch, "La Plainte de l'Impératrice". Belle image lointaine et inaccessible. Puis c'est l'investigation des nouveaux terrains de la "coopérative" dédiés à moultes fonctions dont les dépôts du Musée zoologique. Là sur les murs, des photos des animaux empaillés ornent les murs. Danse de Frank Micheletti sur l’errance, les sans-abris sans demeure, hormis ces escaliers qui lui servent de rampe de lancement pour un solo dans cet environnement cruel, saisissant d'ironie. Rejoint par Maureen Nass s'agrippant aux déclinaisons de sol en osmose avec son partenaire de jeu. Des primates taxidermisés entrent en complicité et miroir de ce que nous faisons du passé, de nos corps dans un nouvel environnement artificiel en diable. 
 
Suite et fin de l'aventure face au bassin du port là où se trouvent les conteneurs  maritimes, ces "box" boites, celles du trafic mondial fluvial. Là notre géographe jubile à nous conter des chiffres incroyables de quotta de remplissage des ports. Et Frank d'enchainer sur les résultats de ses toutes récentes recherches à ce propos. Brandissant fièrement un appareil de toute beauté qui va nous restituer sous forme de disque, les informations pétrolières des premiers puits d'exploitation. Ce petit  lecteur tourne- disque - Sonorama vintage - valise comme un objet fétiche et très beau collector qui se balance ici au vent dans la fragilité de son socle. Ainsi que des disques vinyle 45 tours cartes postales vintage de sa collection. Très émouvante séquence bordée de danse, celle des espaces entre le chorégraphe DJ musicien de facture et sa partenaire qui le rejoint pour la troisième fois. Elle désigne des directions, se fond dans cette perspective fuyante, comme un personnage de premier plan dans un film format 16/9ème. On est ailleurs, en "utopie" complète dans un topos étrange chargé de passé autant que d'une réalité qui nous dépasse. Celle des algorithmes, des grands ordonnateurs qui tracent et signent nos vies, nos déplacements, nos désirs. C'est en état de poésie que l'on se rejoint dans cette "lec-dem" hors du commun sur les sentiers de "l'âne"... Un périple plein d'oxygène, de souffle et d'audace, d'étonnement, de déclinaisons sur ce vaste territoire, espèce d'espace à vivre,sentir, habiter de toute notre corps et humanité. Et qui en dit long sur l'intelligence de la pensée en mouvement des danseurs... et géographes. Choré-géo-graphes en herbe.

 Avec
Michel Lussault, géographe
Frank Micheletti, chorégraphe

Sur une proposition de POLE-SUD, Centre de développement chorégraphique national. Dans le cadre du Festival Arsmondo Utopie

Strasbourg Port du Rhin 14 avr. 2024

A propos des hétérotopies selon Michel Foucault 

A partir de Foucault, envisager la place des corps permet de penser les hétérotopies comme des espaces absolument autres et les utopies comme l´absence d´espace. Le corps dispose de l’utopie comme d’un chemin récursif pour se constituer autrement. Bien que l'utopie et l´hétérotopie semblent des notions contraires, le philosophe français montre que l'utopie permet de consolider des espaces autres et, en même temps, de trouver le substrat de la pensée utopique dans l’idée de devenir autre. Et reprenant le caractère essayiste de l’œuvre du philosophe, cet article a examiné les d’utopie, d’hétérotopie, et d’expérience du corps, comme une preuve de l’exercice philosophique de Foucault. Exercice qui lui a permis de transformer sa propre subjectivité, d’examiner les espaces qui sont parvenus à se réaliser et qui ont constitué le corps lui-même. En ce sens, le but de ce travail a été d'interpréter les analyses de Foucault sur l´espace et de voir comment celui-ci converge avec l'expérience du corps utopique.

 

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