vendredi 7 février 2025

VOICE NOISE , Jan Martens / GRIP : o solitude...Les sons du corps

 


Depuis l’Antiquité, l’histoire des hommes est aussi celle d’un silence imposé aux femmes, dont la voix a souvent été associée à l’irrationnel, à la monstruosité et au désordre. Tel est le constat de l’écrivaine Anne Carson, dont l’essai The Gender of Sound (1992) est le point de départ de la nouvelle création de Jan Martens. Puisant dans un large corpus sonore des cent dernières années, le chorégraphe flamand fait résonner ce qui a été tu : des morceaux et des tonalités méconnus, des voix de femmes novatrices et disparues de l’histoire de la musique. Faisant confiance à la puissance évocatrice du son – du murmure jusqu’au chant –, il lui donne forme à travers le corps : celui de six danseuses et danseurs, dont il laisse s’exprimer l’individualité. Sans abandonner complètement l’organisation quasi géométrique des corps dans l’espace qui constitue sa marque de fabrique, le chorégraphe invite les artistes à s’émanciper peu à peu des cadres. Pour mieux écrire une contre-histoire sonore et gestuelle.


Le plateau s’anime peu à peu de la présence des artistes ; les micros en tête de gondole présupposent des prises de parole individuelles. C’est ce qui ne manque pas de se produire en ouverture, prologue de cette pièce somnambulique qui se profile.

Des individus, tous physiquement très différents : une petite femme aux côtés d’un immense homme à la peau noire, quatre autres interprètes pour rééquilibrer les contrastes saisissants. Dans l’ombre ou la lumière, les corps se sculptent à l’envi, passages ou arrêts sur image flottants. Les sons sortent et sourdent des lèvres, de la glotte, du pharynx : premiers cris ou dernier souffle nous rappellent que la danse est respiration, souffle de vie. Très inspirée de ces éléments fondamentaux, la danse exulte et se répand, plutôt dans la verticalité, la saccade, le déhanchement tectonique du corps d’une des danseuses, le short partagé entre yin et yang.

Les autres personnalités déploient un savant savoir-être solitaire, tant leur gestuelle est taillée à la mesure de la musicalité de leur corps. Les sons naviguent dans l’espace, les voix s’articulent sur des morceaux de musique choisis pour leur étrangeté. Beau travail de résonance, de tenue, de soutien, phonant avec délice dans des textures vocales, timbres et hauteurs variés.

Sur cette estrade toute noire et scintillante, les lumières divaguent, poursuivant les protagonistes de cette messe secrète, office singulier de participants à la recherche de leur identité vocale. Unisson rare et précieux parfois, qui se diffracte vite en parcours d’électrons libres. Les silhouettes des danseurs, telles des ectoplasmes vivants, évoluent sur des partitions en équilibre sonore. Lenteur et concentration, focus sur l’ancrage pour une chorégraphie, ensemble de solitudes divaguant sur le plateau. Hypnotique ou quelque peu soporifique, la danse déroule ses méandres, sa rémanence optique comme une plaque tournante de béatitude.

Bruits, murmures, chuchotements et cris d’animaux forment un chœur distendu, éparpillé, chef de file d’une mélodie inconnue qui berce et interroge notre perception des sons. Pour mieux faire corpus dei d’une ode aux bruissements du monde.

Jan Martens intrigue et surprend, décale la narration vers des histoires de corps singulières, intimes, leurs échos comme une plainte de la déesse même des sons : en écho avec le monde environnant. Ce nom provient de la nymphe éponyme de la mythologie grecque, censée incarner ce phénomène.


 Au Maillon présenté avec POLE-SUD, CDCN  jusqu'au 7 Février 



mardi 4 février 2025

Emily Loizeau : atire d'elle : un hêtre vivant !

 


Après Icare, son album le plus rock, et une tournée triomphale, Emily Loizeau est de retour avec La Souterraine (septembre 2024). Ce nouvel opus creuse le sillon d’un virage vers des titres électriques, portés par l’interprétation intense et puissante d’Emily Loizeau accompagnée de ses talentueux musiciens. 

L’autrice compositrice et interprète reconnue (Prix Constentin, Chevaliere Arts et Lettres , Disque d’Or, Nomination aux Victoires de la Musique), revient nourrie de saines colères. Engagée, elle interroge les contradictions de la société moderne, et chante des thématiques difficiles et à la fois baignées d’espoir éperdu et déterminé. Emily Loizeau nous appelle à ne pas abandonner la lumière, pour regarder dans les yeux et vaincre la noirceur, et nous soulever ensemble pour rendre ce monde meilleur. 

Et sa grandeur est ici celle d'être présente intensément résurgence de musique comme des eaux souterraines émergeant d'un terrain perméable karstique. Car elle possède ces minéraux précieux qu'elle partage: le chant, le piano et une voix chaude et généreuse, vecteur d'énergie contagieuse. Se confronter avec deux guitares électriques et un batteur, c'est savoir s'entourer d'autres vibrations et construire un quatuor trèfle à quatre feuille gage de bonheur musical. Emily Loizeau parvient à entrainer son public dans un trajet, parcours inédit sur la planète terre: celle des aïeux sioux qui se battent pour défendre culture et territoire, celle d'une femme jeune afghane de 14 ans qui traverse les continents pour être enfin libre.Engagée, sincère, elle partage ses mots si précieux avec nous et permet un dialogue limpide et perméable. Souterrains et fondateurs d'une communication encore possible ces temps difficiles pour la démocratie et la culture partagée. Et c'est avec bonheur qu'on la retrouve avec trois morceaux, où seule au piano elle se lâche et parvient à un lyrisme et une douceur non contenus. Alors qu'auparavant elle s'engageait dans une danse intense, forte presque violente où bien campée sur ses pieds nus, elle s'ancre dans le sol. La chorégraphie de Juliette Roudet, sur mesure et en cadence pour dévoiler toute la musicalité des gestes de la chanteuse, enivrée de rythmes.Le soulèvement à la Didi Huberman comme bréviaire et acte de foi. Belle prestation qui atteste des recherches de l'autrice et chanteuse sur la vie, le végétal, tout ce qui nous constitue et demeure en danger. Belle comme un soleil dans sa longue robe dorée, qui laisse découvrir un dos nu, splendide architecture mouvante.Son visage grave, sa bouche parfois arquée pour exprimer la douleur ou un sourire charmeur aux lèvres pour laisser passer le courant de ce flux souterrain qu'elle met au grand jour.Comme les eaux siphonnées des terres calcaires qui parfois deviennent rivière asséchée pour mieux surgir là où on ne les attend pas. La scénographie pleine de lumières et d'ombres portées sur de grands tissus ajoute poésie et espace à ce concert unique et plein de charme aussi. Électrique en diable. Et chi va "piano" va sano...

Chant, piano : Emily Loizeau Basse, claviers : Boris Boublil Guitare : Thomas Poli Batterie : Sacha Toorop

Au Preo Oberhausbergen le 4 Février

"Los días afuera" de Lola Arias :trans gressions operationnelles

 


Mêlant théâtre, images filmées, musique, danse et chant, Los días afuera – les jours dehors – fait une place aux récits de celles et ceux qui hier encore étaient relégué·es au plus bas de l’échelle sociale. Le spectacle est né de l’immersion pendant plusieurs mois de la metteuse en scène Lola Arias dans une prison de Buenos Aires au sein d’un groupe de 14 femmes et personnes transgenres. Jocelyn, Nacho, Estefania, Noelia, Carla, Paula ont tous·tes été marqué·es par le trafic de drogue et la prison en Argentine. Désormais libres, iels sont aide-soignante pour personnes âgées, chauffeur, barmaid, travailleuse du sexe, danseuse de voguing et acteur·rices de leur propre comédie musicale rock.
Un vent de liberté souffle sur le TnS.

Vous cherchez le perfect match entre Orange is the new black et Griselda ? Vous voulez faire voler en éclat vos fantasmes et vos a priori sur l’univers carcéral ? Faites-le avec Los días afuera.
 
 

On ne badine pas avec l'identité, ni avec l'authenticité dans ce show qui ravit et décontracte sur un mode ludique et festif. Parler de trans, de queer et de bien d'autres façons d'être au monde n'est pas chose facile ni aisée. Prendre le ton de l'humour et de la distanciation apparait comme un mode possible et efficace: avec de "vraies" personnes concernées par leur vécu qui tiennent le plateau en parfaites professionnelles de la profession. Six personnes donc pour abreuver témoignages, images filmées, saynètes et sketches sur le propos de la différence et de la post-prison. Un chalenge réussi qui tient en haleine de bout en bout tant la mise en scène, le jeu et les lumières confèrent à cet opéra bouffe incongru un caractère de music-hall hors norme. 
 

Pas de corps canoniques ni de paillettes ni de descente d'escalier ou de truc en plume. Mais des êtres humains façon comédie musicale colorée, enjouée mais si véridique. Chacun-ne prend la parole et se présente, les destins croisés ou parfois si uniques comme bouclier. La prison comme geôle durant des peines assumées pour faute d'avoir oser afficher et tenter de vivre leur identité. Dans un pays où de surcroit la tolérance et la bienveillance ne semblent pas de mise. Ce voyage en compagnie de nos anti-héros se déroule sur des praticables échafaudages, dans une piscine de pacotille, sur des rails glissants de la vie quotidienne post-carcérale. Ou dans une voiture rutilante qui contient cette solidarité, cette complicité entre corps méprisés, ignorés, malmenés par des interrogatoires d'embauche humiliants. Belle prestation généreuse et enthousiasmante que ce "Los dias afuera" mis en espèce d'espace et chorégraphié par Lola  Arias et André Servera avec brio et fougue. Un vrai divertissement qui, ose son non, sa dynamique, son écriture pour dénoncer à vif des conditions de vécu inimaginable. Le théâtre comme second souffle et réparation des destins cabossés par la loi et le mépris. Madame Arthur et le Cabaret Michou, très loin à l'horizon des temps révolus...Et la musique, le voguing comme toile de fond animant les corps, les voix et la narration jusqu'alors étouffés par le carcan social et sociétal. Une victoire sur l'enfermement et ses conséquences dramatiques du retour à la réalité
Et pour l'ambiance bon-enfant, désormais carte de visite du TNS, un petit orchestre argentin invité par la Maison de l'Amérique latine !

Avec Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Estefania Hardcastle, Noelia Perez, Ignacio Rodriguez
[Et la musicienne] Inés Copertino
 
Au TNS jusqu'au 7 Février