lundi 20 mai 2019

"Manon"d'Oivier Py : sur l'hotel du pardon.....


Opéra-comique en cinq actes sur un livret de Henri Meilhac et Philippe Gille, d'après le roman de l'abbé Prévost, L'Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut.
Créé à l'Opéra Comique en 1884.

"Le jeune Des Grieux a le coup de foudre pour Manon que sa famille destine au couvent. Il l’enlève et tous deux découvrent Paris, ses libertins et ses vertiges. Leur passion résistera-t-elle ?
« Je ne suis que faiblesse et que fragilité » avoue Manon. « Sphinx étonnant, véritable sirène » s’émerveille Des Grieux. Délicatesse et calcul, sincérité et corruption : cet « éternel féminin » inventé à l’aube des Lumières fascina le XIXe siècle. De la création de Prévost, la plume amoureuse de Massenet fit un personnage d’une bouleversante sensualité. Et le compositeur dressa autour de l’héroïne un tableau social vertigineux, dans ce qui est une oeuvre musicale totale.
Ce très grand titre de notre répertoire revient à la salle Favart – dont les portes s’ouvrent sur une statue représentant Manon – dans une production poignante. Tournons le dos aux fêtes galantes et renouvelons notre regard sur le destin de cette jeune fille qui aime le plaisir et l’incarne.
Belle et sans concession, la vision est signée Olivier Py et sculptée par la baguette passionnée de Marc Minkowski, à la tête des meilleurs interprètes. À un tel projet, il fallait aussi une Manon d’exception : Patricia Petibon, forcément."

Quand l'émotion naît d'un jeu, d'une atmosphère et d'un sujet qui touche, alors on peut affirmer que la mise en scène d'Oivier Py de cet opéra bouleversant touche et fait mouche.
Le décor est celui d'un passage, d'une ruelle mal "famée" ou les enseignes, néons lumineux multicolores, "hotel" en toutes sortes de caractères de "police" renvoient aux lieux de jouissance, de loisirs et de plaisir d'un siècle passé. On se projette dans l'impasse avec délectation: le fête et la vie oisive vont bon train pour les personnages qui invitent en prologue à pénétrer une époque, des destins critiques dans un contexte historique qui malmène la renommée et la bourgeoisie dilettante d'un Paris de légende.
Chamarrée, bigarrée, la scène s'anime à l'envi de tumultes chatoyants, de musique alerte et entraînante, de voix et de mélodies suaves. Chacun des personnages faisant son entrée remarquée dans cet univers où tout va rapidement basculer dans l'intrigue, l'obscur et la confusion. Un décor en "tranche" où l'on découvre les intérieurs d'une auberge sur deux niveaux, quatre chambres: on passe de l'une à l'autre comme pour une visite guidée insolite, réservée aux initiés d'un "milieu", celui de la maison close, de la prostitution. Joyeuse, intrigante et calculatrice. Le souteneur introduit ce jour là, une débutante, néophyte, c'est Manon, aux charmes tant attendus! Manon, c'est Patricia Petibon qui va se livrer à cette expérience que plus rien n'arrêtera, si ce n'est l'amour que lui voue un client et non des moindres, le chevalier Des  Grieux.
On baigne dans une atmosphère à la Degas ou Jean Louis Forain dont les toiles trahissent leurs sujets: danseuses, prostituées au travail, dans des attitudes, postures ou poses bien cernées, attestant d'une société aux mœurs dilettantes et animés par l'oisiveté et le plaisir à tout prix.
Jean Louis Forain

Les voix sont sublimes, les présences des acteurs-chanteurs magnifiées par un environnement plastique, écrin des rebondissements de l'intrigue. On y découvre autant de facettes d'une vie tumultueuse, érigée par des êtres peu recommandables ou des victimes consentantes de destins croisés irréversibles.
Les prostituées croquées par des femmes aguichantes, sensuelles et très excitantes, façon Olivier Py: notons la belle prestation de Charlotte Dambach, femme désirable, sensuelle à la longue silhouette évoquant les beautés et canons d'un siècle passé, lors de tableaux évocateurs. Vénus à la Boticelli, dévêtue, gracieuse et provocante jusyte ce qu'il faut, dans la nuance.La danse est belle et les premières séquences, des femmes à cheval sur leur partenaire en dit long sur la condition sociale des filles de joie, de luxe. Bien sur, on se concentre sur le Chevalier et Manon mais tous participent d'une ambiance tantôt joyeuse et débonnaire, tantôt sombre et tragique quand Des Grieux décide de prendre les habits religieux pour oublier les amours contrariés avec Manon. Là le ton change, fini les néons, la liesse et les élucubrations érotiques de la chair, entrelacs suaves des corps nus, dévêtis de leur atours de strass et de paillettes.Noir décor, musique proche de l'orgue monastique. Tout va cependant basculer à nouveau dans le tripot et la luxure, le jeu et la revanche, la haine fatale et le destin obscur de Manon, amoureuse, éperdue de franchise et de désespoir. Patricia Petibon, sobre, touchante, émouvante aux larmes face à cette société cruelle sans concession ni pardon.

Degas

Olivier Py, très à l'aise dans cette atmosphère lumineuse de la chair évoquée à son habitude par la nudité, les références plastiques à un monde de débauche et de péchés capitaux: commander le ballet, l'opéra pour faire la fête, peuplée alors de diables rouges, de ballerine, poupée de boite à musique...C'est tout un univers de cabinet de curiosité, d'alcoves, de ruelle , de chambre d'hotel de maison de plaisir, qui lui conviennent: tempérament festif et ludique, autant que griffe scénique respectueuse d'une oeuvre pas si connue que cela !

A l' Opéra Comique jusqu'au 20 Mai





Direction musicale, Marc Minkowski
Mise en scène, Olivier Py
Avec Patricia Petibon, Frédéric Antoun, Jean-Sébastien Bou, Damien Bigourdan, Philippe Estèphe, Laurent Alvaro, Olivia Doray, Adèle Charvet, Marion Lebègue
Choeur de l’Opéra National de Bordeaux
Orchestre Les Musiciens du Louvre

mercredi 15 mai 2019

"Le colonel des zouaves" : un lapin agile, coureur de jupons!


"Le Colonel des Zouaves est un roman d'Olivier Cadiot paru en 1997 et mis en scène par Ludovic Lagarde. Seul en scène, Laurent Poitrenaux fait naître le monde intérieur de Robinson − majordome habité par l'obsession de la perfection. Non seulement il ne se révolte pas contre son asservissement, mais il s'acharne à le rendre toujours plus subtil et raffiné. Assailli d'images et de fantasmes insensés, il s'invente des missions et chaque geste, chaque parole entendue, le fait basculer secrètement dans un monde délirant, dont il se vit comme le héros. Ce spectacle a été fondateur de vingt ans de collaboration entre ces trois artistes sur la figure de Robinson, jusqu'à Providence, présenté au TNS en 2017."

Il faut la vivre, plus d'une heure durant, cette empathie avec le comédien, si proche du spectateur, dans un décor tout de gris, à la manière de son costume, sorte d'uniforme seyant, les cheveux gominés, plaqués,raie au milieu, le visage blafard.
Curieux personnage, héros d'un monologue, soliloque étrange où les mots sont dits, éructés, prononcés avec tout le brio des contrastes, modulations qu'inspire le texte truculent d'Oivier Cadio.
Les gestes sont précis, comme enluminés par un phrasé chorégraphique qui borde la syntaxe textuelle: grammaire des gestes à la Odile Duboc qui en signait à l'origine la mise en mouvement, la chorégraphie des pleins et des vides, la grâce de l'abandon autant que de la maitrise
Jamais de mimiques ni de mime, mais une évocation feutrée et lisse des espaces corporels à dessiner, à vivre, à calligraphier sur la scène.
Autant de personnages, autant de postures, attitudes ou pauses.
Du coureur de fond, au dépeceur de lapin, du serveur de café, funambule et orpailleur de l'équilibre instable, on se régale à deviner les personnages, à les atteindre grâce à l'évocation très physique de leur présence, verbale, charnelle. Il flotte et s'envole, silhouette découpée dans le noir, il conjure le sort de ces êtres cyniques, au verbe sans concession, à la verve littéraire sans gêne ni obstacle au bon gout , à la bienséance bafouée. Un miroir réfléchissant comme rideau de scène, des éclairages, tantôt douche, tantôt subtils contours du corps du comédien-danseur, et c'est le débit de la voix qui charme séduit, heurte.
Un écho, burlesque rémanence, vibrations sonores étranges, vient doubler les effets de voix. Pour créer toutes sortes d'ambiances, spatiales, sonores, pour amplifier le dramatique; le drôlatique  de cette espèce humaine sarcastique, vénéneuse ou simplement humaine.
Poitrenaux en homme suspect de bien faire, sans une fausse note pour une performance, respirée, aux mains et bras si éloquents que la langue de Cadio n'a jamais autant été accompagnée par une musicalité, un rythme physique si perspicace
Il fait le "zouave" sans lasser, figure quasi sculptée comme les attitudes des vierges folles ou chimères des cathédrales englouties!


Au TNS jusqu'au 24 Mai






Texte Olivier Cadiot
Mise en scène et scénographie Ludovic Lagarde
Avec Laurent Poitrenaux
Musique Gilles Grand
Lumière Sébastien Michaud
Costumes Virginie et Jean-Jacques Weil
Avec la participation artistique de Odile Duboc
Coproduction CDDB Théâtre de Lorient – Centre dramatique national, Le Carreau – Scène nationale de Forbach
Avec le soutien de La Comédie de Reims – Centre dramatique national

samedi 11 mai 2019

"L'Imaginaire": "Aus den sieben Tagen" de Stockhausen: corps-respon-danse.....


Samedi 11 mai 2019, 20h30
Musique et performance
-En partenariat avec L’Ecole de Théâtre Physique I Strasbourg-

Karlheinz Stockhausen « Aus den sieben Tagen »

"Inlassablement depuis des années
je l'ai dit et parfois écrit:
je ne fais pas MA musique, mais
je transmets les vibrations que je capte,
fonctionne comme un traducteur,
suis un poste de radio. (…)"
(Extrait de "Litanie", Aus den Sieben Tagen)

"Pour cette aventure inouïe, nous avons cherché à expérimenter l'état d'esprit proposé par Stockhausen en 1968, avec toutes les possibilités techniques que nous avons aujourd'hui en 2019.
Avec un peu d'installation dans nos instruments,
l'instrument se met à sonner sans qu'on y souffle,
une autre note est à chercher dans l'air...
L'acteur capte "nos sons" dans l'air et les fait sonner...
Nos instruments et les corps des acteurs deviennent ainsi les canaux qui transmettent les vibrations dans l'air, dans l'univers.
C'est bien énigmatique, tout ça."

Belle aventure que cette rencontre entre des artistes très "physiques", musiciens du vent et du souffle et danseur de la peau et de la respiration
A eux tous ensemble, ils font corps et graphie dans l'espace sonore imaginé par Stockhausen pour une musique entre écriture et aléas, ressenti et interprétation.
Oeuvre courte et dense qui s'applique à déjouer les pièges de l'improvisation en tissant des liens avec les volutes de la musique qui se fabrique devant nous Deux musiciens, un maitre de cérémonie acoustique, Jan Gubser et douze danseurs du "Théâtre physique" dirigé par Katiouschka Kuhn, pour donner corps à cet "objet musical" hybride, très étonnant qui fait appel à la présence physique très fortement.
Dix tableaux se succèdent dans le noir, l'ombre ou la lumière, selon l'intensité, le volume sonore ou les silences.Saxophone et flûte comme des poumons qui respirent, inspirent et expirent, accompagnés par les corps dansant qui structurent un espace frontal, sagital à la Laban. Des marches, courses, par petits groupes compactés ou en échappée belle, en solitaire ou duo. Des sauts, des trajets bien réglés comme sur une partition corporelle. Un beau duo de femmes, léger, altier à la Trisha Brown, quelques enluminures baroques le long des épaules, du bout des doigts. Des ondulations désaxées, des "manières" qui s'accumulent pour , sur la pointe des pieds, correspondre à l'émission des sons des interprètes des "vents". De longues tenues en sirène pour flûte et saxo, des motifs qui se répètent, s'étirent, s'intensifient, s'emballent. Rythme et tonalité au diapason de la musicalité, lente et profonde de la danse.
Danse contact, qui relie les corps en écheveau, fibre d'une étoffe sensuelle et tendue, fluide aussi dans de beaux déroulés. Magie du son qui se propage, résonne en larsen, de quoi étonner d'entendre sourdre de nulle part des sonorités dans l'éther alors qu'aucune source ne les délivre!
C'est la prestidigitation visuelle des gestes de Keiko Murakami qui se joue de cette illusion et manipule dans l'air son instrument ....Alors que les danseurs déambulent, lucioles en main ou soliloquent dans un langage gestuel rigide, droit directionnel et frontal.
Les corps s’entraînent au sol, se repoussent, s'attrapent dans de beaux tiré-poussé, front sur front, poids et gravité en dernier ressort pour mieux impacter l'énergie de la mouvance.
Les entrelacs entre musique et danse ouvrent et referment les espaces de ces abandons corporels, au sol: la proximité musiciens-danseurs opérant pour cette osmose , de plein pieds, de plain-pieds!
Plan, lignes, point: on est aussi au coeur des compositions picturales toniques d'un Kandinsky: des basculés en roulades, des spirales en suspension aussi pour révéler la densité, la matière musicale diffractée.Quand le saxophone de Philippe Koerper se donne à fond, les corps s'envolent, s'emparent de l'espace dans des courses folles et contagieuses. Puis c'est le silence de trois danseurs, de front, statiques qui donnent à voir l'accalmie, l'apaisement. Combat, lutte, passages furtifs reprennent le dessus, rémanence de la musique à voir!
Et quand le souffle émis par la respiration essoufflée de l'une d'entre eux se fait musique, l'oeuvre a gagné son pari d'être vivante, source de circulation, de trajets, de voyages.
Le corps est cet instrument, médium multiple, musique, mouvement, sons et la danse trouve sa place au sein de cet opus atypique: visuel, respiré,inspiré!
Le pari de défier les embûches d'une pièce complexe de par son côté aléatoire et joueur, hasardeux et périlleux, est gagné et le public très nombreux ce soir là reste presque sur sa "fin" tant l'intensité porte à croire que la magie est vraie, le spectacle encore présent à nos yeux, nos oreilles et notre émotion.
Abstraite au sens d'une composition en état de facture, dans l'instant, charnelle dans le souffle qui l'anime du début à la fin: la respiration collective !




Keiko Murakami, flûte
Philippe Koerper, saxophone
Jan Gubser, électronique
Et les étudiant(e)s du cours On stage I L’Ecole de Théâtre physique I Direction Katiouschka Kuhn.