vendredi 17 janvier 2020

"Hope Hunt et The Ascencion into Lazarus" de Oona Doherty: Gavroche sur les barricades: insurrection !

"Oona Doherty
Réenchanter les rues de Belfast, sa vie entre joies et douleurs. Tel débute Hope Hunt, puissant et court solo créé en prologue à The ascension into Lazarus, une pièce marquante d’Oona Doherty. Danse rebelle, collage poétique et musical cisèlent le fascinant personnage masculin interprété par la chorégraphe.
Originaire d’Irlande du Nord, Oona Doherty fait jaillir des corps, de son vocabulaire singulier, des images, des affects fortement imprégnés par les violences sociales et politiques de son pays.
Croisant danse, performance et poésie sonore Hope Hunt & The Ascension into Lazarus met en scène un personnage puissamment forgé entre vulnérabilité et fierté. Son parcours aventureux, sa quête d’un paradis en font un solo halluciné dont certains climats flirtent avec la science fiction et les clips vidéo.
Cette pièce accompagnée de son prologue Hope Hunt, fait partie d’un projet au long court intitulé Hard to be soft – A Belfast prayer in four parts, « Difficile d'être doux - Une prière de Belfast en quatre parties ». Selon la chorégraphe : « Pour danser, il faut muscler son imagination » mais aussi transfigurer le quotidien, susciter l’empathie et raviver la relation sensuelle entre musique et danse. Ce à quoi s’attache ce spectacle manifeste qui a fait sa réputation.
A la suite de ce projet, accueillie en résidence la saison dernière à POLE-SUD, Oona Doherty s’immergeait dans la création d’une nouvelle pièce autour des rituels féminins, Lady Magma."

Rendez-vous sur le parvis de Pole Sud: une voiture bien rafistolée nous attend, moteur allumé: un escogriffe, bière en main ouvre le coffre et délivre une furie, femme en révolte, vêtue d'une doudoune rembourrée: elle s'y colle, au sol, rageuse, habitée par un diabolique esprit de choc, de renversements, de roulades: le soulèvement gronde et vociférant, elle nous invite à regagner l'intérieur: on la suit, intrigué, malmené, prêt à jouer un jeu risqué: celui de partager une proximité corporelle et mentale
Ce Gavroche, né du pavé va prendre toute sa dimension sur le plateau nu du studio. Seul décor, une poubelle et un amas de détritus au sol.
Les barricades ne semblent pas éloignées de cet univers intranquille, en révolution.

Dans un rayon de lumière horizontal, elle parcours l'espace, en noir, costume de rebelle assiégée, cheveux lissés anonymes. Elle anone "dada" comme une dadaïste en furie, désignant l'absurde de sa situation: seule, insurgée, face à nous. Elle inspire avec grand bruit, brule et consume son énergie féroce: un bout de femme en colère, en rupture comme sa danse, tantôt fluide quasi classique, tantôt malmenée, cabossée. Elle parle toutes les langues, les mixte, bonhomme débonnaire et généreux avec lequel l'empathie fonctionne au quart de tour.Mécanique bien rodée, elle reproduit, refait, répète les mêmes gestes, en répétition déchainée: comme un disque rayé, les mots se choquent, flux et reflux verbal, va et vient qui achoppe, ralentit...Patine et fait du sur place. Le rythme va crescendo, les ratures salies succèdent à de beaux déboulés, classiques, enrobés, fendant l'espace dévoré de sauts et parcours fluides.Elle communique avec nous en interrogeant du regard, en désignant l'un ou l'autre, sans agressivité mais conviction et passion fougueuse. En spirale, en derviche tourneur, la voilà qui s'enivre, s'oublie, s'évapore.Ratages, plantages aussi, chutes et hésitations à son registre: nul n'est parfait et cela la rend accessible, proche, familière malgré une certaine distance due à son sujet d'insurrection.Devant une poubelle, dressée comme un autel dérisoire de détritus, offrandes au monde souillé d'injures, elle se repend lors d'une danse sauvage, hystérique, possédée.Elle mouline ses paroles, mots jetés comme des fleurs épineuses à la face du monde.Garçonne effrontée, virulente, frondeuse, au sol, sa violence éclate, éclabousse et touche droit au but, le spectateur placide. Mais les injonctions sont claires: nous sommes ensemble; de sa voix rauque, sa syntaxe gestuelle épouse sa prosodie mélodique et se fond en discours inaudible, flou. Une métamorphose s'opère soudain quand après un fondu au noir, elle apparait, de blanc vêtue: miracle de cette apparition incongrue sur fond du " Miserere " de Grégorio Allégri, mixé avec bruits et paroles métissées, contemporaines.La métamorphose opère, ce chant religieux la transporte dans des sphères gestuelles extatiques, ouvertes, christiques où le Gavroche ou la Cossette passe de l'autre côté vers la rédemption, le pardon. C'est sidérant et intriguant. Virginité au poing dans la blancheur, mais regard de truand, d'arnaqueur.
On n'est pas dupe de ce miracle: sur des bruits de bagarre, de rixes, de hurlements, sa danse se révèle, furieuse, insurgée. Dépitée parfois, très expressive, elle se repend, très digne dans ses différents registres, elle surprend, étonne, emmène sur des chemins de traverses multiples. Un grand fatras sonore mêle dévotion, et "contre- ut" vertigineux de Allegri qui se répètent, pugnaces et transcendants. Danse et propos païens , fulgurance et lenteur se joignent, souffrance ou dérision s'entretiennent. Limpide, son jeu se brouille et dans une auréole, comme une sainte sacrifiée, elle rayonne, offerte et généreuse.Entre pulsion et sagesse, elle se confesse et disparait pour mieux revenir et nous conduire vers une folle after party au bar ou l'on réconcilie danse, politique et poésie autour un verre de la rébellion et le l'amitié métissée!

 

lundi 13 janvier 2020

"Nos chansons dans les rues": les Voix de Stras' à Schilick.

"Nos chansons dans les rues, portrait sonore et illustré d’un quartier coloré : treize chansons collectées auprès des habitants du Quartier des écrivains (Schiltigheim), romance, ballade, comptine, ronde et ritournelle dans leur langue d’origine : en français, anglais, italien mais aussi en turque, arabe et tchétchène, en tamoul ou en alsacien…
Au départ : une collecte de chansons imaginée par Catherine Bolzinger – parce qu’une chanson parle de nous, de notre histoire, et s’adresse aux autres, parce qu’elle peut être le début d’une rencontre. Et Catherine Bolzinger de rencontrer une trentaine de personnes, des enfants aux seniors, qui lui confient leur chanson et leur histoire, dans une trentaine de langues. Elle transcrit alors treize de ces chansons, les arrangent pour les Voix de Stras’ et le regroupe dans ce livre-disque mêlant les histoires, les dessins et la musique.
À travers de courts portraits, Catherine Bolzinger relate ses rencontres avec les habitants : leur fierté et leur nostalgie ; leur générosité et leur hospitalité ; leurs rêves.
Dans des atmosphères contrastées, les six chanteuses des Voix de Stras‘ interprètent a cappella mélodies traditionnelles et polyphonies raffinées. Au détour de chaque page, les aquarelles lumineuses de Marilou Laure ouvrent la porte à l’imagination."

On se délocalise pour aller à la rencontre des cultures et des traditions pas encore entérées malgré l'exil, la migration, l'imigration et toutes sortes de déracinement humain et géographique
Dans le sous sol de Schiltigheim il y a des trésors à découvrir, exhumer et faire partager: ceux de la langue chantée, de la mémoire enfouie et retrouvée.
Treize chansons pour illustrer cette recollection vivante de mélodies, comptines et autres airs connus de tous ou d'une ethnie, d'une population déplacée et intégrée, ailleurs dans le quartier de Ecrivains de Schiltigheim: écrivains de la mélodie, du chant, de la voix qui exulte des cultures métissées, chaleureuses et partagées
On y côtoie des airs roumains, catalans, alsaciens...En toute simplicité, chantés par les artistes du groupe Voix de Stras', ici Voix de Schilick, pour le meilleur d' une réécriture musicale, adaptation intelligente des genres savants et populaires, reliant ainsi les cultures et disciplines en toute liberté.Dissonances, frottements des timbres de tous pays, voix d'enfants se mêlent;
Démarche généreuse, regard professionnel, sociologique , oreille de musicologue pour magnifier les pratiques musicales, les us et coutumes et surtout transporter chanteurs et publics dans des mondes variés, colorés, plein de vie et de sensibilité
Du bel ouvrage, illustré par la plume et le crayon de Marilou Laure, alerte et dansant, vif et esquisse réussie des sons en envolée, en échappée belle.
Schiltigheim au confluent des identités bercées par l'art et la culture, l'échange et la proximité.


Catherine Bolzinger : collecte, écriture, arrangements et direction artistique
Les Voix de Stras’ : Belinda Kunz, Rebecca Lohnes, Magdalena Lukovic, Gayané Movsisyan, Barbara Orellana, Claire Trouilloud (chant)
Marilou Laure : illustration
Jean-François Felter : prise de son, direction artistique de l’enregistrement et édition numérique
Editeur : Editions du Signe

"Jusqu'à l'os" de Caroline Allaire (Kilohertz): Corps os-tensiblement radiographié !


"Comme un inventaire à la Prévert, Caroline Allaire investit le corps humain, la connaissance du squelette, le temps d’une surprenante leçon d’anatomie. Dans Jusqu’à l’os, la précision de la science côtoie l’imaginaire des gestes. L’écriture ludique et déliée de la danse se teinte d’accents enchanteurs.
À propos de « l’architecture du corps humain », la danse a sans doute bien des choses à nous conter. C’est ce qu’a entrepris Caroline Allaire pour la création de son solo Jusqu'à l’os. Des planches anatomiques anciennes, issues du célèbre ouvrage de médecine anatomiste que l'on doit à André Vésale, De humani corporis fabrica (Bâle, 1543), ont été mises en couleur.
Projetées sur grand écran en fond de scène, elles font écho au corps vivant de l’interprète, à sa drôle de danse qu’un squelette miniature, posté dans un coin du plateau, semble observer avec un air goguenard. Tout comme ces illustrations, à la fois scientifiques et artistiques - elles ont été réalisées dans l’entourage du Titien, peintre de l’école vénétienne - Caroline Allaire y expose, décline, entre jeu et mouvement, les formes, la mobilité et l’usage des os. Des pieds au crâne en passant par les hanches, sa danse ludique, sensible et précise est rythmée par des univers sonores spécialement agencés pour chaque partie du corps. Un étonnant voyage anatomique dans la poésie du corps."

 Os'court !

Un tout petit squelette nous attend sur le tapis de danse du studio de Pole Sud , deux ombres démultipliant son ossature en autant d'exosquelettes architecturaux.
L'énumération des os en voix off démarre le cours d'anatomie, bien vivant car devant nous fait apparition un étrange bibendum cagoulé, capuchonné qui ne délivre rien de l'intérieur mystérieux de notre corps: bien en chair au contraire, tout en noir...Des images simultanément projetées sur écran, nous indiquent la partie qui va être auscultée: les os du pied; et le curieux personnage d’ôter ses bottes et d'entamer une savante danse des pieds, focalisée par un éclairage bien ciblé Danse des orteils, des chevilles, classique ou en dedans....Articulations et mobilité convoquées pour montrer, expliquer sans les mots toutes les possibilités de fonction légitime et naturelle du corps en mouvement.
"Les pieds en éventails, les pieds sur terre, dans le plat..."
Au tour de la jambe de se dévoiler, en tailleur, en compote, jambes en l'air ou belle jambe: le bas en collant rouge pour mieux désigner la partie du corps concernée. Une pédagogie didactique offensive et poétique, directe et abordable pour tout un chacun.
Sur fond de mugissements étranges, la vélocité des gambettes s'affirme, genoux et postures curieuses, rieuses.Prendre ses jambes à son cou, jambes en l'air sur musique brésilienne pour hausser de couleurs cette démonstration sympathique et ludique de la structure, charpente corporelle: le squelette.
Puis notre curieux personnage revêt un short brillant pour illustrer le bassin, très méditerranéen de la danseuse.Petit et grand bassin comme à la piscine, nous murmure une voix d'enfant...Des grincements d'articulations déclenchent des éclats de rire dans le jeune public: vent, porte qui grince, se lamente. C'est drôle et décalé à souhait.Le bassin de notre lutin danseuse se balance, se tortille, expressif, jouyeux.Musique de music-hall à l'appui histoire de faire la part belle au divertissement.Au tour des mains d'être radiographiées, mains vertes, un poil dans la main, la main dans le sac et le tour de passe-passe est joué dans un halo de lumière: langage des signes, mimes des métiers qui utilisent la main comme outil, langage des cultures qui s'expriment avec les mains, au delà des mots.
En ce qui concerne les bras de fer, angulaires sur une musique répétitive, c'est un univers de la force, qui brasse, embrasse et fait le moulin à vent à l'envi.Les bras ballants laissent la place au tronc, thorax et cage qui protège les poumons, le coeur. Et l'abdomen, siège des viscères est à l'abri, ainsi. La colonne vertébrale prend le relais, en trois courbes qui interdisent désormais de dire "tiens toi droit"! Ce n'est pas possible kinésiologiquement, anatomiquement parlant.lLe corps de la danseuse est à présent bien visible et l'on scrute son anatomie avec interet et plaisir: sa stature, sa sveltesse délivrant plein d'indices et de détails pour une exploration visuelle en direct. Au sol elle se repose, danse, reptile invertébré, histoire de tout contredire; de dos, le corps parle, la colonne s'anime et délivre ses mystères de torsion, de verticalité.
Reste le capuchon qui va bientôt tomber pour évoquer le chef, le couvre chef, caput, tête de mûle ou de gondole. Elle entasse ses vêtements, s'en fait un pouf, fatboy de danseur
Le crâne est évoqué, boite à outil, couvre chef qui commande et régit les mouvements.Tête en l'air, tête à queue, tête bèche dans une focale de projecteur pour bien montrer de quoi il s'agit. De quoi il s'agite...
La musique s'empare de sons de nature, oiseaux et autres évocations pastorales.Grimaces des machoires, puis véritable danse qui s'empare de toutes les parties de ce corps animé de bonnes intentions et attentions vis à vis de son public."Une leçon d'anatomie" rêvée, vivante, percutante que tout enseignant devrait montrer, au delà du figé de notre célèbre Oscar ou écorché vif. Morcellée, vive, mécanique ou fluide, la danse est intégrale sans discontinuité, légère: en chaine ossseuse, mécanique bien huilée, os et muscles convoqués pour mieux scéller notre architecture, charpente originelle. Tandis que de splendides images abstraites de squelette colorisées parcourent l'écran et démystifient l'intérieur du corps: poésie et danse pour comprendre et apprendre sans se lasser que la plante corps est loin de nous indiférer.
Eloge de la mobilité bien en chair et en os, corps et graphie réunie pour ausculter en se réjouissant les mystères de la vie.
Valentin le désossé peut aller se rhabiller sans honte et les danses macabres ne nous en apprendrons pas plus sur nos fondations et fondamentaux mécaniques.
Mise en cage thoracique pour ne pas ronger son os...La peau et les os pour légende et narration naturelle de la science vivante.

A Pole Sud jusqu'au 13 Janvier