jeudi 23 janvier 2020

"Nous pour un moment" : avec eux, en famille dans "le petit bain", pas toujours de jouvence !

   Texte Arne Lygre Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig 

Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou Avec Anne Cantineau, Virginie Colemyn, Cécile Coustillac, Glenn Marausse, Pierric Plathier, Chloé Réjon, Jean-Philippe Vidal

Stéphane Braunschweig met en scène pour la quatrième fois une pièce de l’auteur norvégien Arne Lygre, l’un des plus grands auteurs vivants. Dans Nous pour un moment, sept acteurs et actrices sautent « à vue » d’une identité à l’autre pour interpréter une vingtaine de personnages, dont la vie peut, à tout moment, basculer. Il est question des relations ambiguës et changeantes qui relient les êtres : quel est cet autre qui peut être objet de désir ou de peur ? Lygre expose avec acuité notre « psychisme contemporain » dans toutes ses contradictions.

Pédiluve...A la surface de l'eau
Un étonnant parterre d'eau inonde la scène, ponctué de chaises encore vides, sur fond blanc, lumineux: deux personnages s'y installent, deux , une "Amie" et une "personne", définies ainsi par une signalétique sur la paroi du fond. Le reflet des personnes fait miroiter leurs paroles; les pieds dans l'eau, mi-mollet, les voici comme tronquées, ou dépossédées de leur pied, leur fondement de pesanteur au sol...Assises, "elles" conversent, se lancent des piques de vérité à propos de leurs amours masculines! Du punch, de la verve pour ces deux femmes, complices ou ennemis, concurrentes qui s'avouent en "amies" les pires paroles. Celui qui va pénétrer cet univers, c'est justement celui dont il est question et tous les autres personnages feront ainsi immersion, de fil en aiguille, discrètes apparitions qui s'enchainent naturellement."Ai-je pensé" ? : un leitmotiv qui revient pour ponctuer leurs réflexions en mouvement: pensés qui avancent, toujours en construction, m^me si le contenu en est cuisant de vérité ! Puis se seront une "connaissance", un "inconnu", un "ennemi", une "autre personne" qui viendront fendre la surface de l'eau pour rejoindre sur le plateau, ces hommes et femme, en dialogue, en solo. La lumière change, se métamorphose, de vert émeraude, à noir d'encre: l'environnement aquatique scintille, le bruit des pas qui fendent la superficie aqueuse se fait rond dans l'eau .La lumière, signée Marion Hewlett est un régal de contrastes, de scintillance, de présence dramatique: de vert profond à émeraude, de noir d'huile à réverbération , outre-noir de pétrole...

Le petit bain
Le pédiluve, désigne tout dispositif provisoire ou permanent destiné à laver les pieds nus, ou destinés à désinfecter ou nettoyer les chaussures ou bottes susceptibles d'avoir été souillés par des microbes ou matériaux indésirables. Qu'en fait Stéphane Braunschweig ? Metteur en scène de ces "petites eaux" troubles à la vie agitée des eaux dormantes...
Le grand bain
Comme un handicap, un empêchement, cette "piscine", petit bain de jouvence ou de souffrance est une entrave et pourtant chacun y semble à l'aise. Paradoxe ou contradiction ?"Changer" ! Peut-on changer s'interrogent en ricochet quelques uns...Le lit, la table semblent flotter, accueillir les corps qui s'y nichent pour échapper au flux de l'eau qui stagne. Source de reflets attirant, de miroir, l'élément liquide se répand, prend une place importante, vit et résonne, vibre aux pas de ceux qui l'abordent, la pratiquent. Lac de signes, surface de miracles où personne ne marche sur les eaux, mais dévoile une écriture, une langue et des histoires, auto-citations de vécu intense Il y a de la rage, du désir en chacun et chaque comédien est vivant, présent avec force et détermination: le volume des voix favorise cet ancrage dans l'eau qui porte le jeu. La plaque tournante qui les supporte se joue de leur égarement, les objets, table et chaises ont aussi les pieds dans l'eau. Et les ombres des pesonnages, démultipliées, vivent en écho en fond de scène, fantômes ou habitants de caverne platoniciennes qui mugissent en silhouette virtuelles.
L'eau du corps plonge dans son élément même: nous sommes fait de 90 °/° de masse liquide et depuis le liquide amniotique, nous baignons dans cette "fragilité, précarité, et fluidité" originelle.

Au TNS jusqu'30 Janvier


Le metteur en scène Stéphane Braunschweig dirige depuis 2016 l’Odéon − Théâtre de l’Europe, après le Théâtre national de La Colline de 2010 à 2015 et le TNS - Théâtre National de Strasbourg de 2000 à 2008. Dernièrement, il a présenté en salle Koltès Le Canard sauvage d’Ibsen et Les Géants de la montagne de Pirandello. De l’auteur Arne Lygre, il a mis en scène Je disparais en 2011, Jours souterrains en 2012 et Rien de moi en 2014.

mardi 21 janvier 2020

"Labourer" de Madeleine Fournier : cultiver le terreau sur la plante des pieds.

Madeleine Fournier :Labourer

France / Solo / 60'
"Labourer ? La bourrée ? Le titre donné par Madeleine Fournier à ce solo inédit résonne curieusement. Qu’est-ce qui relie la danse à la terre, au corps qui la creuse, à ses rythmes et ses floraisons ? C’est avec humour que la chorégraphe évolue sur ce chemin fantaisiste, entre mémoire et présent, formes populaires et gestes abstraits. Sous le terme de « labourer », plusieurs définitions : ouvrir la terre, la retourner, creuser des sillons avant l’ensemencement. Mais aussi « labeur », travail et pénibilité, ce qui implique d’engager tout son corps dans la tâche. Dans son solo, la chorégraphe revisite drôlement corps et gestes. Elle creuse à son tour, par le chant, l’association de postures, de figures, de dispositifs sonores et visuels et de multiples danses, une voie inédite dans les mystères, la mémoire et l’actualité de son propos."

 C'est sur fond de rideau bleu, qu'elle est assise, chemise mise à l'envers et collants noirs , mains gantées de rouge. De sa voix en longue tenue dissonante, inconfortable à l'écoute,elle donne le ton: décalage et intrigue sur fond de chant baroque; ça ne tourne pas rond et c'est mieux ainsi: visage maquillé de rouge, lèvres peintes et regard absent, lointain, naïf ou ravi. Un personnage clownesque sans sexe apparent si ce n'est celui d'un ange.Des plaintes comme pour une parturiente, la bouche largement ouverte, elle émet du son incongru, organique à souhait. Volume sonore profond et dense: on y croit à cette histoire de corps qui va esquisser sous la dictée de tambours et batterie, des pas aux genres et styles multiples: de la danse classique à la danse baroque, des claquettes et des mouvements robotiques, la voici animée de tectonique et énergie battante. Rythmée comme une armée en déplacement, une batterie de soldats bien dressés. Jusqu' à chavirer et rentrer dans les ordres du désordre! Des percussions automatiques scandent et rythment ses déplacements, dictateurs en diable de ses évolutions. Son bassin se plie alors à des mouvements gymniques, s'affranchissant des lois du bienséant et en Pétrouchka russe légendaire ( on songe à Nijinski) elle fait du sur place, dégingandée, déstructurée, en état de répétitions obsédantes, mécaniques. De beaux déplacements classiques épousant ce vocabulaire fait de premières et secondes positions, obéissent aux canons et codes des pliés, relevés: le visage toujours impassible, neutre, le regard fixe...

Personnage de jeu de carte, joker ou fou de jeu d'échec, ses postures évoquent tout un monde iconographique ou pictural, citations ou références plastiques à l'esthétique d'un Picasso ou Léger. Mais c'est toujours le corps charnel qui revient dans une démarche de crabe, une évocation du cheval, animal de labour, queue de cheval renversée ou dans des manèges circulaires où trot et galop s'enchainent, cadence et rythme en poupe pour cette cavalière interprète. Pose sur ses doigts tentaculaires, qui malaxent et pétrissent l'air, masquent son pubis. Une mécanique bien rodée que ce corps conduit, dirigé par son moteur: cadence bien talonnée en claquettes, mouvements bien dissociés, en écho ou à contre temps des tambours en sonorité dictatoriale surexposée. On répète, on refait profil bas, routine ou ritournelle folklorique comme canevas. Les styles alternent en citation puis elle s'en libère, tambour battant dans l'arène, sur la piste du risque constant.Tout se dérègle, elle s'arrête et cesse le mouvement puis dans le silence, à son propre rythme, revit, mue par ses sensations, son énergie interne, par les percussions de ses talons, un point de mire imaginaire comme boussole.Elle chante alors merveilleusement un chant populaire traditionnel tout en dansant sa respiration.
Entr'acte
Place alors aux images: un vrai projecteur 16 mm délivre des images extraordinaires de plantes en mouvement accéléré, défiant temps et espace. Films d'archives d'Albert Kahn, creuset de surprises sur la vie des plantes, leurs évolutions, leurs arabesques, du pissenlit porteur de graines aériennes, au volubilis qui semble se lover comme sur des tiges de pole dance, un cyclamen qui fait sa Loie Fuller en s'épanouissant...Trèfle qui s'anime en corolle, se ferme et se referme à l'envi. Hallucinante épopée végétale sur tressaillement de sons percusifs.Tout danse ici, se tord, se tortille de plaisir, frétille au son des percussions qui vibrent toujours, mais ici, de bonheur et de fébrilité jouissive. L'érotisme de ces mouvements de végétaux en pleine évolution est sidérant et troublant...La vitesse des éclosions n'est pas le fruit du souffle du vent, mais celui du leurre de l'accélération de l'enregistrement des images captées.
Quelle "leçon" de danse que cette projection intrigante...

Après cet "Entr'acte, relâche dans la dramaturgie de ce solo, retour à la présence de cette femme étrange, à présent vêtue de blanc, robe sans couture; elle chante à nouveau et dans un savant jeu de mains, cadre son visage, se dessine les contours dans des postures au ralenti, sensuelle et fluide évocation de ces plantes semées et récoltées par la danse.Elle se recroqueville, vrille, glisse et s'enroule, les poings sur le sol, enracinée, forte, solide.Figures et poses quasi surréalistes à la manière de Man Ray,....Elle s'enfonce dans le sol, s'y répand, fond, le rouge de ses gants comme des traces de menstrues, taches de sang... Belle plante épanouie, figure de ce qui nous unit à la terre: la pesanteur, les sillons de nos divagations, les plates bandes de ces bouts de terra incognita que l'on ne visite jamais, excepté dans ces conditions là: le labour et la permaculture d'un sol fertile dont l'engrais et l'ivraie naturel de la danse, irriguent un imaginaire très bien cultivé!

A Pole Sud le 21 Janvier


Interprète, Madeleine Fournier a collaboré avec de nombreux chorégraphes et artistes visuels avant de créer cette première pièce en solo. Avec une discrète radicalité, un goût certain pour la variété des styles et l’humour décalé, elle y dévoile son intérêt pour les sources du mouvement. Par le jeu des associations. Labourer conjugue formes, matières et interprétations. Selon la jeune artiste, ce sont : « autant de mouvements à la fois rythmiques et organiques, humains et non-humains qui cherchent à troubler la distinction supposée fondamentale entre nature et culture. »

Pour mémoire à Avignon dans "le vif du sujet"
"Ce jardin"
Massages pas sages
Ina Mihalache et Madeleine Fournier se livrent ici sur un plateau nu, à un exercice très esthétisant de numéro, séance d’ostéopathie en direct pour deux bêtes à deux dos. Belle sculpture kinésiologique, faite d'appuis, de bascules, de contact et manipulations.C'est beau et l'on se prend à se glisser dans cet aggloméra de corps maculés de peinture bleue comme pour mieux marquer les empreintes des appuis, impacts et bienfaits de l'une sur l'autre. Comme une compression vivante à la César, les deux femmes s’emmêlent, se fondent en un tout , corps soudés,mordenseur du dentiste qui scrute les impacts de l'énergie sur les mâchoires avec ce bleu Klein, trace et signe du passage à l'actes. Ca pétrit la matière vivante, laissant place au temps et au désir, faisant trembler l'estrade, en un tango thérapeutique salvateur!

 

dimanche 19 janvier 2020

"Dante Symphonie": Franz Liszt : quand les images vibrent en musique..


Franz Liszt s’est inspiré du voyage de Dante Aligheri dans la Divine Comédie pour écrire cette symphonie à programme en deux mouvements : l’enfer et le purgatoire.
Wagner aurait dit à Liszt que, selon lui, aucune musique ne pourrait représenter le paradis. Liszt a alors l’idée de le « remplacer » par le Magnificat, chanté par un chœur. L’œuvre est officieusement dédiée à Richard Wagner, ami et futur gendre du compositeur.
C’est à une version pour 4 pianistes sur deux pianos (8 mains) de la Dante Symphonie de Liszt que nous  invite le Conservatoire, avec la voix d’Olivier Achard pour les textes et le chœur féminin Plurielles (direction Gérald de Montmarin) dans le Magnificat final.


Judith Gauthier piano
Daniela Tsekova piano
Marie Stœcklé piano
Élizabeth Vinciguerra piano
Olivier Achard récitant
Ensemble vocal féminin Plurielles – direction Gérald de Montmarin
Nicolas Schneider dessins

Salle comble pour ce concert inaugural des "Journées du piano", une initiative riche d'événements, rencontres et concerts !
Qui va piano, va sano !


C'est avec une introduction récitée que commence ce concert, à quatre mains, musique magnifiée par une interprétation remarquable de Judith Gauthier, Daniele Tsekova, Marie Stoeckle, Elisabeth Vinciguerra. Une oeuvre tonique, dramatique, lumineuse comme les illustrations de Nicolas Schneider, projetées en direct sur écran, en fond de scène: des gouttes d'eau, noircies par l'effet vidéo du noir et blanc, se glissent dans les interstices du papier, les aquarelles dessinant des ondes de lumière en mouvement constant. L'eau se fraie un chemin, s'étire en longues trainées , trace des sillons, s'immobilise et , ô miracle, semblent suivre les tempi de la musique. Les empreintes s'y épanouissent, se fondent et se couchent sur la surface scintillante, comme une peau irisée, tendue, ou parfois aux allures de parchemin ondulé. On s'y répand, on vibre comme la matière qui résonne sur la toile et dans l'espace musical.Ce magnifique travail graphique épouse l'oeuvre, souligne tension ou abandon, alors que choeur et pianos se glissent dans le décor mouvant du peintre de la musique. Touches et prolongations des formes pour étirer ou ralentir le temps, devenu ainsi vision: musique totale qui réunit partition, corporéité de l'interprétation pianistique et vocale


Le peintre de la musique est né: Nicolas Schneider en graphiste de l'image animée, telles ces films où noir et blanc rayonnent pour magnifier le mouvement image du cinématographe, art du temps et du mouvement, comme la musique !


A l'Auditorium de la Cité de la Musique et de la Danse le dimanche 19 Janvier dans le cadre de la Semaine du Piano