mercredi 13 octobre 2021

"Condor": "un lance flamme dans un lac gelé"!

 


Le titre de la pièce de Frédéric Vossier fait référence à l’opération Condor : en 1975, les dictatures d’Amérique latine scellent une alliance secrète visant à l’anéantissement de toute subversion ou révolte potentielle, incarnées principalement par les mouvements ouvriers. Tortures, assassinats, seront la réponse au désir d’émancipation. Quarante ans plus tard, une femme appelle un homme au téléphone. Dès les premiers mots, on sait qu’ils se sont connus intimement. Que peut-on se dire après si longtemps ? Anne Théron met en scène une nuit de confrontation où ces deux personnages appartenant à des univers antagonistes vont se retrouver. Elle était du côté des opposant·e·s, lui a probablement été un bourreau…

Il fait sombre et l'atmosphère est froide et glaciale au cœur de ce bunker de béton armé, symbole d'enfermement, de claustration, de violence faite à la liberté de mouvement. Prison de l'esprit torturé des deux protagonistes. Le téléphone les fait se rejoindre, se retrouver: elle est au dessus de lui sur le ponton près d'un arbre. Il est dans son "garage" gris et froid, vide sans objet, ni meuble. Les questions se posent, les constatations pleines de suspicion, de doute, d'esprit de rancune et revanche. Elle souffre, traumatisée, prisonnière de troubles qui se manifestent par des salves d'images violentes, lumineuses comme une torture physique et morale, sortie de ce sac qu'elle tient serré sur son corps meurtri, recroquevillé. Avec elle, cet homme, partenaire ce soir là, cette nuit là, pour partager des moments cruels, menaçants où fusil, couteau sont fantasmes ou rêves cauchemardesques...Le trauma, "colonne vertébrale" de ce qu'écrit Frédéric Vossier est inscrit dans les corps des deux comédiens: Mireille Herbstmeyer et Frédéric Leidgens, tous deux marqués par ces personnages "monstrueux" Gestes précis, millimétrés, micro-chorégraphie des poses et déplacements dont la justesse et le dosage sont l’œuvre de Thierry Thieu Niang, observateur de génie, traceur d'espaces habités, marqueur de territoire dans cette scénographie de l'enfermement. Anne Théron rend ici limpide et visible l'évolution des relations entre victime et bourreau, audacieuse mise en tension entre haut et bas, dégringolade de deux escaliers aux marches inégales, éclairages assombris, oppressant. Tout est juste et glaçant, suffoquant et médusant. La bande son y évoque par passages furtifs, des bruits de porte blindée qui grincent, des univers carcéraux implacables et frémissants d'horreur....Pour une tension tétanisante où jusqu'au bout les personnages se dévoilent, se questionnent, se regardent vieillir avec une touche d'humour noir salace.Des saynètes fondues au noir se succèdent pour mieux se trahir ou travestir une réalité enfouie, ressurgie.

Frédéric Vossier est docteur en philosophie politique et a écrit, depuis 2005, une vingtaine de pièces, dont Ludwig, un roi sur la lune, créée au Festival d’Avignon 2016 par Madeleine Louarn. Il est aussi conseiller artistique au TNS et dirige la revue Parages. La metteure en scène Anne Théron a présenté au TNS en 2015 Ne me touchez pas dont elle est l’autrice et, en 2018, À la trace d’Alexandra Badea. En 2019, dans le cadre du programme Éducation & Proximité, elle a créé À la carabine de Pauline Peyrade.

Au TNS du 13 au 23 Octobre

"i-Glu": côté cour, côté jardin. Graines et jeunes pousses à cultiver! A s 'emouvoir de plaisir.....



Carole Vergne et Hugo Dayot
Collectif A.A.O France 2 danseurs + 1 musicien

i-Glu est un spectacle de danse pas comme les autres, un écrin de fantaisie qui se visite en famille. Ce récit poétique entre dôme et jardin, corps, nature et mondes visuels invite au voyage à travers une expérience des sens ludique et foisonnante d’images.


 

Dans un jardin assoupi se promènent un épouvantail vacillant, un hérisson-buisson et un danseur-cueilleur. Mais que font-ils ? Entre projection d’images, intégrant paysages naturels et changeants, film d’animation et ambiances sonores et musicales, se déploie un drôle de récit qui conjugue les aventures des protagonistes et les expériences du vivant. C’est tout un monde fascinant qui apparaît au croisement de la danse contemporaine et des arts visuels.
i-Glu, avec son jardin et son dôme qui ressemble à une planète que l’on pourrait contempler de tout près – la nôtre peut-être ? – est un spectacle imaginé par Carole Vergne et Hugo Dayot. Les deux chorégraphes de la compagnie A.A.O installée à Bordeaux, se sont fait une spécialité de ces alliages surprenants qui mêlent la danse, la performance et les installations plastiques. Ainsi les deux artistes créent des objets spectaculaires à découvrir et expérimenter entre perception et illusion. Une façon d’interroger notre compréhension du monde et du mouvement

Beaucoup de jeunes pousses en herbe par ce bel après midi automnal à Pole Sud!Peu importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivraie!Après un accueil chaleureux et bienveillant, de petits groupes d'enfants sont invités à pénétrer un "jardin extraordinaire" où ils pourront planter et semer de "petites graines" symboliques, petits cubes magiques sous le dôme central, sorte de iourte toilée réfléchissant de belles couleurs lumineuses et vagabondes..Prenez-en de la graine!.Un "épou-éventail" se dresse, immobile sur le plateau du studio: un homme casqué, botté, immobile les pieds scellés au sol dans un carré de terre battue.Telle une boule de neige énorme, se dresse un habitat étrange: des images de fleurs en éclosion, en mutation et métamorphose donnent le ton poétique, féerique et fabuleux à cet "endroit" singulier.Sur fond de musique cosmique...Orchidées ou fleurs de pommiers qui dansent, un œillet même en tutu de pétales!Un être étrange entre mannequin et épouvantail se dresse, ondule, vacille, oscille sous l'effet du vent.Sons de grillons et gamelons à l'appui.Il vole, entravé malgré tout par des semelles de plomb..Suspendu, aimanté, se déployant avec des jeux de doigts habiles, volubiles.Mime dansé, très onctueux, ondulant, happé, attiré par l'espace, malgré sa fixation au sol.A l'inverse des bottes de sept lieues, ses chaussures lourdes et encombrantes entravent ses déambulations, mais pas sa gestuelle fluide et délicieuse.Une fois ces pieds libérés, l'homme tout blanc entame une danse en duo résonnant, alors que les images changent, projetées sur la peau lisse et tendue, ronde et douce,du dôme. Souplesse, agilité de cette mouvance partagée, contagieuse, en écho et résonance avec celle de l'autre homme en blanc, déraciné de son sol appesanti.Assoupi dans ses rêves.Ambiance calme et reposée, fort délectable.Au ralenti, les gestes sont hypnotiques, en ondes contagieuses qui se répercutent dans les corps.Dialogue en glissages, frôlement, esquives et esquisses de formes vivantes.Pour une unisson complice de ses explorateurs d'espace communs, intimes.Partagés.Des appuis fugaces, des portés volages, des arrêts sur image magnétiques.Mimétisme des couleurs sur le corps-écran total du danseur qui s'identifie à son milieu!Une danse circassienne qui se fond et se répand dans des ondes lumineuses plasticiennes, dignes d'un Nikolais! Les enfants , réjouis et très calmes comme public captif idéal: enchanté et émerveillés!On se quitte sur des images de pluie de papillons dans une nuit étoilée!

Sur le plateau, un dôme géodésique — l’i.glu Lieu d’habitat dans le lieu habité — le Jardin.Le tout recouvert d’une toile de ciel.Le Jardin comme «espace de prolifération euphorique de la nature», comme prétexte de surgissement de formes et de matières colorées, dessinées…Le dôme comme surface de projection et d’apparition de paysages.i.glu, projet chorégraphique et sensoriel où évoluent quatre protagonistes : un épouvantail, un danseur-cueilleur, un dôme et un musicien sous le regard bienveillant d'un hérisson-buis.i.glu comme un lieu existentiel qui ouvre et engendre d’autres formes d’apprentissage par le déploiement et le foisonnement du motif végétal comme expérience visuelle.

 

A Pole Sud le 13 OCTOBRE

mardi 12 octobre 2021

"Hilda": une marchandise à tout prix! Technicienne d'une surface de réparation irrévocable !

 


Madame Lemarchand, bourgeoise d’une ville de province, convoque Frank Meyer, ouvrier précaire travaillant au noir. Elle veut recruter sa jeune épouse, prénommée Hilda, pour faire le ménage, s’occuper de ses enfants, et lui tenir compagnie. Marie NDiaye compose un drame effroyable de la domination à la mécanique vampirique implacable, dans laquelle Madame Lemarchand, insatiable, est poussée à demander toujours plus à Hilda. Quelles seront les armes de résistance ? Élisabeth Chailloux met en scène la pièce avec l’actrice et cantatrice Natalie Dessay : une langue concrète, musicale et envoûtante, œuvrant au décalage étrange avec le réel.

Décor sobre, intérieur sur fond de panneaux mobiles opaques: un fauteuil club, une femme assise en robe rouge sur le plateau...Et tout démarre à fond de cale: cette femme c'est la future"patronne" d'une femme de service embauchée par "une maitresse de gauche", à tout prix! Etrange transaction humaine sur fond d'humanisme bourgeois caricatural à souhait. Patronne et "matrone", Natalie Dessay excellence dans ce phrasé loquace, volubile, tranchant d'autoritarisme, de tyrannie féroce et perverse.Hilda sera ce fantôme, Arlésienne du propos qu'on ne verra jamais et qui hante les fantasmes d'une femme aux abois, quasi hystérique tant son pouvoir sur l'autre fait des ravages, soumet et asservit ses partenaires.Frank, Gauthier Baillot, en sera la proie,la victime soumise et débordée devant l'autorité malsaine et calculée de cet être redoutable et arriviste.Six séquences pour cette odyssée qui trahit et révèle l'hypocrisie autant que la haine de l'autre.Coup de cloche pour chaque chapitre et l'on tourne la page, le décor où vivent les deux protagonistes mute. L'argent est aussi le moteur de toutes ces transactions humaines où l'on ne peut racheter sa femme car on a éclusé le salaire avant le travail payé d'avance: les pièges se tendent devant Frank, ligoté, acculé à un triste sort de vaincu. Hilda est une chose, un objet de désir, "une petite danseuse de chair au fond du flacon" qu'on atteint en le brisant.Vampire insatiable, Natalie Dessay emballe et subjugue, agace et déçoit parfois tant le débit de sa voix et ses intonations demeurent linéaires et sans surprise ni contraste ou modulations...La mise en scène poussant à bout ce duo fébrile sur le qui vive et l'aridité d'un texte où la perversion se déploie au fur et à mesure crescendo, submergeante...Au final c'est la "patronne" qui se métamorphose en Hilda, celle qu'elle aurait voulu transformer à sa guise en femme de service domptée, éduquée, reniant ainsi son identité pour en faire l'objet de ces ambitions!

Marie NDiaye, autrice associée au TNS depuis 2015, a écrit une quinzaine de romans, dont La Vengeance m’appartient (Gallimard, 2021). Écrivant également pour le théâtre, elle a fait paraître récemment Royan. La professeure de français (Gallimard, 2020) et Berlin mon garçon suite à une commande de Stanislas Nordey (Gallimard, 2019). Élisabeth Chailloux, directrice artistique de la compagnie La Balance, a co-dirigé le Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Adel Hakim de 1992 à 2019. Elle a notamment mis en scène des textes de Bernard-Marie Koltès, Philippe Minyana et Normand Chaurette.

7 oct au 17 oct 2021  au TNS