vendredi 29 avril 2022

"Giselle.....": lec-dem de l'effacement! La bonne pomme d'Adam! Chaplin faite Giselle....

 


Après Phèdre !, et avant Carmen à venir, François Gremaud s’attaque à un autre classique, emprunté cette fois au répertoire de la danse.

Giselle… « trois petits points », comme l’explique Samantha van Wissen face au public, est à la fois le récit et le commentaire de Giselle (« sans petits points »), œuvre-clé du ballet romantique.

La performeuse-danseuse, membre de la compagnie Rosas dirigée par Anne Teresa De Keersmaeker, fait ici office de conférencière, et nous en fait découvrir non sans humour les multiples facettes. Au fil du spectacle, elle-même se met à en esquisser quelques gestes, sur les notes d’un violon, d’une flûte, d’une harpe et d’un saxophone. Quatre musiciennes présentes sur la scène, pour une adaptation surprenante de la partition composée par Adolphe Adam. Le commentaire devient mouvement, le mouvement devient commentaire, dans une variation sur l’histoire tragique d’amour et de folie écrite par Théophile Gautier. Une histoire qui, au fil des interprétations à travers le monde, est parvenue jusqu’à nous et jusqu’au Maillon, où Gremaud avait déjà présenté son hilarante Conférence de choses en 2019 et Auréliens en 2021. Une forme inédite donnée à l’original.

En avant pour la lecture désopilante du chef d'oeuvre de la danse romantique!

C'est à une interprète hors pair qu'est confiée la "lourde" tache de conter les péripéties de la plus "légère" des héroïnes du ballet classique: Samantha van Wissen!Une femme qui danse, joue, mime et se débat avec les rebondissements multiples, les imitations de tous les personnages-complexes- du récit "épique" des amours de la jeune Giselle! Tout y passe à la vitesse grand V: les relations avec sa mère, les amours troublés de ces "trois" hommes fétiches que sont Albrecht-Loys, Hilarion ...On la suit dans ses allées et venues, ses déplacements furtifs ou vagabonds, sillonnant le plateau, le sourire et l'enthousiasme aux lèvres. Elle possède le don de vous saisir, vous emballer dans ce voyage au long court dans l'épopée de cette Giselle, tendre oiseau de proie de ses proches autant que des Willis.Car qui croit avoir saisi les racines et tenant et aboutissant de la narration, se trompe: il y en a des mimiques, des hésitations, des soubresauts et tremblements, des courses et déboulés, des manèges et autres cabrioles que la danseuse-comédienne-mine exécute avec l'âge de son corps mure et bien bâti, robuste, aguerri aux performances de la danse magnétique de Anne Teresa de Keersmaeker...Dans une autre vie!Elle caracole, s'émeut, s'empare de tous les personnages, sobre ou exaltée dans le rôle de la mère au bord de la crise de nerfs, s'adressant en néerlandais et vociférant à l'envi. Beaucoup de calme et de tendresse aussi dans le deuxième acte des Willis où les scènes de retrouvailles entre Albrecht et Giselle sont de toute beauté.Très subtiles postures, attitudes renvoyant aux gestes et à la chorégraphie d'origine. Cette conférence "gesticulée", dansée, parlée est aussi performance physique, aérobique, éprouve le corps de la danseuse, galvanisée par le rythmes et la composition du texte de François Gremaud qui signe un "livret" romanesque de monologue bariolé de toute intelligence sémantique et sonore.La musique, présente sur le plateau grâce au talents de quatre interprètes, complices de l'action et en dialogue avec la performeuse quasi deux heures durant. En cadeau une "fugue" de trop dans cette partition jugée souvent comme futile et descriptive.Comme "le vers" dans le fruit, pas piqué des vers, cette ode à la beauté est aussi chaplinesque tant la dextérité, la précision et la rigueur du jeu est millimétrée comme le texte. On songe entre autre à Mats Ek ou à De Keersmaeker dans ce beau clin d'oeil à "Rosas" sur la chaise où Giselle dé-mime et démine la gestuelle de notre jeune héroïne.Gaga, aussi, sa gestuelle débridée, sa folie emblématique faite d'errances et d'adresses au monde des vivants, basculant dans la méprise, la déraison...Un spectacle en "audio description" singulière où le langage et la musique de concert, prenne toute la dimension autant sauvage que classique.

Au final, un livret vous est confié pour ne pas oublier que la danse est corps-texte, cortex et bien le berceau historique de tant de genre: comédie ballet, ballet d'action, opéra et comédie musicale. Et les Willis prennent corps et graphies devant nous, elle seule endossant le rôle des rangées en batteries de ses spectres désincarnés qui firent les beaux jours des abonnées du foyer du Palais Garnier!

 

Au Maillon avec Pole Sud jusqu'au 30 Avril et au festival perspectives à sarrebruck 18 MAI

jeudi 28 avril 2022

"Les serpents": les hauts parleurs de hurle vent sifflent sur nos têtes!

 


Un 14 juillet, trois femmes vont se croiser sur le seuil d’une maison isolée, entourée de champs de maïs. À l’intérieur se trouve un homme, avec ses deux enfants, qui semble seul pouvoir décider qui entrera et sortira. Mme Diss, sa mère, est venue pour réclamer de l’argent. Nancy, son ex-femme, vient réclamer la vérité sur le destin de Jacky, le fils qu’ils ont eu ensemble. France, sa seconde femme, semble vouloir protéger tout le monde, mais de quoi ? Jacques Vincey met en scène cette pièce de Marie NDiaye (Goncourt 2009) qui, dit-il, « tient autant du fait-divers sordide que du conte mythologique ». Quel est le seuil qu’il ne faut pas franchir, sous peine de se perdre ?

Un décor fait d'enceintes, de haut-parleurs, noir, en fond de scène, des projecteurs de côté en muraille et rang serré. Emprise, enfermement....Presque le décor de Picabia pour Relâche/ Entracte.Ou du Pierre Henry!Les deux personnages qui viennent animer le plateau se présentent, la belle-mère, Madame Diss,stricte, raide, rigide, en tailleur rêche et gris en quête d'argent pour subvenir à ses besoins volages, la belle-fille, France , naïve, entière, généreuse, admirative et dévouée fille de "rien", simple et vêtue d'un short risible. Deux classes sociales en lutte ou en fausse empathie se disputent l'appartenance au fils, un absent constant de la pièce, qui n'apparaitra jamais, mais sera l'objet de toute convoitise, reproche, désir...A la recherche d'un bailleur de fond, la femme extorque à sa seconde et ancienne belle-fille, Nancy, les quelques deniers ou chèque restant. L'autre s'incline, obéit, s'abaisse, se rend.Le pouvoir autoritaire de Madame Diss, sur les lèvres, dans les postures et attitudes de Hélène Alexandridis, se fait envahissant, alors que ses deux proies, Bénédicte Cerutti et Thifaine Raffier, elles aussi s'entretiennent de propos virulents. C'est le 14 Juillet qui fascine, fête populaire que l'on pressent dans le son et l'atmosphère, bordée du chant des champs de mais tout proches. Un paysage se dessine, se pressent et fige les personnages dans des émotions diverses, sensibles, à fleur de peau.Tout se monnaie ici, l'amour, les alliances, les membres d'une "famille" fantoche, artificielle, forcée à se croiser, se fréquenter France est admirative, se défend d'être un être humain digne de considération. Madame Diss l'enfonce, l'accule à se trouver laide et stupide.Féroces relations dignes d'un conte de fée où le maléfice rôde, les sons bordent un drame à venir, le mur murmure, parle, présent, plastiquement impressionnant, râleur, grondeur.Il mugit comme une sirène, une murène aux abois..Acteur à part entière, frontière, coulisse obscène, derrière ce rideau de sons terrifiants, un ogre va surgir du tréfonds des imaginations. Menaces, épée de Damoclès comme dans une mythologie inventée de toute pièce où le destin des personnages, demi-dieux, semble tout tracé! La mise en scène de ces trois corps féminins éperdus d'avidité, de jalousie, de compassion outrageante, est forte et amène chacune à se confronter à l'autre avec avidité, parfois respect et tendresse...Robe de cuir seyante pour Nancy, chevelure défaite et sensuelle femme piégée qui va bientôt troquer ses atours pour ceux de France. Osmose, mélange et confusion des sentiments, terreur de la domination de Madame Diss, omniprésent démon et Lucifer de la partie.Le texte a vive allure, inconditionnel langue qui n'est pas de bois er révèle par son agilité à être émise et prononcée, une verve et des appuis quasi chorégraphiques.On y échange son identité, on y imagine ce fils, ogre ou démon, Minotaure d'un Dédale, derrière le rideau: que se trame-t-il dans cet espace fantasmé qui hurle ou susurre des bruits et de la fureur intense, étrange, inquiétante.Aspirées par ce mur, les femmes s'y collent où y disparaissent happées par une adhésion, une adhérence à leur sort, incroyable.Sacrifice, dévotion, capitulation devant des divinités, feu d'artifice ou champs de mais sacrés, déesse des serpents qui gobent, avalent leurs proie avec compulsion et avidité: le sort, le destin est irrévocable, vipères au poing, peau de serpent en bandoulière...Et quand Madame Diss capitule, chute, s'effondre, c'est tout un univers qui bascule, une prise de pouvoir qui s'inverse, des corps jetés dans la bataille qui perdent ou gagnent au tirage au sort.La soif hante la pièce, le feu d'arfitice carbonise les âmes perturbées et notre implpoorante à genoux, telle une sculpture de Camille Claudel semble de rependre.Au loin, le bruit fait rage, tectonique sonore imposante, puis le mur recule, se tait et laisse place à la voix plaintive de l'une d'entre elles:France, Nancy...? La mégère non apprivoisée, Madame Diss capitule, échevelée, en lambeaux devant sa belle fille métamorphosée dans un vilain manteau noir: finis la chevelure blonde nattée de Gretchen, tout s'éteint, même les traces de sons parsemées.Une pièce entre conte de fée cruel et mythologie implacable, servie par trois comédiennes hors pair, une mise en scène subtile signée Jacques Vincey  bordée de dramaturgie sensible de Pierre Lesquelen

Jacques Vincey est metteur en scène et comédien. Depuis 2014, il dirige le Théâtre Olympia − Centre dramatique national de Tours. Le public du TNS a pu voir, en 2009, Madame de Sade de Yukio Mishima. Il met en scène des auteurs classiques – Shakespeare, Platon, Molière, Marivaux − comme contemporains − Arne Lygre, Joël Pommerat, Howard Barker, William Pellier… Écrite en 2004 par Marie NDiaye, écrivaine de romans et de théâtre, la pièce Les Serpents (Éditions de Minuit, 2004), a été créée au Théâtre Olympia en 2020.

 

Au TNS jusqu'au 5 Mai

mardi 26 avril 2022

"Julie de Lespinasse": une loge pour "Orphée", Eurydice, en Echo!

 



La metteure en scène Christine Letailleur a découvert et adapté les lettres adressées par Julie de Lespinasse (1732-1776) au comte de Guibert. Fascinée par cette littérature qui témoigne d’un caractère hors des normes de son temps, elle s’est penchée sur la vie de cette femme : fille illégitime, marquée par une enfance malheureuse, dont l’intelligence et le charisme feront de son salon parisien l’un des plus célèbres de l’époque − où dialogueront d’Alembert, Condorcet, Diderot. Au sommet du succès, elle fuit la société. À 40 ans, loin de renoncer à l’amour et à la sexualité comme le voudraient les mœurs de son époque, elle s’éprend du comte de Guibert, de dix ans son cadet. Il est ici question des dernières années de sa vie où Julie aimera jusqu’au bout comme elle l’entend : « avec excès, avec folie, transport et désespoir ».

Une mélodie au loin, celle d’Orphée et Eurydice: "j'ai perdu mon Eurydice" pourrait condenser cette pièce toute empreinte de nostalgie, d'amour, de lien, de liaison...Une femme, seule, longue robe comme du taffetas ou satin de soie, dévoilant discrètement un buste prude et une poitrine discrète à l'image du personnage: des "atours" qui dissimulent la passion et l'amour qui animeront cette âme sensible durant toute la représentation.Une voix off pose le personnage en résumé succinct.C'est Judith Henry qui incarne cet oiseau rare, proie du désir et du tumulte amoureux auprès de deux hommes en particulier.Elle, charnelle, présente, lui, le fantôme de Mora, spectre errant sur le plateau ou simple ombre portée par des éclairages subtils et audacieux. Ce qui hante notre héroïne de basse naissance c'est le chagrin ou la joie, la bipolarité des sentiments épistolaires. Car ici c'est la lettre qui fait foi et qui fait la loi. De petits pupitres jaillissent des parois du décor pour qu'elle puise lire ou coucher ses propos de sa plume. Quel siècle ravissant où le geste amoureux est lecture, écriture, pensée en mouvement couchée sur le papier. Jamais de "rencontre" ente elle et ce fameux et prétentieux de Mora: personnage spectral "incarné" par Manuel Garcie Kilian , troublante apparition régulière, glissant dans l'espace ou simplement le visage éclairé par la flamme d'une bougie.Silhouette de noir découpée, ectoplasme, le voici "songe ou chimère de l'imagination" de Julie. Ils ne cessent de se croiser, de se  frôler, de ne pas s’atteindre, sans contact et installe ce "monologue seule mais entendue" avec brio et délicatesse. Tendresse même si le personnage de Guibert devient odieux à nos yeux. Sa voix off- de Alain Fromager-douce et tendre donne le change.Les péripéties s'enchainent autour de ces deux figures emblématiques de l'amour passion irraisonné, mondain, d'époque!Puis les lumières se fondent aux sentiments, la croisée s'obscurcit, le noir flouté s'installe, le trouble mouvant sur les murs de cette pièce en huis-clos tremblent, se meuvent comme la prédilection de la folie qui vient s'emparer de Julie. Lumières, oiseaux virevoltants, menaçants dans des nuées magnifiques, délire de l'opium, de la raison d'un esprit bouleversé par le destin.Julie touche le sol, son corps s'y repose, elle chute pour ne plus retrouver que la couche horizontale d'un divan noir....Un "climat d'amour" l'envahit, c'est la saison qu'elle chérit: "vivez"même dans les hallucinations magiques d'une scène de mariage, bordée de sons de cloches terrorisants....Noces de délire, silhouettes qui dansent à son insu en découpage noir...

La mise en scène de Christine Letailleur, comme une révélation des sensations et sentiments de ces deux êtres perdus dans le flou ou la radicalité de leur position. Attitudes, postures et déclinaisons des affres des âmes en proie à la fusion, la profondeur des émotions humaines.Les lumières y sont le berceau du trouble, de ce qui émeut et fait bouger, de ce qui profondément éclaire ou éteint passion et entendement.Signées Grégoire de Lafond, elles sont peinture, ambiance, atmosphères singulières et touches impressionnistes des mouvements de l'âme, des espaces du corps sensible.

Des destins singuliers qui questionnent l'entendement dans des coulisses où les accessoires semblent apparaitre eux aussi comme évidence: lampes, tiroirs et autres astuces scénographiques très judicieuses.

Et une Judith Henry lumineuse, fine, gracieuse, sensible ou déterminée, frôlant la grâce et la félicité, que l'on a du mal à quitter!

Christine Letailleur est adaptatrice et metteure en scène. Au TNS, elle a présenté Les Liaisons dangereuses de Laclos en 2015, Baal de Brecht en en 2017 et L’Eden Cinéma de Marguerite Duras en 2020. Passionnée par littérature du XVIIIe siècle, elle s’est plongée dans le parcours de Julie de Lespinasse, cette femme dont on dit qu’elle fut l’égérie des inventeurs de l’Encyclopédie, et qui, dans ses lettres, se livre tout entière à la passion amoureuse.


 

 

Au TNS jusqu'au 5 Mai