mercredi 5 avril 2023

Carmen : une version "concertante" déconcertante ! Une mise à nu éloquente , un orchestre sublimant les "tubes" d'un inconscient collectif musical de bon aloi!

 

GEORGES BIZET

Carmen, version concertante

Une femme fatale, un déserteur jaloux, les brûlants remparts de Séville : voici venir Carmen, l’opéra des opéras, celui qui transforme une habanera en coup de poignard. À l’affiche, une distribution comme on ne peut qu’en rêver, avec notamment Elena Maximova et Michael Spyres. Et au pupitre, Aziz Shokhakimov en personne, qui, particulièrement féru du répertoire français, a dirigé Carmen pour la première fois alors qu’il n’avait que 14 ans ! Avec la fine fleur du chant français, c’est une Carmen de luxe qui nous est offerte ici.

 Un prologue, introduction ou prélude qui augure avec ses thèmes récurrents du plus bel opéra du genre dont les airs hantent les générations: ouverture rutilante, enlevée et menée de main de maitre par le chef. Une atmosphère volcanique, éruptive et entrainante où l'on retrouve les quatre thèmes principaux: le caractère brillant et militaire de l'oeuvre, l'espièglerie et la légèreté du deuxième: on y évoque les soldats, les toréros, les jeux des enfants et la liesse de la foule les jours de corrida. Le troisième thème joue sur la personnalité d'Escamillo, fier et altier, le quatrième thème, lugubre et tragique est celui du destin dont la fatalité menace les différents personnages. L'allégresse est de mise et l'orchestre est habité par ces "mélodies" entêtantes soutenues par une orchestration savante où les solis d'ouverture des morceaux font aussi office de "tube" tant leur fréquentation et écoute sonore les a rendus accessibles, familiers On s'est emparé de Carmen à l'envi et ici tout résonne dans les mémoires collectives musicales...Alors "L'amour est un oiseau rebelle" sonne précisément comme une référence "populaire" et la cantatrice Elena Maximova en fait une sérénade pas encore très convaincante dans sa reprise de rôle. Délicate, sensuelle et énigmatique, la chanteuse, de rouge vêtue, épaule dénudée et longue chevelure blonde ne réussit à séduire que peu à peu face à une Micaela interprétée par Elsa Dreisig, sublime voix émouvante et jeu subtil, retenu pour une prestation splendide et naturelle . Don José bien sur, personnage clef de l'intrigue, incarné par Michael Spyres est convaincant, la voix profonde et chaude, partenaire attentif et attentionné de Carmen. Soldat téméraire et fidèle, compagnon de l'armée irréprochable. Le choeur de l'Opéra National du Rhin  dirigé par Hendrik Haas enveloppant l'intrigue, les rebonds de narration du livret, avec densité, pondération et soutenu par l'introduction du choeur d'enfants Maitrise de l'Opéra National du Rhin dirigé par Luciano Bibiloni, insolite et généreux. Escamillo, brillant baryton interprété par Alexandre Duhamel en pleine possession vocale, riche de tonalités et tessiture forte et engagée. Florie Valiquette pour son personnage féminin de charme, soprano irréprochable et puissante joue les Frasquita, alors qu'à ses côtés Adèle Charvet en Mercedes lui donne la réplique et forme un duo réjouissant et très maitrisé vocalement. Citons encore Thomas Dolié, baryton en Morales et Nicolas Courjal , basse en Zuniga pour encore fleurir cette distribution intelligente et bien dosée de timbres et caractères rutilants. Philippe Estèphe, baryton en Dancaire et Cyrille Dubois, ténor en Remendado bordent cet opéra de leurs voix présentes, de leur jeu sobre et discret. Aziz Shokhakimov, lui, pétri de sensibilité et musicalité semble baigner dans son univers et dirige de façon tonique autant que douce ses interprètes aguerris à tant de style de musique! Les contrastes sont sublimes, l'intensité magistrale des reprises et mouvements de tous, est émouvante et suggère tant de subtils caractères, de tons et d'intrigues que l'on est  tenu en haleine trois heures durant. Alors cette version concertante de l'opéra se révèle riche et contrastée, habitée, jouée de façon infime autant que solide et les rôles s'introduisent peu à peu, pour incarner un récit tragique, joyeux et allègre, "déconcertant" par la richesse de la musique ainsi mise à nu. Sans costume ni mise en scène, sans ornement ni falbala, sans accessoire ou autre parasite venant édulcorer les "tubes" tant attendus que l'on redécouvre dans leur plus simple appareil: le talent des chanteurs et la qualité musicale de l'oeuvre phare de Bizet.


Un presque sans faute magistral où la vedette est dérobée à Carmen pour rehausser tous les autres personnages, Micaela en figure de proue! Elsa Dreisig remportant le trophée de la beauté et de la sensibilité de sa voix nuancée, prenante, ravissant l'écoute et emportant sur d'autres sphères le spectateur-auditeur conquis.Une ovation à l’issue du morceau où elle évoque la mort proche de la mère de Don José en fut la preuve évidente!

Distribution

Direction Aziz Shokhakimov
Carmen Elena Maximova
Don José Michael Spyres
Micaëla Elsa Dreisig
Escamillo Alexandre Duhamel
Frasquita Florie Valiquette
Mercedes Adèle Charvet
Moralès Thomas Dolié
Zuniga Nicolas Courjal
Le Dancaïre Philippe Estèphe
Le Remendado Cyrille Dubois


Chœur de l’Opéra national du Rhin

Chef de chœur Hendrik Haas
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin
Chef de chœur Luciano Bibiloni

 

Conférence d'avant-concert

Mardi 4 et jeudi 6 avril 19h - Salle Marie Jaëll, entrée Érasme 
Accès libre et gratuit, dans la limite des places disponibles

CARMEN, UN OPÉRA À REDÉCOUVRIR
PIERRE-EMMANUEL LEPHAY

Opéra très populaire, gorgé de « tubes » repris à l’envi, du jazz à la chanson, Carmen doit cependant être réenvisagé pour ce qu’il est à l’origine : l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de l’opéra-comique français de la fin du XIXe siècle, genre qu’il bouscule cependant par son finale tragique, son écriture très savante ou son orchestration rutilante.

Distribution Aziz SHOKHAKIMOV direction, Elena MAXIMOVA Carmen, Michael SPYRES Don José, Chœur de l’Opéra national du Rhin, Maîtrise de l’Opéra national du Rhin...
Lieu
Palais de la Musique et des Congrès

lundi 3 avril 2023

"Mon absente": si les morts avaient des dents, du mordant. Pascal Rambert croque- mort du verbe à la présence fragile.

 


L’auteur et metteur en scène Pascal Rambert écrit spécialement pour les six actrices et cinq acteurs qu’il réunit ici sur scène. Mon absente est une pièce chorale, où des personnages sont rassemblés par la perte d’un être cher. Dans un espace plongé dans le noir, aux limites indistinctes, surgissent des corps, des mots. Onze personnes sont là pour s’adresser à l’absente. Quels liens existent, à la fois entre elles et avec cette absente ? Au travers de leurs souvenirs, des paroles échangées, de l’évocation de moments poignants ou infimes, une vie se recompose. Dans ce travail de mémoire, où jaillissent des contradictions, des interprétations et réécritures, se dessinent aussi les portraits des êtres en présence. Le souvenir est vivant et agissant, force de projection.

250 m2 boulevard Haussmann 

Un appartement partagé par une "famille" hétéroclite, hétérogène autour de la figure de la mère: l'absente qui sommeille à l'intérieur du cercueil, sur la scène, monté sur une estrade, reflété dans une lumière noire. Reflets qui scintillent, glacés, glissants : des fleurs en hommage à la défunte et une image paréidolique: comme une bouche ouverte qui avalerait les paroles de ces onze personnages qui vont hanter cette chambre froide. Avant la crémation de cette femme, ivre d'alcool ou de vie qui fédère ce jour ou cette nuit là, les membres disloqués ou disparates d'une "collectivité" de circonstances. Vont se succéder à la "tribune" des coupables ou responsables, onze figures aux attitudes diversifiées autant par l'allure que le ton ou le verbe. Acerbe et vociférant pour certains dont l'existence doit tant à une mère, plus lointain et distancé pour d'autres qui font figure d'environnement choisi. Filles et fils se trouvent "unis" , réunis pour cette circonstance et vont fustiger les uns les autres dans des aveux, paroles et révélations qui s'adressent autant aux uns et aux autres qu'à la défunte. De cet appartement d'apparat, vide pour pauvres créatures, on se souvient comme un tombeau avec angoisse et émotion. Une surface de réparation audacieuse que Pascal Rambert, auteur de cette odyssée de l'espèce rend opérant pour les mémoires qui s'y frottent. Chacun y va de sa diatribe, seul ou s'adressant à un autre: monologues ou duo à l'appui.  Claude Duparfait en fils démembré, disloqué y fait un numéro singulier, vif, bougeant de toute part pour incarner son désarroi, sa colère tonale vivifiante dans cette ambiance plombée par les souvenirs et impressions de chacun.

 


Vincent Dissez en robe verte de satin de soie se dévêtit somptueusement pour danser chaque instant de vie dédié à sa mère: belle prestation érotique, sensuelle aux mouvements dansés fluides et élastiques très maitrisés. Nu et cru dans un corps plastiquement irréprochable, souple, ondulant à l'envi dans des reptations évocatrices , très faune désirable. Il fait sa Kate Bush à la Pina Bausch....Une danse chère à Pascal Rambert qui sait faire bouger les corps émouvants dans des e-motions recherchées. Se mouvoir, dire et phonier de concert n'est pas chose aisée. Stanislas Nordey méconnaissable en fils rangé, tout de noir vêtu, claudicant et attendant sa mort prochaine avec grâce et tac mesuré. 


Audrey Bonnet, au jeu sobre et discrète fille de cette famille nombreuse à rejoindre la défunte autour du souvenir, de la parole, du verbe cadencé de l'auteur. La mise en scène au creux d'un dispositif enveloppant, sécurisant malgré la froideur de la lumière braquée sur le cercueil. Juste le temps d'imaginer l'allure de cette défunte si convoitée, haïe ou dénoncée par son destin chaotique sans foi ni loi. Tous les autres comédiens au diapason de cet opus singulier et sidérant. Ces enfants du BD Haussmann, errant, défaits dans un univers fracassé, cabossé par la douleur ou l'amour.L'absente bien présente dans les corps et les esprits tracassés, castrés ou hantés par cette légende familiale omniprésente. Mère et mordenseur au poing.Un clin d'oeil à Jan Fabre et sa " Preparatio Mortis: chronique d'un dernier orgasme floral" ?


Pascal Rambert crée ou recrée ses pièces partout dans le monde, tant en Europe qu’en Asie, aux États-Unis et en Afrique. Il est auteur associé au TNS depuis 2015 et y a présenté Clôture de l’amour et Répétition en 2015, Actrice en 2018, Architecture en 2019, Deux amis en 2021 ainsi que Mont Vérité en 2022 – spectacle d’entrée dans la vie professionnelle du Groupe 44 de l’École du TNS.

 

Au TNS jusqu'au 6 AVRIL

"Suzanne" d' Emanuel Gat: un bain de jouvence...Et d'allégresse juvénile pour ce "tub" plein chant!

 


Au son des chansons de Nina Simone, le chorégraphe israélien Emanuel Gat met en scène la vitalité d’une jeune génération de danseurs et danseuses, dans un langage d’une grande clarté, à la fois neuf et riche d’un parcours de près de trente ans.
Création 2021
avec le soutien du service culturel de l’Ambassade d’Israël
dans le cadre du Festival Séquence Danse Paris
Suzanne, c’est la chanson de Leonard Cohen, interprétée avec ferveur par Nina Simone lors d’un concert au Philharmonic Hall de New York en 1969, dont des extraits forment la bande-son de la nouvelle création d’Emanuel Gat. Le chorégraphe y met en scène des jeunes danseurs israéliens du Inbal Dance Theater, dans une écriture précise où gestes et groupes se composent et recomposent en permanence en une myriade de propositions simultanées. Ce questionnement sur la perception du temps, intrinsèque à la danse, résonne comme un retour aux sources pour Emanuel Gat. 
 

Suzanne, c’est aussi le nom du centre de danse et de théâtre à Tel Aviv où le chorégraphe a fait ses débuts, travaillé pendant quinze ans et monté sa troupe. Et c’est sur la scène de ce centre Suzanne Dellal que s’est tenue en 2021 la première mondiale de cette pièce, se présentant à la fois comme un chant d’amour à une jeune génération et une appréhension d’un passé qui toujours nourrit le présent. Emanuel Gat poursuit ici un travail déjà engagé avec SACRE/GOLD, diptyque issu de la recréation de deux pièces antérieures, dans lequel danseurs et danseuses étaient emportés dans un tourbillon hypnotique. 
 

Plateau nu, silence des corps qui se meuvent à l'envi dans des déroulés magnétiques, sans fin: ode à la musicalité des corps, au souffle de vie de la danse d' Emanuel Gat. Il y a quelque chose de l'ordre de l'alchimie quand parait  le "son", après  ce prologue silencieux de toute beauté et recueillement. Bribes de paroles de Nina Simone qui va se confier à son public durant un enregistrement live de son concert. Alors qu'elle semble "broder" ses "black gold", improviser de sa voix chaude et éraillée, les danseurs bondissent, reculent, se frayent sans faillir des sentiers et chemins sur la scène, sans heurt, sans contact. Juste la précision des rencontres d'espaces, de regard, d'énergie. Leurs costumes les identifiant comme hommes, femmes ou androgynes à longues jupes flottante et torses nus. Dévoilant des musculatures actives, prospères en grands ou petits bougés.Les déplacements forgent des lignes et traces, les pieds flex ou au carré, arabesques fluides et éphémères, déroulés et envergure des bras comme des ailes du désir et du besoin de danser.Des courses à perdre haleine comme leitmotiv ! Car cette jeunesse hérissée de plaisir de se mouvoir est fertile en énergie, sauts et rebonds virtuoses, légers Des inflexions vers le sol, des réajustements infimes de gestes au cordeau.C'est tout simplement merveilleux et l'on se prend au ravissement et à l'empathie avec ces interprètes aguerris au style Gat dans leurs plus beaux atours dansants. La voix de Nina Simone galvanisant leur sens du détail, des pointés, des revers de direction, des clins d'oeil à Lucinda Childs dans leur parfois nonchalance et abandon corporel. Les applaudissements enregistrés en live couronnent cette empathie féroce avec les danseurs de la jeune compagnie israélienne!
La création lumière vient à juste point souligner les lignes et contours des corps, du groupe pour mieux souligner et faire surgir la densité du mouvement fugace et éphémère. Sculptures mouvantes à la Rodin, ou Carpeaux en ronde bosse singulière. 
 

Danses tracées et empreintes d'aplomb survolant le sol.
La création d' Emanuel Gat dans la continuité de l'écriture sobre et très sophistiquée à la fois. Vocabulaire et syntaxe qui respirent le phrasé léger, aérien d'une danse étoilée, cosmique qui ne cessent de tisser des constellations telluriques dans l'éther ou tracer une géographie tectonique dans l'espace. Sobriété et frugalité d'un festin allègre et très digeste d'où l'on revient avec entrain et contagion dans une démarche vive argent délectable...Un opus remarquable pour la précision des impromptus sur mesure face à Nina Simone et à sa générosité vocale et musicale.
 

Jusqu'au 3 AVRIL au CENTQUATRE