mercredi 13 décembre 2023

"Evangile de la nature" : un planétarium prémonitoire, un manifeste sacral d'une cosmogomie en marche.

 


Le philosophe-poète Lucrèce (né et mort vers 97 – 55 av. J.-C.) a environ 35 ans quand il écrit les six livres composant De rerum natura (De la nature). Reprenant dans ce grand poème antique les théories de son maître Épicure, il y expose la puissance scientifique de l’atome à l’origine de la création de l’univers, exaltant la nature sans dieux ni maîtres comme devraient l’être les hommes et les animaux. Le metteur en scène Christophe Perton met en scène une traduction inédite de l’autrice Marie NDiaye, avec l’acteur Stanislas Nordey. Il envisage le spectacle comme un « pur festin de poésie ». Une création musicale et visuelle accompagne la générosité et la modernité de ce texte millénaire invitant les humain·es à se soustraire aux dogmes et à la peur, pour aller vers les lumières de la connaissance.

Dans un espace quasi en trois dimensions, trois écrans portent des images mouvantes évoquant des formes végétales, peintes, esquissées comme de la calligraphie japonaise à l'encre de chine... Le plateau est une plaque tournante arrondie, inclinée qui laisse entrevoir des mouvements de lente rotation quand le protagoniste conteur chavire avec les mots, le texte. Prémonitoires en diable déjà se révèlent les écrits ainsi racontés, murmurés en direct au creux de nos oreilles par le fabuleux comédien-musicien du rythme parlé, Stanislas Nordey. On a peine à croire qu'ils ne nous sont pas contemporains tant le propos est d'actualité: l'inversion climatique pressentie, les virus inconnus vecteurs d'épidémie, le trop plein d'eau ou de chaleur...Et le comédien de nous conduire dans des sphères scientifiques et philosophiques accessibles, compréhensibles dans une écriture forte et une syntaxe musicale évidente. Alors que le décor évoque un planétarium, un ciel étoilé ou un parc végétal riche et plein d'arabesques tracées. Stanislas Nordey, pieds nus bien ancré dans le sol autant qu'aérien se livre, se donne corps et âme comme conteur-lecteur, vecteur d'un texte lyrique et audacieux. Son jeu est émerveillé, solaire et lumineux, à l'image de cette philosophie iconique si bien incarnée par images, dessins et socle penché comme une scène glissante où le corps s'adapte pour préserver son équilibre. Une performance digne de ce cosmos, cet univers évoqué, les atomes, la construction du monde avant le christianisme étouffant la connaissance au profit de la croyance. Notre homme, Lucrèce incarné se débat librement: chant et poème pour tissus et matière à jouer sans en faire obligatoirement une histoire d'aujourd'hui.. La nature chante et le son environnant épouse la musicalité des mots. La musique additionnelle apporte une touche émotionnelle persistante et hypnotique, se fondant aux mouvements des images glissant sur les trois écrans. L'adresse au public, le "tu" comme partenaire d'élocution renforce la proximité et l'adhésion à ce manifeste total: vidéo, lumière, musique, voix et corps.Et le costume de notre génial penseur comme celui d'un magicien brillantissime, pantalon large noir anthracite, brillant, pailleté comme un ciel étoilé.Une approche de rêve d'un texte mythique trop peu connu. Christophe Perton de mettre en scène ce corps céleste, cet atome comme un électron libre inspiré par Vénus, femme autant que planète dans la constellation lumineuse du plateau. Un anneau comme univers clos et mouvant, un socle périlleux incliné pour mieus se pencher sans faillir.

D'après
De rerum natura 
de Lucrèce
Traduction
Marie NDiaye
Christophe Perton
avec la collaboration
d’Alain Gluckstein
Adaptation, mise en scène et scénographie
Christophe Perton
Avec
Stanislas Nordey


Christophe Perton est metteur en scène, réalisateur et scénographe. Il a dirigé la Comédie de Valence − Centre dramatique national Drôme-Ardèche (2000-2009) et dirige depuis la compagnie Scènes et Cités. Passionné par les écritures contemporaines, il a notamment mis en scène Pier Paolo Pasolini, Lars Norén, Bernard-Marie Koltès, Marius Von Mayenburg, Peter Handke, Marie NDiaye, Thomas Bernhard… En 2023, il a créé une version musicale inédite du Bel indifférent de Jean Cocteau.

Au TNS jusqu'au 21 Décembre

"Hip Hop Nakupenda" : sur les pavés, la danse....Et un danseur " passe-partout" qui ouvre bien des portes.

 


Anne Nguyen & Yves Mwamba  cie par Terre France solocréation 2021

Hip-Hop Nakupenda

Co-écrite avec la chorégraphe Anne Nguyen, cette pièce nous emmène dans les années 2000 en République Démocratique du Congo, où Yves Mwamba, 12 ans à l’époque, y pratique la danse hip-hop au lendemain des guerres à Kisangani. À travers la danse, le chant, la musique et la voix, il nous conte l’histoire de toute une génération de jeunes danseurs de rue, les Mudjansa. Star du hip-hop au Congo, il revient sur cette période trouble où la dictature de Mobutu faisait sa propagande politique grâce à une danse populaire : la rumba congolaise. Ses paroles et ses danses, qui vont de la tradition africaine aux danses urbaines en passant par Mickaël Jackson et Kery James, nous transportent, avec humour dans un univers onirique, peuplé d’ancêtres et de démons. Un récit touchant et engagé porté par l’enthousiasme réjouissant d’Yves Mwamba.

 Un solo très édifiant qui se fabrique en grande complicité avec le public: le regard et les yeux interrogateurs, suspicieux du danseur pour nous jeter dans le bain de l'histoire du Congo et de tout le continent noir. Il démarre par un inventaire des formes et grammaires gestuelles du hip-hop, krump et autres expressions des danses de rue, danses urgentes, danses de l'extrême, expression populaire et langage d'actualité sociétale. Yves Mwamba dénonce, dévoile, détisse les mensonges, les abus d'une classe politique dictatoriale où la danse rumba fut largement exploitée à des fins de propagande. Il fait même scander par le public des slogans peu recommandables. Mais c'est pour mieux mettre en exergue le danger de ce bourrage de crâne qui coupe les ailes de la liberté. Son geste est libre et très formaté danse de rue sans autre soucis de les transgresser, de les transformer. Franc, juste et cinglant il tâte le terrain et nous positionne au pied de nos responsabilités et engagements. Fier et altier, drôle et scrupuleux, le danseur cause, parle, chante et promet à chacun un bel avenir s'il est prêt à acheter sa célébrité, à se vendre au diable et à se soumettre au troupeau. En se laissant dédier un chant repris par les médias et en en faisant une star!Le spectacle comme un manifeste de l'indépendance autant d'un pays que d'un être humain, libre de ses choix et de ses pensées dansantes. Le public alors bien éclairé sur les risques de l'embrigadement ou de l'instinct grégaire auquel on nous prépare trop souvent. A saute mouton, saute frontières, ce passe muraille détenteur du bon "trousseau de clef" ouvre des perspectives qui sont loin d'être des "passe-partout". 

A Pole Sud le 13 Décembre

"Il Tartufo": Molière-spaghetti en italien : le rythme est dévot, et la cuisine est bonne. La truffe sur le gâteau.

 


Le Teatro di Napoli − Teatro Nazionale a invité Jean Bellorini à créer un spectacle et celui-ci a choisi Le Tartuffe de Molière en italien. Cette comédie « noire et sale », mêlant « force de vie, brutalité et joie » selon le metteur en scène, montre un faux dévot, imposteur et manipulateur, tentant de flouer un homme, dérober sa fortune et séduire son épouse. À travers cette pièce qui critique l’hypocrisie et la mystification religieuse, c’est aussi et surtout une façon d’« affirmer la nécessité d’une rébellion clairvoyante » qu’il vise. Car ce qui compte, au fond, c’est d’exposer, au terme d’une tempête humaine où il y a lutte intérieure, la capacité politique et morale à sortir de la confusion et à retrouver la clarté, la lucidité et sa conscience. 


Un Christ suspendu, en croix au mur en chair et en os comme dans une crèche vivante, un appartement banal et surtout sa cuisine: le décor est planté pour cette fausse comédie qui va nous conduire dans un rythme endiablé, au sein d'une intrigue pas toujours fameuse. La langue d'emblée emporte dans la fougue et la tornade du début de la pièce: chacun y va de sa diatribe et l'on a peine à identifier qui s'exprime tant la lecture des surtitres agace le regard et le concentre sur les lignes qui défilent plutôt que sur le jeu des acteurs truculents. Alors que sur le plateau les personnages se dessinent et se profilent à l'envi. La vivacité de la langue italienne fait le reste: à très  grande vitesse tout s'enchaine et l'italien magnifie la précipitation de l'enchainement des rebonds, des intrigues. Tambour battant on est engagé et submergé par cette marée joyeuse musicale au tempo si rapide et véloce. Ce qui rend cette fièvre contagieuse et une empathie féroce avec chacun. 


Les acteurs sont tous italiens de toutes régions hormis Valère, un bon "français" qui se mêle à cette troupe éphémère avec habileté, humour et distanciation. Ici pas de farce de tréteaux joyeuse mais une évidente ode à la vie et à son tourbillon. Vélocité du jeu, accélération contrôlée, la conduite est bonne et la circulation des corps efficace et sans limitation de vitesse autorisée. Pas de feu rouge ni sens interdit pour cette version pêchue, drôle et subtile.Simplicité sobriété sobre-ébriété pour cette adaptation italienne pleine de charme et de répondant. Quelques bribes de musique et chanson populaire pour magnifier ce ravissement et le tour est joué. Quelques pas de danse bien marqués, arrivant au sein de l'intrigue comme une pause, une respiration ludique et très divertissante. Comédie"ballet" qui s'ignore, ce Tartuffe est vivant et le personnage central revêt toute sa noirceur. 


Les rimes ne sont plus alexandrins mais peu importe, la traduction a le mérite de souligner le dynamisme du verbe et de la syntaxe. Qui mène la danse sinon chacun et tous pour ce corps de ballet charmeur et désopilant. Le Christ veille suspendu aux cintres comme une Sylphide, "servante" illuminée comme au théâtre et qui a tant veillé sur le plateau pendant la crise du covid: vide des scènes et théâtres qui a tant bouleversé le monde de l'art scénique... Foi et mafia de la vie à Naples notre Jésus veille au grain et descend de sa croix pour incarner la vie. Deus ex machina bien pensé pour cette mise en scène truculente et bien relevée. Du gout et des saveurs plein les yeux et les oreilles pour ce classique made in Italie. Tous les personnages s’accommodant ou non de leur sort, de Marianne à Valère, de Tartuffe à Orgon. On les connaissait mal, on les découvre au delà du dévot dans un jeu malin, habile et décoiffant. On y croit sans problème à ce tableau de famille aux enjeux sociaux si mesquins et absurdes. On y pétrit la pâte, se lance de la farine sans se laisser enfariner dans un vaudeville périlleux.


Molière défend les droits de chacun à l'émancipation et l'identité, au choix de la vie sans la contrainte: rébellion de mise ici et scènes truculentes au poing. Sous la table un joli jeu d'amour dans de beaux draps, des danses comme entremets fugaces délicieux. Petite cuisine aux ingrédients et ustensiles domestiques proches du quotidien. Ou "piano"de grand chef et maitre queux...L a table multifonction fait office de tremplin et socle de l'action. Chef de cuisine Jean Bellorini nous régale à la nage ou au bouillon, maitre de rang pour cette communauté empêtrée dans des situations sociétales bien compliquées. Fantômes que le théâtre fait revivre, les comédiens excellent par leur présence deux heures durant sur le plateau.Un délice à déguster sans modération.Tout semble permis de s'y éconduire sans procès verbal à la clef de sol! Si ce m'est cet accent italien et ce rythme linguistique qui emporte et transporte au plus haut des cieux. Si bien qu'au final c'est la robe de mariée-chrysalide qui tombe des cintres et se voit enfilée direct par Marianne! Miracle!

Défenseur d’un théâtre populaire, littéraire et poétique, et généreusement animé d’un esprit de troupe, Jean Bellorini, après avoir été à la tête du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (2014-2020), dirige aujourd’hui le Théâtre National Populaire à Villeurbanne. Jean Bellorini et le Teatro di Napoli ont recruté ensemble une troupe composée à la fois de fidèles du théâtre et des acteur·rices venu·es de toute l’Italie. 

Au TNS jusqu'au 16 Décembre