vendredi 19 janvier 2024

"Sérénades" : le noir leur va si bien....Des tableaux vivants, compositions oniriques aux cimaises de la danse "muséale".

 


Sérénades
Brett Fukuda / Gil Harush / Bruno Bouché


La sérénade est, dans son sens le plus commun, une pièce musicale composée en l’honneur d’une personne et jouée, comme son nom le suggère, en soirée, le plus souvent en extérieur – elle prend le nom d’aubade lorsqu’elle est donnée au lever du jour. Dès le Moyen Âge, les amants passionnés et les séducteurs invétérés chantent leurs troubles amoureux sous les fenêtres de leur dulcinée, accompagnés d’un instrument, de préférence à cordes comme la mandoline, ou d’un ensemble lorsqu’ils disposent de complices. Elle devient un genre musical à part entière dont s’empare Tchaïkovski en 1880 avec sa Sérénade pour cordes en ut majeur sur laquelle Balanchine chorégraphie en 1934 son premier ballet américain, Sérénade, combinant tous les éléments phares du néoclassicisme: sobriété des lignes, netteté du geste et vélocité de la danse.


Au fil d’un continuum de trois créations chorégraphiques, Bruno Bouché (directeur artistique du CCN•Ballet de l’OnR), Gil Harush et Brett Fukuda (danseuse-chorégraphe du CCN•Ballet de l’OnR) explorent de multiples champs artistiques dont certains abordés par l’œuvre iconique de Balanchine : les ensembles d’instruments à cordes, la simplicité d’un espace scénique ouvert, la verticalité ou encore l’éventail des relations humaines. Une sérénade à trois voix, accompagnée par les musiciens de l’Orchestre symphonique de Mulhouse.

 Trois créations, cela se remarque et se salue pour ce spectacle en trio, trèfle à trois feuilles dont le noir, le gris serait la couleur fondamentale. Créer pour honorer la splendeur des corps en mouvement, architecturés par trois signatures chorégraphiques de renom. Entre crépuscule gris, blanc aux lumières diffuses du levant, du couchant au rayonnement d'une figure illuminée d'une mariée fantasmée, la "sérénade" se fait métamorphose, chrysalide, objet de désir, de tentation, de suggestion.

Muse Paradox[ Création ]Pièce pour 5 danseurs.Chorégraphe Brett Fukuda Musique Igor Stravinski Costumes Thibaut Welchlin 
 Que voici une pièce qui "dérange", décale et déplace le vocabulaire classique pour y introduire la notion d' inversion "climatique" au sens où l'on détricote le phrasé, les postures pour les attribuer aux personnes de "l'autre sexe". Attitudes, ports de bras logiquement affectés aux danseuses se retrouvent incarnées par les danseurs. Cela surprend encore et c'est troublant de voir à quel point nos "points de vue" sont attachés à la tradition, à l'académisme..Visuellement l'effet est convaincant et l'on cherche au premier abord ce qui "cloche" qui engendre la confusion. Un trio de danseurs exécute savamment et avec brio des postures, des phrasés classiques inversés. Alors que les deux danseuses à tour de rôle se voient accueillies comme des étrangères à ce processus ambivalent. Créer de l'ambigu, du fantasme pour ces trois hommes pieds et torse nus est chose croustillante, excitante. Pari tenu et gagné pour cette création qui mêle sentiment et rêves dans des tableaux où les ombres portées sur l'écran blanc de fond révèlent une calligraphie harmonieuse, des tracés dans l'espace fort judicieux. Un duo de femmes complices et soudées dans des atours légers, flottants, de blanc et de gris surélevés, porte l'écriture de Brett Fukuda aux nues. Alors que la musique étrange de Stravinski parcourt les corps de ses ondes quasi atonales et grinçantes à l'oreille. Cordes et corps à l'unisson pour un lyrisme aérien où les pas frôlent le sol à peine, l'apesanteur comme credo. Des ports de bras ovales qui s'enchainent comme des "points de chainette" en broderie, ornements ronds et joyeux, figures de style tendres et veloutées aux fragrances amoureuses sensibles et humaines. Un quintet onirique, fort bien écrit qui décale et fait fructifier de façon très originale le vocabulaire dit classique. On y détricote l'alphabet avec audace et fragilité, harmonie et discrétion, enchantement et élégance.

Sérénade[ Création ]Pièce pour 17 danseurs.
Chorégraphe Gil Harush Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski Costumes Gil Harush, Thibaut Welchlin

Seconde proposition à propos de ce chalenge chorégraphique sur la carte du tendre, un ballet protéiforme où le noir fait office de traces d'encre sur la page blanche de la composition. La musique comme partition corporelle à revisiter avec des corps aguerris aux différents styles. Sans embuche, hormis la complexité des parcours, tracés, déambulations des seize danseurs, à parité masculin féminin. Des costumes flottants, noirs pour vêtir les interprètes de cette portée musicale de Tchaïkovski. La sobriété et nécessité du geste comme constante de cet opus irradiant de fluidité, verticalité Chanson cruelle et câline inspirée de Verlaine pour tinter de douceur et sagacité ces formations mouvantes incessantes sur le plateau. Choeur de danseurs entourant les solistes, corps renversés, tanguant, rassemblés dans une empathie sensible et communicative. Comme un récital fluctuant, mouvant où le rythme très soutenu honore une partition de légende qui évoquerait les péripéties de la danse de Balanchine. On chine les détails, balance les phrasés lyrique et s'échine à retrouver des citations balanchiniennes. Mais nenni, cela va bien plus loin qu'une inspiration de collé-copié et l"imagination va bon train en compagnie de ce groupe soudé et tout de noir teinté Soulage en mouvement, plutôt comme une fresque picturale mouvante, noir d'ivoire, et aplats outre-noir en déplacement constant. La danse comme un tracé sur ce tableau noir musical emporté par des alignements savants, des revirements dramaturgiques intrigants. Gil Harush peintre scintillant qui joue avec la lumière sculptant le choeur comme une toile tendue en mouvement quasi grahamiens des bustes cambrés, ouverts. Tensions et relâchements au chapitre.Fragments de mémoire corporelle imprimée dans les corps comme un palimpseste récurent. Des fils tendus pour faire miroiter l'espace ainsi composé et fragmenté comme un leurre, un miroir déformant les perspectives.
Pour le reste[ Création ]Pièce pour 7 danseurs.Chorégraphe Bruno Bouché Musiques Connie Converse, Nina Simone, Piotr Ilitch Tchaïkovski Costumes Thibaut Welchlin


Et pour clore ce livre ouvert à la création, en épilogue heureux, l'oeuvre de Bruno Bouché. Du lyrisme, de l'inspiration troublante dans cet opus court et construit agrémenté de costumes flottants, transparents, noirs. Excepté dans l'apparition de rêve d'une créature auréolée de tissus vaporeux blancs, comme une longue traine tissée de fantasmes de virginité, de mariée à saisir, diaphane épiphanie surréelle. Séduction pour mieux enjôler l'autre, le ravir, la capturer en la captivant dans un rapt sensuel de corps vibrants. La chrysalide se rompt pour donner naissance à des êtres vivants cette aubade nimbée de la voix chaude, éraillée de Nina Simone, partenaire de la sensibilité accrue de la pièce.La danse y est fluide et harmonie, le voyage au pays des troubadours et trouvères se solde par une halte au port, bivouac d'une traversée au long cours, salvatrice. Amerrissage après un embarquement au pays du charme et de l'éloquence amoureuse pour une destination inconnue encore de la composition chorégraphique d'aujourd"hui.

Chorégraphie Bruno Bouché, Brett Fukuda, Gil Harush Musique Connie Converse, Nina Simone, Igor Stravinski, Piotr Ilitch Tchaïkovski Costumes Brett Fukuda, Gil Harush, Thibaut Welchlin Direction musicale Thomas Rösner Dramaturgie Frédérique Lombart Lumières Romain de Lagarde CCN • Ballet de l'Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse


photos: agathe poupeney

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 18 Janvier

jeudi 18 janvier 2024

"Débandade": Raméne, adopte un Jules..Olivia Grandville scrute le masculin avec audace et tendresse.

 


Olivia Grandville
Mille Plateaux, CCN la Rochelle France 7 danseurs + 1 musicien création 2021

Débandade :

Selon Olivia Grandville, « si ce ne sont pas les hommes qui s’emparent de la question du féminisme et qui dénoncent leur propre assignation à la virilité, on n’en sortira pas. »
Débandade est une œuvre subversive qui jette sur le plateau sept hommes nés dans les années 1990 à qui la chorégraphe pose cette question : « Comment vivez-vous en ce moment votre masculinité ? »
À une période salutaire où les femmes réaffirment leurs droits, elle demande à ce groupe d’artistes, issus d’expériences géographiquement et culturellement éloignées, de mettre en mots et en gestes leur relation au genre, aux représentations du pouvoir et recueille leurs sentiments sur la période actuelle. Récits, craintes, souvenirs d’enfances, réflexions, témoignages, soli et duos surgissent en scène avec grâce et humour.

Des gars, des gus...des garçons manqués....

Et si "L'année commençait avec eux" ces Jules, ces "mecs" débridés chorégraphiés par une femme.Sept ostrogotes déboulent sur le plateau affublé d'un musicien: c'est le point de départ de cette démonstration pertinente de corps et d'esprits d'hommes qui dansent leur singularité, leur identité, plus que leur "genre" ou sexualité. En slip, comme si cela était leur anti parure de choc et de prédilection, ils s'adonnent chacun à faire luire et reluire leur qualité de mouvement, leur esprit singulier, mais aussi l'esprit de groupe, de savoir être et vivre ensemble.


En rockers bien typés.Tous pas pareils, tous différents... De la grande asperge longiligne au petit râblé bien architecturé, les voilà sur la longue estrade frontale assignés à se montrer, se faire voir et reconnaitre: à s'exposer, sexe-poser devant tous et devant nous. Chacun sa gestuelle, son pouvoir se séduction et son histoire intime; sur un petit écran vidéo voici des images de César Vayssié, de chacun se racontant: son rapport au monde, à sa mère à la danse. Presque tous issus de formation en classique, même le fiston du regretté Jacques Patarozzi (découvert en stage CIRA à Strasbourg dans les années 1985...). Les styles et origines de danse se fondant les unes dans les autres au profit d'un vocabulaire protéiforme, tour de Babel des signatures de mouvements. Cabaret, music-hall et dragqueen au menu pour des choix musicaux variés et appropriés au sujet. Conchita Wurst au programme comme une odalisque fantasmée: femme à barbe, à poils au tempérament de feu. Ou poses en toiles picturales évoquant le radeau de la Méduse en dérive ou quelques classiques des beaux arts. Un clin d'oeil aux cavaliers des western avec Enio Morricone, désopilant...Gainsbourg et son "I'm the boy" et la boucle n'est jamais bouclée.



Alors un défilé de mode voguing trans, une brochette de personnages défilant comme un "kontakthof" à la Pina Bausch, une mêlée de footballeurs colorée comme un tableau de Nicolas de Stael et nous voila dans des univers burlesques, drôles et surtout graves: car deviser sur le sujet de l'homme n'est pas toujours d'un abord simple! On se souvient du film de Rosita Boisseau et Valérie Urréa" l'homme qui danse" où Preljocaj affirmait: "je suis un homme albanais qui danse"...  Feu de tout bois que cette pièce protéiforme, joyeuse, décalée faite de sketches, saynètes emboitées, tuilées par des fondus au noir comme au cinéma. Car ils le font, leur "cinéma" ces sept hommes dans le vent, en poupe, figure de proue ou discrètement dissimulés par la pudeur ou la timidité. D'autres plus audacieux sont mâles et cela s'accélère de mal en pis dans un panorama, un paysage quasi exhaustif des figures, attitudes, poses groupales. Force et virilité au poing. Grâce ou fragilité avouée, reconnue, assumée. Un manifeste ou une révolution de palais? Allez savoir...Un trophée de cervidé au sol pour emblème de chasse à courre à l'homme.


Olivia et les garçons formidables...
La danse en raconte plus sur le sujet que n'importe quelle étude sociologique.Les danseurs comme des athlètes en pose olympique, en mannequin de mode, en t-shirt et tenue de sport qui les stigmatisent dans l'effort et sa démonstration musculaire. De belles paroles étayent les nombreuses séquences qui se succèdent de ce storyboard où les good boys sont vedettes et fiers de l'être. Traités par une femme qui danse et chorégraphie la gente condition masculine avec douceur, tendresse, tact et respect. On y considère la personne avant tout dans ce gynécée inversé où la communauté s'exprime dans une verve, un bonheur et une reconnaissance non dissimulée. Du bel ouvrage de dame sur les hommes, sweet hommes. Bande à part on y danse énormément, chacun son écriture, sa signature sous la houlette de la cheffe de corps en toute respectabilité Ils font des bonds, traversent l'espace comme des dévoreurs classiques de manège, sauts et autres fantaisies performatives!Une danse plurielle salvatrice, décalée et pleine de sens: une façon d'interpréter le monde.Ces "maitre queux" en érection verticale pour une dignité retrouvée, replacée au bon endroit, au milieu de l'arène aux fauves. Des singes, autruches ou bestioles à pattes pour un bestiaire fantastique convenant à chaque morphologie.L'animalité grotesque et humoristique se conjugue aussi au singulier-pluriel. 


Terpsichore aux abois dans un questionnement d'actualité grinçante. On s'y fait son sacre du printemps, son show de boys enflammés dans une belle dérive, une débâcle joyeuse, une débandade qui se débine à l'envi sans jamais reculer comme la fonte des glaciers...Et quand les jeux de musculation s'emballent et font statuaire canonique grecque on frise la caricature du steps et autre ring de compétition: le mâle sommeille et se réveille à temps. Les garçons et Olivia, à table !

A Pole Sud les 16 et 17 Janvier dans le cadre de "L'année commence avec elles"

vendredi 12 janvier 2024

"Une table à soi" (danse de mains) : courant d'air et aérodynamique futuriste: Olga Mesa trouve sa "chambre à soi". Des aurores boréales plein les mains.

 


Olga Mesa
Cie Hors Champ // Fuera de Campo  France, Espagne solo

Une table à soi (danse de mains)

Une table à soi (danse de mains) est un projet transversal, une installation performative, une création scénique. Cette histoire s’ancre dans un imaginaire féminin fortement affirmé où se croisent, tels les personnages d’un dialogue rêvé, plusieurs figures de femmes inspirantes (Virginia Woolf, Isadora Duncan) aux côtés de présences plus quotidiennes : mère, sœur, amie… Olga Mesa propose de construire un paysage en mouvement, qui représente les lieux d’une sensibilité à la fois personnelle et collective : ces lieux sont ceux de notre fragilité, de notre présence aux choses du monde qui viennent, puis disparaissent. Elle nous offre ici un récit chorégraphique, une cartographie de présences qui va nous transporter vers des horizons de résistances intimes. Une table à soi, est plus qu’une pièce, c’est une constellation de rêves et de visions en commun.


Olga Mesa fait la fille de l'air, ventile à tord et à raison dans un espace multiforme comme elle a le secret de fabrication. Sur le plateau cette fois ci, sur le socle du spectacle vivant, la voici effigie de tous ses caprices d'antan et d'aujourd'hui. Figure de proue des nouvelles technologies au service d'une imagination singulière et débordante, elle se libère ici d'un attirail encombrant pour trouver sa "chambre à soi". Véritable manifeste de son identité trouvée, de son altérité de corps et d'esprit, la voici créatrice d'espaces multiples à partir d'un dispositif ultra sophistiqué dont il ne transparait rien d'artefact tant l'aisance et la décontraction l'habitent et la façonnent. La lumière la fascine, voyante à la boule de cristal qui irradie des rayons de lampe disco. L'air, le vent, la respiration pulsent son propos et rythment la pièce dans un flux, des sonorités de ventilateur de fond, bruissant à l'envi. Tout la propulse à se 


mouvoir, caméra discrète en main comme une paluche d'antan pour mieux capter, capturer, fouiller l'espace et nous le restituer plus tard en l'absence de son corps. La perte au coeur de son propos, autant que la présence forte et fragile à la fois de son corps. Corps costumé, collant écossais insolite ou semi nudité du buste, désireux, sculptural, tendre et forme féminine non canonique. La beauté en poupe, la complicité au poing, la voici animée par toutes les métamorphoses scénographiques dont elle a le secret. Des gélatines accrochées au mur qui se soulèvent dans le vent, des courants d'air salvateurs sur le plateau pour déplacer le propos. Et sa voix, timide, feutrée - ce soir là aphone mais peu importe tant la présence de ce son transformé nous laisse sans voix. C'est l'écriture improbable projetée sur l'écran, née de son clavier d'ordinateur qui nous délivrera ses intensions, hésitations, son empêchement ce soir là s'exprimer haut et fort. Qu'à cela ne tienne, les "petites mains" d'Olga s'agitent comme pour une prière, un salut, un clin d'oeil à l'écoute de la voix de sa mère qu'elle convoque au téléphone. Souvenirs, tendresse, oubli, perte d'espace dans ce navire qui vogue, chavire, se redresse à l'infini pour une navigation sans cap. A bâbord une femme qui danse et tournoie, dans la grâce des plis des voiles de sa jupe, à tribord une capitaine au long cours qui devine et fait jaillir son altérité: face à nous, devant nous, témoins de cette métamorphose, ce passage de chrysalide à papillon. Lumières et musique pour révéler chaque facette rémanente de la mémoire, du présent très charnel de cette artiste atypique en diable. Sa voix plane et se fond dans ces espaces créés de toute pièce sans décor ni trompette. Olga Mesa cherche, trouve sa voie sans chape ni couvercle. Une révélation polymorphe, polissonne de son talent émergeant une fois de plus: décapant et salvateur qui respire, souffle, impulse et projette nos esprits, ailleurs, ici et maintenant. Les aurores boréales, reines du roi des vents, Borée, rayonnent de lumières et éclairent notre lanterne, "servante" du théâtre au repos. A vous couper le souffle! Alors la petite table se fait dinette et modèle réduit, modeste icône de sa résurrection.

A Pole Sud les 11 et 12 Janvier dans le cadre du festival: "L'année commence avec elles"