jeudi 11 avril 2024

"Koln concert" : le jeu des tabourets musicaux.

 Trajal Harrell / Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble 


Le 24 janvier 1975, sur la scène de l’opéra de Cologne, le pianiste Keith Jarrett se met à improviser sur les notes de la sonnerie de salle. Le chorégraphe Trajal Harrell, qui dit de l’artiste qu’il est « son » compositeur, a attendu longtemps avant de se saisir de cette œuvre mythique, moment unique dans l’histoire du jazz. Plus qu’elle n’accompagne le mouvement, elle constitue le cœur de cette chorégraphie profondément sensible et remplie d’humanité qu’inaugure, comme une sorte de première partie, la voix de la musicienne canadienne Joni Mitchell. 


Six danseurs et danseuses accompagnent le chorégraphe pour articuler toutes les nuances de son langage corporel particulier, avec pour seuls accessoires des tabourets de piano. Tout comme Jarrett rassemblait le temps d’un morceau ses références musicales, Harrell convoque ici ses influences, du butō japonais au voguing, de la Grèce antique à l’histoire sociale des états américains du Sud en passant par l’héritage de la danseuse Martha Graham, pour donner forme à une intense rencontre avec le public.

Il est seul sur le plateau, immense petit bonhomme modeste et humble en toge et tablier: il nous attend, Trajal Harrell, au coin de la scène. Et tout s'anime en lui dès les premières notes d'une mélodie si particulière venant de la voix profonde de Joni Mitchell. Les bras ondulant, le corps qui se balance d'une façon fluide et langoureuse, très sensuelle. Danseur inspiré et très concentré chez qui rien ne filtre d'autre que le ressenti, la sensibilité qui fait naitre un geste précieux, discret, noble et princier. Beaucoup de tac, de finesse et d'émotion en sont les seuls moteurs. Perdu, esseulé, apeuré comme blessé: la grâce incarnée. A la dérive lente et solitaire. Un danseur le rejoint qui s’assoit sur un des tabourets de piano, chaussures vernissées et short. Incongru costume déjà non innocent. Ils se doublent en oscillant légèrement, bascule régulière du corps, énergie issue d'un pied sur l'autre en cadence. Puis cinq autres danseurs se joignent peu à peu à ce duo, tous différents, les vêtements indescriptiblement étranges, faits de rapiècement, patchwork ou autre combinaisons savantes de pièces de tissus. Le noir domine peu à peu, longs tissus comme des tuniques, dévoilant, une épaule, une jambe, un dos très attrayant...Chacun sort du lot, fait devant nous une multitude de gestes leur collant à la peau, geste qui leur appartiennent en propre. Ensemble et à l'unisson aussi assis sur ces sept tabourets de prédilection de pianiste! Le choix n'est pas fortuit et ces sept personnages à quatre pieds, accueillent les corps au repos pour quelques pauses apaisante et sacrées. La danse de Trajal porte une spiritualité au delà de toute référence à ses pairs et formateur. De Keersmaeker ou de Graham, on pressent des attitudes, des réflexes, une construction radicale. De Trisha Brown, cette fluidité imperceptible nuance de fragilité, de fugacité, de sobriété enivrante.  Thibault Lac comme une comète débridée à la dérive se lançant à corps perdu dans un solo remarquable de déséquilibre, d'errement, viscéral, organique. Auparavant, les démarches de voguing, défilé audacieux et démarche désinvolte comme tracé et va et vient. Une langueur mélancolique, parfois joyeuse, toujours retranchée dans une sorte de rituel cérémonial de grande écoute. Une pièce courte, le temps d'égrener les notes magnétiques et frénétiques du "Koln Concert" en total respect de l'univers, de l'ambiance du compositeur-interprète: vibrante prolongation musicale et sensible d'une oeuvre qui résonne comme une flamme toujours allumée de la danse de Harrell. Tous les interprètes vibrant d'une musicalité engendrant une gestuelle singulière et délicieuse.

 

Au Maillon avec Pole Sud jusqu'au 12 Avril



dimanche 7 avril 2024

"Cosmos": des femmes poussières d'étoiles sur orbite. L'Odysée de l'Espace à la conquête des astrophysiciennes


En 1960, aux USA, des jeunes femmes pilotes participent au programme clandestin Mercury 13, mesurant leurs aptitudes à devenir cosmonautes. La metteure en scène Maëlle Poésy a co-écrit Cosmos avec l’auteur Kevin Keiss. Elle réunit cinq femmes de diverses origines, trois actrices et deux artistes issues des arts du cirque qui interprètent tour à tour les Mercury 13, la parole intime d’astrophysiciennes et questionnent aussi leur propre rapport à la passion de leur métier.


Qui sont ces rêveuses d’hier et d’aujourd’hui, éprises de liberté ? Comment leur désir d’espace a-t-il éclairé leur relation à la Terre et aux humain·es ?


C'est une femme conteuse de bonne aventure spatiale qui entame joyeusement cette odyssée de l'espace: l'espace, ce cycle des étoiles où les pistes sont encore a déchiffrer, défricher pour les femmes, les américaines comme les autres, mais ce sont elles qui vont intéresser le récit. Une épopée pleine d'obstacles, d'embuche à propos de l’accessibilité des carrières d'astronautes, de filles des airs aux simples "femmes". Pourtant habiles et compétentes et plus que cela en matière de fréquentation de l'univers spatial. Alors tout va bon train pour nos heroines, le temps de rêver aux "stars" , de se remémorer l'observation d'un ciel étoilé avec sa grand-mère, jusqu'à venir prêcher la bonne cause au niveau gouvernemental.Un périple accidenté, difficile où ces trois femmes pilotes vont se confronter à la réalité politique et sociale d'un univers gouverné par le patriarcat. Les hommes y sont rois et faudrait-il se transformer en guenon pour avoir le privilège de "s'envoyer en l'air" pour tester les capacités des femmes à se propulser dans l'espace? ...Questions aux réponses évasives mais qui ne conditionnent pas ces pugnaces protagonistes pionnières à ne pas baisser les bras: question d'apesanteur et de densité. De danse aussi et de reptations à quatre pattes, d'ascension céleste, de gravitation à l'horizontale le long des parois des décors de cette pièce à conviction. La mise en scène du récit colle au sujet et la chorégraphie de Leila Ka tombe juste. Épouse les corps en symbiose avec le sujet évoqué. Un quintet pour souder les comédiennes, qui savent même être acrobates et "monte en l'air" pour hisser leurs convictions hors sol. Un petit foxtrot pour mettre de la fantaisie, des solos pour convaincre les patrons entrevus entre deux portes pour s’immiscer dans cette société machiste et fermée aux initiatives inventives et incongrues. Du bel ouvrage de dames pour damer les pions du pouvoir et sortir "vainqueur" de cette lutte pour trouver sa place, son endroit parmi les étoiles et le temps .Des "stars" comme on les aime, américaines ou "soviétiques" dans l'arène du monde masculin. Gravitant comme des électrons libres sous orbite.Vidéo en direct pour larguer les amarres du sol et faire planer les images au plafond. Mise en "espace" et en scène par Maelle Poesy sur un texte de Kevin Keiss pour "poésie" de circonstance. Graviter dans les étoiles au firmament du verbe et des corps en suspension dans cette atmosphère spatio-temporelle de toute éternité. Le jeu des comédiennes, enjoué ou grave, ironique ou caustique, bordé de performances physiques acrobatiques qui mettent en danger ces figures de proue de la navigation en suspension très attachantes.

 

Maëlle Poésy est autrice, metteure en scène, réalisatrice, actrice et dirige depuis 2021 le théâtre Dijon-Bourgogne, Centre dramatique national. De 2007 à 2010, elle a fait partie du Groupe 38 de l’École du TNS (Section Jeu) et y a rencontré Kevin Keiss, auteur, dramaturge et traducteur, qui était dans le Groupe 39 (section Dramaturgie). Ils travaillent ensemble depuis, ont réalisé plusieurs réécritures/adaptations (Voltaire, Tchekhov, Virgile).


Générique

Texte Kevin Keiss en collaboration avec Maëlle Poésy
Conception et mise en scène Maëlle Poésy 
Avec
Caroline Arrouas - Jane
Dominique Joannon - Domi, astrophysicienne
Elphège Kongombé Yamalé - Elphège, astobiologiste
Liza Lapert - Wally
Mathilde-Édith Mennetrier - Jerrie
et la participation de
Kourou et Kevin Keiss

Chorégraphie
Leïla Ka

Au TNS jusqu'au 7 Avril

samedi 6 avril 2024

"Nom" de non...Fureur et grandeur, Constance et victoire de la rage Debré ou de force

 


Pour la première fois un texte de Constance Debré est adapté au théâtre.
De son roman Nom, Hugues Jourdain et Victoria Quesnel livrent une création captivante. Dans ce troisième ouvrage, l’autrice poursuit sa quête obstinée de liberté, ouvrant une nouvelle voie dans son combat : comment aimer mieux? Elle se débarrasse des « cadavres » qui peuplent sa vie et abandonne presque tout – famille, mariage, travail – envisageant jusqu’à l’abolition de la filiation et du nom de famille. Sur un plateau nu où seule résonne la puissance des mots, Victoria Quesnel, que l’on a admirée dans les spectacles de Julien Gosselin, s’approprie cette parole crue. Elle nous plonge sans filtre dans cette pensée abrasive et brillante.


Elle est seule, forte, ancrée d'emblée et prend le public à parti; une femme déterminée conte ses déboires et aventures rocambolesques, aux prises avec une fonction d'avocate trop en empathie avec ses victimes à défendre, ses accusés, meurtrier ou assassin. Le dernier en date porte des Nike-requin qu'elle va devoir porter aussi pour s'incarner ou se libérer. Tout bascule pour elle quand elle décide de tout lâcher pour trouver les vraies valeurs: le vrai amour, les vraies relations non conventionnelle...Et pour ce faire Victoria Quesnal incarne cette battante audacieuse et vindicative qui hurle et scande sa rage, sa fureur de vivre dans un "numéro" de jeu hors norme. Insupportable par sa rigueur, sa franchise, son audace de tonalité et décibels à vous arracher les tympans. Ceci dans une diction, une vélocité une intelligibilité de toute beauté. On s'accroche au récit grâce à son engagement physique, vocal de toute énergie et inflexibilité. Un roc qui déverse sa hargne envers la famille, ses travers, son hypocrisie, sa lourdeur de chape envahissante et handicapante. Vers un nihilisme, un individualisme chevronné. Son père comme une effigie à soigner sans émotion ni empathie pour plutôt le regarder bruler sur une chaise comme un trophée de chasse bien mérité. Le texte en corps, en bouche en gestes démesurés ou chastes selon les intonations, les signes envoyés au public bousculé, médusé par une telle agressivité de bon ton. Une performance à saluer, un texte à méditer; celui d'une femme autrice Constance Debré, sujet-objet de cette autoportrait autobiographique saignant.

Distribution

Adapté du roman de : Constance Debré
Mise en scène : Hugues Jourdain
Avec : Victoria Quesnel
Création lumière : Coralie Pacreau
Création sonore : Hippolyte Leblanc
Création musicale : Samuel Hecker
 
Au Theâtre du Rond Point jusqu'au 7 Avril