mardi 2 juillet 2024

"Lacrima" Christi ....Pour petites mains dans l'ombre: éteindre l'incendie....Martyrs et saintes...Point de suture..sans ourlet.

 


Après la reprise de SAIGON cette saison, LACRIMA est la première création de l’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen depuis son arrivée à la direction du TNS en septembre 2023. Une maison de haute couture parisienne reçoit une commande extraordinaire. Pendant plusieurs mois, dans le secret le mieux gardé, une trentaine d’hommes et de femmes vont travailler dans l’atelier parisien, mais aussi à Alençon pour la confection des dentelles et Mumbaï en Inde pour les broderies. Des milliers d’heures seront consacrées à cet ouvrage. Dans un grand récit choral, Caroline Guiela Nguyen raconte ces ouvrières et ouvriers de l’ombre, ces couturières, modélistes, brodeurs au savoir-faire exceptionnel, au moment où leur vie va basculer.


Le secret, la blessure, la réparation impossible d'une femme victime de son savoir-faire, de l'ambition ambiante d'une grande maison de haute couture... La violence faite à une mère, une femme-mère qui se laisse posséder par un mari pervers narcissique... Que de malheurs, que de pleurs inscrits dans la confection d'une robe de mariée de légende. Celle d'une princesse dont le narcissisme se moque bien des conditions de fabrication de son vêtement d'apparat, parade nuptiale d'un jour pour  des milliers d'heures de travail, de labeur, de "martyre". Car ici l'étymologie du mot "travail" prend toute sa dimension: martyre, pénibilité, esclavagisme... D'ailleurs l'une des étapes de fabrication de ce vêtement ne s'appelle-t-elle pas "martyr": patron ou modèle en 3D de l'ébauche des dessins, croquis et autres préfigurations du produit à livrer. Dans les plus brefs délais bien sûr: ce qui met la pression, fait des charrettes horaires, multiplie les embûches et autres questionnements d'urgence sur la facture de la robe blanche: brodée de perles et revêtue de la mythique traine de dentelle d'Alençon, une pièce de musée inestimable au regard de l'art vestimentaire. On apprend beaucoup de détails sur le "métier" de ces femmes laborieuses, ici brillamment incarnées par des actrices "amateures" pétries de présence et d'authenticité de jeu. Aussi bien dans l'action théâtrale que lors de deux interviews radiophoniques sur le plateau: rencontre entre journaliste, spécialiste du projet muséal et ouvrières. Des aveux troublants et déchirants sur la profession, son auréole secrète de fabrication qui deviendra protocole drastique de secret-défense. Rien ne doit filtrer, fuir ou se savoir à propos de cet événement gigantesque et ambitieux. 


Respire...

Atelier de modéliste, de couture au coeur de Paris ou en Inde comme berceau et réceptacle des récits, des histoires qui s'enchevêtrent comme des fils de couture de la dentelle légendaire. Éthique et grande histoire post-colonialiste sur le travail fait à l'étranger par des petites mains exploitées, torturées jusqu'à la cécité, maladie chroniques du métier de couturière, ainsi que le souffle et la respiration atteinte par l'apnée de la tension. Les inspections, contrôles de santé, médecine du travail y sont superbement vécus et interprétés par une comédienne Natasha Cashman qui endosse également le rôle de psychologue psychiatre auprès de l'héroïne Marion.  Brodeurs artisans au coeur du sujet, responsable de la direction artistique, inventeur et designer de mode hystérique: beaucoup de vrais personnages comme dans la réalité qui s'affrontent, se démembrent, rivalisent ou se détruisent par l'ambition et l'égocentrisme individualiste. La transmission au coeur de l'opus évoquée par les témoignages de nouvelles et d'anciennes dentellières: un métier qui disparait dans le secret, sans relève. La documentation sur la profession est sans cesse éclairée par le texte, la mise en scène la dramaturgie signée Caroline Guiela Nguyen: un espace qui change, se transforme au gré des séquences "cinématographiques" très proches d'une écriture de scénario pour séries. Tout commence d'ailleurs par la fin tragique de  Marion, cheffe de projet de la maison Beliana. Et tout se déroule pour dévoiler les raisons et l'histoire de ce suicide tragique d'une femme-mère-créatrice-amante. "Responsable" qui doit répondre de tout..Une charge mentale trop lourde à tenir


Le spectre de la rose-des roses: keine Rose ohne Dornen...

L'histoire des membres d'une famille qui oeuvre sous le même toit et viennent polluer l'atmosphère d'attitudes perverses et toxiques. Un drame fatal doublé d'un récit virtuel d'une autre famille: récit similaire à l'autre bout du monde où les secrets de famille tuent, épuisent, affaiblissent et rentrent dans le déni, le mensonge de Rose et Rosalie... Ces mêmes "roses" qui ornent la robe meurtrière et maléfique d'une mariée désincarnée, virtuelle, absente, exceptée par la voix off de cette Lady Di malfaisante... Dans les "points d'Alençon" se nichent des légendes néfastes et si peu d'amour: excepté celui du travail d'orfèvre exemplaire, parfait. De ces "mères courages" martyres et sacrifiées. Ne rien laisser "fuiter" surtout de tout cela pour préserver une icône, une image d'exception du métier et de ses protagonistes. Et les langues de se délier cependant par le truchements des nouveaux moyens de communication à distance: dans cette mise en espace, concrétisés par des images projetées sur écran en direct. Les wathsapp au rendez-vous des confidences, des dénis évacués mais jamais taris par le silence. Le langage des signes ici convoqué par une femme indienne qui se livre dans une gestuelle chorégraphiée au sujet des conditions de travail de son métier. Ici c'est la fatalité, l'acceptation et jamais la révolte ni la rébellion: les enjeux politiques, économiques, la renommée en question. Et ce décor qui évolue, berceau de cette magnifique robe de mariée, "inhabitée" au corps absent, vidée de sa chair, écho transparent et invisible de tout ce qui reste dissimulé au regard, à la mémoire. Alençon comme point de mire, cible et au coeur du récit: actualité, mémoire, muséale et sociétale. La musique amplifie le drame, le conduit, le devance dans un suspense inquiétant et tendu.Un "petit chef d'oeuvre" que ce tissu de mensonges et vérité porté par des comédiens "naturels", façonnés par un savoir-faire et être ensemble que seule Caroline Guiela Nguyen sait piloter, engendrer, créer. Comme cette cheffe d'atelier enthousiaste, Maud le Grevellec, porteuse de désirs, de volonté, de fraternité et d'ambition positive! Les costumes comme seconde peau du quotidien ou de la magnificence. Mais prend garde aux apparences: le brillant, les perles sont aussi des larmes amères d'un Kampf, combat perdu d'avance, larmes inscrites dans les entrelacs de la dentelle: pas de frivolité ici mais l'empreinte indéfectible de l'histoire de l'artisanat d'excellence, de rêve, de haute volée qui atteint les mécanismes du drame comme nulle autre vermine ou peste contagieuse. La mort comme issue fatale, la cécité, la fatalité comme sacrifice.

Points de croix et de chainette: instruments de la passion lacrymogène

Et au final, la boucle est bouclée: retour case départ après ce long flashback: coupures, tissage, juxtapositions cinématographiques aux accents de montage et cut propres au cinéma.Un cinéma-théâtre, nouvelle forme d'écriture dramaturgique du plateau. Les "servantes" en tremblent...Et les références sur le monde de la haute-couture au cinéma déferlent: la plus touchante: celle de Wang Bing avec son "Jeunesse-le printemps" sur des ateliers-villes ghettos de couture clandestins en Chine actuelle.

Vous ne porterez plus jamais un costume ou une parure comme avant...... Les plaies ne se réparent pas sans "points de suture"...

Au gymnase du lycée Aubanel jusqu'au 11 JUILLET 17H Au Festival d'Avignon


Spectacle en français, avec des scènes en tamoul, anglais, langue des signes

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