samedi 8 octobre 2022

"Saccades et métamorphoses": la tectonique magnétique de la musique .

 


 L’Orchestre est placé sous la baguette de Pierre Bleuse, directeur musical de l’Ensemble intercontemporain à partir de la saison 2023-2024. 
 
PAUL DUKAS

L’Apprenti sorcier: quel bonheur de se replonger dans l’infatigable Apprenti sorcier qui introduit ce concert fait de grandes pages de musique française.La finesse du jeu des violons en introduction, les flûtes tuilées, aériennes dans des tenues flottantes, ruisselantes. Font irruption d'autres instruments pour renforcer cette tension montante, qui avance, entrecoupée de silences soudains.Pas à pas comptés, hachés, ample démarche comme une balade tranquille, innocente, légère due aux vents.Enchanteur, jovial,martial aussi le leitmotiv récurent se pose, clair, sonnant dans des modulations multiples, les huit contrebasses officiant en fond sonore puissant.A pleine et vive allure, allant bon train la pièce s'enjolive avec l'assaut des violons; vent violent et tourbillons assourdissants, grondements des percussions en emphase.Suspens...La touche des vents qui accélèrent perturbe la marche pour des fracas, envolées des cordes qui jaillissent, déferlent, submergent, toniques, l'énergie en poupe.Un soulèvement s'annonce et s'accomplit, emporte le tout et ravit l'auditeur.De forts beaux contrastes d'amplitude et volume pour un retour du "pas à pas" feutré, allégé, onirique image de rêverie. Le final est tranché, à pieds joints saut dans un jeu de marelle pour atteindre le ciel! Le chef, aux aguets, genoux pliés, épouse cette dynamique sonore et visuelle, sorcier lui-même de cette direction diabolique, barbe et costume noir comme un Méphistopheles. bondissant. ..


PHILIPPE MANOURY
Saccades, pour flûte et orchestre

Philippe Manoury habite au bord de l’Ill et fête son 70e anniversaire. C’est donc tout naturellement que l’Orchestre philharmonique de Strasbourg aborde Saccades, oeuvre créée en 2018 à Cologne par Emmanuel Pahud, qui continue de la jouer au fil des reprises. La flûte seule inaugure cette composition de légende, sur fond ténu de violons.Finesse aérienne et vaporeuse, spatiale, chamarrée...Fusion annoncée avec les vents pour une atmosphère mouvante, large qui se répand, chatoyante et lumineuse partition.Le chef magicien opère, guide de gestes précis, lents ou très vif argent dans des pliés physiquement engagés, terrestres. Les mains mobiles, directionnelles: une danse de dos habile et fort éloquente...Des tintements, des éclats de sons, de timbres se glissent dans cette riche ambiance sonore: un solo de flûte dans le silence, alerte, en touches saccadées.Coupées, hachées, surprenantes.En staccato rythmés comme des chants d'oiseaux fabuleux de légende, de conte ou d'histoires.Tempête et fracasse joignent à ce tableau vivant très pictural aux touches impressionnistes denses, virulentes, accélérées.Projections et assauts et toujours de très beaux mouvements du chef en alerte.Aux aguets.A l'affut pour servir cette narration sonore inédite.La dramaturgie secoue, l'ambiance tient en haleine, en apnée d'écoute.Flux et reflux des sons, avancées inexorables des violoncelles pincés en osmose et tension  Comme un souffle créatif qui emporte, déporte, déplace l'auditeur contre le vent et la tempête fulgurante, immergé dans le son et les vibrations.Harpes et petites percussions intrusives à l'appui pour créer d'infimes nappes acoustiques scintillantes, vibrantes.Manoury tel un peintre de la musique tectonique.


CÉSAR FRANCK
Psyché, poème symphonique pour orchestre et choeurs

Un autre anniversaire est célébré, celui de César Franck (1822-1890), dont on peut ensuite entendre la version intégrale avec choeurs de Psyché, poème symphonique inspiré des Métamorphoses d’Apulée.Ultime poème symphonique de Franck, Psyché se distingue par son gigantisme et le choix d’une thématique issue de la mythologie antique. Retour à un idéal classique ou expression symbolique d’un spiritualisme chrétien ? À l’aune de son contexte esthétique, il s’agit de saisir dans cette oeuvre les enjeux foisonnants d’un art parvenu à sa maturité.Ambiance de prologue très lisse, fluidité des cordes à l'unisson.L'emphase du volume gagne l'atmosphère sereine: lyrisme mélancolique, nostalgie et pathos au demeurant.Romantisme ou classicisme de l'écriture qui ne surprend pas, douceur et tendresse amoureuse au poing.Enveloppante sagesse, retenue, flux et reflux des sons des deux harpes, légère continuité ascensionnelle et spectaculaire des percussions...Le choeur intervient, riche et linéaire, plan, en ponctuation sobre, efficace dans une élocution remarquable, fluide, calme, posée.La dimension mystique du choeur qui borde cette oeuvre en fait un gage solennel, discret de véracité: dimension impalpable de la pièce, vivante musique chorale au souffle prolongé comme des alizées, zéphyrs ou autre vents animés par une interprétation subtile et impressionnante de densité.

Un concert troublant aux accents qui secouent, percutent et viennent se fracasser dans des univers chamarrés, musicaux, sorciers ou alchimistes mouvements tectoniques des plaques sonores!
 

Distribution Pierre BLEUSE direction, Emmanuel PAHUD flûte, Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro ZUPPARDO, chef de chœur, Chœur philharmonique de Strasbourg, Catherine BOLZINGER cheffe de chœur

Palais de la Musique et des Congrès le 8 Octobre

 

mardi 4 octobre 2022

"The Silence": Stanislas Nordey franchit le mur....Et l'Orpailleur glane les sons suspendus du vide....


 « To silence someone c’est empêcher quelqu’un de parler de lui, de sa perception du monde, de ses sentiments, de sa vie, faire disparaître sa version de l’histoire, et ainsi l’effacer. »

Pour sa nouvelle pièce THE SILENCE, l’auteur-metteur en scène allemand Falk Richter entreprend, en collaboration avec l’acteur Stanislas Nordey, des recherches sur l’histoire de sa propre famille. Un voyage  dans son passé le ramène dans la maison de ses parents, qu’il a quittée il y a plus de 30 ans, suite à son coming out. Le père est mort sans qu’une réconciliation avec son fils n’ait eu lieu. Mais le fils veut enfin briser le silence qui régnait dans cet endroit. Il commence une discussion avec sa mère qui le replonge dans l’enfer de leurs jeunesses à tous deux, la sienne et celle de sa mère. Ce voyage dans les gouffres de la société occidentale qui va de l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui révèle une histoire persistante de la violence et la dureté qui rend impossible un avenir plus humain, choisi.

Stanislas Nordey est un acteur hors pair et pas besoin de démonstration pour le prouver. Dans cette pièce où il serait le seul interprète quasi deux heures durant, il porte le texte, vivant, posé et maintient en haleine ce public réuni pour le rencontrer, l'écouter parler de l'histoire d'un autre. Qu'il incarne majestueusement dans un décor de murettes blanc, de paysages de dunes mordorées, colorées, échevelées. Un arbre au loin ...Ce personnage évoque sa jeunesse et tous les non dits, les secrets de famille qui végètent, macèrent et rende "le silence" toxique, malfaisant, cruel et dangereux. Silences des dénis, mensonges, oublis, effacements de l'histoire ou transformation des faits. Ce jeune homosexuel se livre, se bat et étouffe, dénonce des situations aberrantes et l'on suit son fil d'Ariane avec empathie, intérêt en communion constante. En dialogue des images vidéo enregistrées par l'auteur en présence de sa mère à qui il tente d'arracher une once de vérité, de sincérité. Jeu délicate et pas toujours diplomate tant les personnes y sont impliquées et jouent à l'innocence, l'ignorance et la fausse pudeur. Silence d'une musique intérieure où les points d'orgue sont fondamentaux pour le suspens, la tension de ce récit autobiographique. Stanislas Nordey sur la brèche dans la quiétude cependant et l'extrême concentration d'un grand comédien qui s'efface devant son personnage Belle aventure que cette écriture pour lui, sur mesure qui lui sied à merveille et l'habille comme un costume de couturier: unique et sur "mesure", taillé dans le vif du sujet, sans ourlet sur son corps et pour sa voix. Silence, on tourne les pages, on l'adopte, ce jeune homme en proie au désarroi, à l'injustice à la bêtise...Les images de sa mère nageant tranquillement deviennent insupportables d'égoïsme, d'autosatisfaction, de déni...Et lui, chemine jusqu'à la dénonciation du monde d'aujourd'hui, retranché près d'un tipi, refuge où il se réchauffe et se sustente et conte l'univers décevant et l'évolution du monde bafouant les lois et règles de l'écologie.Déception, déconfiture au menu de ses dires virulents qui changent le ton: il devient sauvage, vêtu d’oripeaux bigarrés, de peau de bête velue...Étrange créature frustre et rustre, toujours cependant en sympathie avec les spectateurs tenus pour cible de ce récit palpitant. Une performance audacieuse, périlleuse, un sujet brûlant d'actualité: maltraitance, homophobie, malveillance et harcèlement d'une personne. Ça touche, impacte très intelligemment sans militantisme et prosélytisme. De l'humain surtout et un acteur qui fait aimer le théâtre pour ce qu'il est: une fiction, une mise en scène et en espace des mots et maux de l'humaine condition. Silence, on se retourne et on la tourne cette séquence dramatique de l'existence unique de chacun dans le bain où l'on entre qu'une seule fois...

Falk Richter, né à Hambourg en 1969, est auteur, professeur d’art dramatique à Copenhague, metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il est, depuis 2015, auteur associé au TNS. Son travail est présenté sur de nombreuses et prestigieuses scènes internationales. Depuis 2020, il fait partie de l’équipe de direction artistique du Kammerspiele de Munich. Le public du TNS a pu voir Small Town Boy en 2016, Je suis Fassbinder en 2016 − co-mis en scène avec Stanislas Nordey − et I am Europe en 2019.

Au TNS jusqu'au 8 Octobre

lundi 3 octobre 2022

"Like Flesh": l'arbre et ses rhizomes musicaux de Sivan Eldar

 


 
Sivan Eldar, Silvia Costa, Cordelia Lynn
 

Après avoir épousé un bûcheron, une femme le suit dans la forêt, s’oubliant dans une vie monotone et sans désir, assistant chaque jour au spectacle sinistre de la destruction de la nature. La rencontre d’une jeune étudiante avec laquelle elle noue une relation amoureuse ravive sa flamme et change sa vie : son corps va alors prendre racine jusqu’à devenir arbre.

Sur un livret de la dramaturge Cordelia Lynn inspiré des Métamorphoses d’Ovide, Like flesh aborde la crise écologique à travers les relations humaines et amoureuses. Cette nature, la compositrice Sivan Eldar lui offre une voix chorale et une partition fourmillant d’inventions. Avec la complicité de Maxime Pascal à la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, elle plante dans la salle une soixantaine de haut-parleurs disséminés sous les fauteuils, comme une invitation au public à se perdre lui aussi dans cette forêt sonore. En écho à la musique fluide et immersive de Sivan Eldar, la mise en scène de Silvia Costa transfigure la fable contemporaine sous la forme d’un opéra en perpétuel changement, comme l’eau d’une rivière que l’on tenterait de retenir entre nos mains et qui toujours nous échapperait.

Un opéra contemporain se salue toujours et fait office de terrain d'expérimentations souvent audacieuses, déplaçant, décalant le genre et la forme tout en préservant ici la place des voix et celle de l'orchestre.La mise en scène au service d'un conte, d'une fable sur l'Arbre, cet être fabuleux que l'homme néglige, torture, oublie et qui pourrait se venger un jour de ce traitement de harcèlement, d'ignorance des bienfaits du végétal sur la vie humaine. Des images vidéo de toute beauté soutiennent l'histoire, la dramaturgie: ondoyantes icônes de couleurs, mixage savant de morphing signées A Francesco d'Abbracio, talentueux créateurs de formes hybrides, arbres, feuilles, limbes et verdure accentuée.La mise en scène de Silvia Costa comme terre d'élection du conte, de cette quasi légende vivante à propos d'un être vivant: l'arbre dans la foret qui ne la cache pas mais la dévoile, pudiquement dans ses secrets de bienfaisance, d'existence indispensable pour l'homme. Dans une maison, une clairière sylvestre, les enjeux écologiques se révèlent, par le chant,et les voix sont puissantes, locutrices des faits et gestes et émotions des personnages qui vivent l'absurdité des crimes de l'homme envers son environnement.Les vidéo du créateur images IA sont décors et densité picturale, rêve éveillé et profondeur de champs à l'envi. Artiste médiatique, musicien et chercheur dans les domaines de la politique de la représentation et de la culture transmédia.Il travaille avec des systèmes d'intelligence artificielle et des réseaux de neurones pour étudier l'interaction entre l'homme moderne et la machine à travers le texte, les images et le son. Un travail esthétique passionnant aux résultats sidérants.Toute l'ambiance en est empreinte et les focales qui se dessinent dans ce verrou qui filtre lumières, jour et nuit, obscurité et fascination pour l'eau font office de lunette de vue, de jumelles intrusives.Pour mieux saisir ce conte  où la forêt chante, l'arbre se lamente et la vie continue malgré les méfaits de l'intrusion de l'homme dans son intime développement.


musique | Sivan Eldar
livret | Cordelia Lynn
mise en scène et scénographie | Silvia Costa

Orchestre de l’Opéra national de Lorraine
direction musicale | Maxime Pascal
La Femme, L’Arbre | Helena Rasker
Le Forestier | William Dazeley
L’Étudiante | Juliette Allen
La Forêt | Emmanuelle Jacubek, Hélène Fauchère, Guilhem Terrail, Sean Clayton, Thill Mantero, Florent Baffi



présenté avec l’Opéra national de Lorraine dans le cadre du Festival MUSICA à Nancy

production Opéra de Lille
commande Opéra national de Lorraine, Opéra de Lille et Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
coproduction Opéra national de Lorraine, Opéra de Lille, Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie, Opera Ballet Vlaanderen (Anvers), IRCAM-Centre Pompidou