vendredi 12 janvier 2024

"Une table à soi" (danse de mains) : courant d'air et aérodynamique futuriste: Olga Mesa trouve sa "chambre à soi". Des aurores boréales plein les mains.

 


Olga Mesa
Cie Hors Champ // Fuera de Campo  France, Espagne solo

Une table à soi (danse de mains)

Une table à soi (danse de mains) est un projet transversal, une installation performative, une création scénique. Cette histoire s’ancre dans un imaginaire féminin fortement affirmé où se croisent, tels les personnages d’un dialogue rêvé, plusieurs figures de femmes inspirantes (Virginia Woolf, Isadora Duncan) aux côtés de présences plus quotidiennes : mère, sœur, amie… Olga Mesa propose de construire un paysage en mouvement, qui représente les lieux d’une sensibilité à la fois personnelle et collective : ces lieux sont ceux de notre fragilité, de notre présence aux choses du monde qui viennent, puis disparaissent. Elle nous offre ici un récit chorégraphique, une cartographie de présences qui va nous transporter vers des horizons de résistances intimes. Une table à soi, est plus qu’une pièce, c’est une constellation de rêves et de visions en commun.


Olga Mesa fait la fille de l'air, ventile à tord et à raison dans un espace multiforme comme elle a le secret de fabrication. Sur le plateau cette fois ci, sur le socle du spectacle vivant, la voici effigie de tous ses caprices d'antan et d'aujourd'hui. Figure de proue des nouvelles technologies au service d'une imagination singulière et débordante, elle se libère ici d'un attirail encombrant pour trouver sa "chambre à soi". Véritable manifeste de son identité trouvée, de son altérité de corps et d'esprit, la voici créatrice d'espaces multiples à partir d'un dispositif ultra sophistiqué dont il ne transparait rien d'artefact tant l'aisance et la décontraction l'habitent et la façonnent. La lumière la fascine, voyante à la boule de cristal qui irradie des rayons de lampe disco. L'air, le vent, la respiration pulsent son propos et rythment la pièce dans un flux, des sonorités de ventilateur de fond, bruissant à l'envi. Tout la propulse à se 


mouvoir, caméra discrète en main comme une paluche d'antan pour mieux capter, capturer, fouiller l'espace et nous le restituer plus tard en l'absence de son corps. La perte au coeur de son propos, autant que la présence forte et fragile à la fois de son corps. Corps costumé, collant écossais insolite ou semi nudité du buste, désireux, sculptural, tendre et forme féminine non canonique. La beauté en poupe, la complicité au poing, la voici animée par toutes les métamorphoses scénographiques dont elle a le secret. Des gélatines accrochées au mur qui se soulèvent dans le vent, des courants d'air salvateurs sur le plateau pour déplacer le propos. Et sa voix, timide, feutrée - ce soir là aphone mais peu importe tant la présence de ce son transformé nous laisse sans voix. C'est l'écriture improbable projetée sur l'écran, née de son clavier d'ordinateur qui nous délivrera ses intensions, hésitations, son empêchement ce soir là s'exprimer haut et fort. Qu'à cela ne tienne, les "petites mains" d'Olga s'agitent comme pour une prière, un salut, un clin d'oeil à l'écoute de la voix de sa mère qu'elle convoque au téléphone. Souvenirs, tendresse, oubli, perte d'espace dans ce navire qui vogue, chavire, se redresse à l'infini pour une navigation sans cap. A bâbord une femme qui danse et tournoie, dans la grâce des plis des voiles de sa jupe, à tribord une capitaine au long cours qui devine et fait jaillir son altérité: face à nous, devant nous, témoins de cette métamorphose, ce passage de chrysalide à papillon. Lumières et musique pour révéler chaque facette rémanente de la mémoire, du présent très charnel de cette artiste atypique en diable. Sa voix plane et se fond dans ces espaces créés de toute pièce sans décor ni trompette. Olga Mesa cherche, trouve sa voie sans chape ni couvercle. Une révélation polymorphe, polissonne de son talent émergeant une fois de plus: décapant et salvateur qui respire, souffle, impulse et projette nos esprits, ailleurs, ici et maintenant. Les aurores boréales, reines du roi des vents, Borée, rayonnent de lumières et éclairent notre lanterne, "servante" du théâtre au repos. A vous couper le souffle! Alors la petite table se fait dinette et modèle réduit, modeste icône de sa résurrection.

A Pole Sud les 11 et 12 Janvier dans le cadre du festival: "L'année commence avec elles"

"Concha, histoires d'écoute" : coquille et crustacés....

 


Marcela Santander Corvalán & Hortense Belhôte France Chili trio création 2021

Concha, histoires d’écoute

Marcela Santander Corvalán est chorégraphe et interprète. Hortense Belhôte est enseignante d’histoire de l’art et comédienne. Ensemble elles composent une nouvelle forme de conférence-performance interrogeant l’écoute comme une force expressive du corps. Prenant la concha, gros coquillage que l‘on trouve sur toutes les plages, comme objet prétexte, les deux femmes, sur une musique live de Gérald Kurdian, tissent un espace original où paroles, danses, images, musiques et fictions nous invitent à mieux connaitre et comprendre l’histoire de l’art et du féminisme. Au Chili, la concha est aussi un mot d’argot qui désigne le vagin. Le coquillage devient alors allégorie et symbole magique d’un monde nouveau, volontiers écologiste, futuriste et féministe. Une conférence dansée pop, électro, universaliste.

Certes la danse passe le pas à l'éloquence, au verbe, à la peinture: pour le meilleur d'une expression originale teintée d'humour, de distanciation, de mutinerie. Les deux protagonistes se régalent de confidences ouvertes au sujet des objets choisis qui les entourent. Au centre sur une image mouvante de marée au flux et reflux inversé, on devine Maya Deren ramassant sur une plage, en noir et blanc, des coquillages échouées. Une femme qui danse et met en scène ses mouvements de glaneuse, sa récolte magique de ces coquillages. Des enceintes d'écoute, des chambres d'écho naturelles et idéales dont Marcela nous conte l'histoire. Un animal marin emblématique, corne d'écoute, instrument de communication idéal nous contre en palimpseste sa compagne de plateau, Hortense Belhôte une vraie Camille Cottin ou Valérie Lemercier en herbe !. Sur la plage abandonnée, le duo fonctionne à fond, entre paroles, récit truculent, mouvements en alternance. Créant un paysage singulier, celui de la naissance de deux Vénus à la concha, ce coquillage, icône récurrente du spectacle.


L'histoire de l'art revisitée par la comédienne, férue de peinture classique devient passionnante et révèle des histoires, des intrigues succulentes. Voici l'annonciation décryptée à souhait où la vierge revêt des atours burlesques et symboliques croustillants. Deux voix, deux corps animés d'humour, vif argent de circonstance. Le vagin comme origine du monde, comme nid d'une imagination débordante. Les langues se délient, les images se succèdent sur l'écran pour souligner le côté incongru de cette "lec-dem" d'un nouveau genre dont savent se délecter certains Denis Plassard ou David Drouard. Un tantinet à la façon de "Toute l'histoire de la peinture en moins de deux heures, de Hector Obalk fait un stand-up pédagogique et spectaculaire sur l'histoire de la peinture.Exercice de style fréquenté avec aisance, décontraction, habileté et esprit mutin, espiègle et bourré de talent d'interprétation, sobre, clins d'oeil à l'appui à l'histoire de la danse, aux héroïnes inconnues d'un nouveau langage corporel dénué de narration. On se régale de toutes ces figures de rhétoriques menées à mal, tordues et reconstruites: l'empathie avec les deux interprètes s'installe et opère un va et vient, un aller et retour décapant. Pas de coquille pour cette démonstration dansée-parlée, sprechgesang chorégraphique d'un nouveau genre à découvrir absolument. Gérald Kurdian, modeste et partenaire effacé pour la création musicale, discrète insertion dans ce manifeste féminin: Echo, la muse de la voix désincarnée sourit en douce dans les coulisses de l'exploit! 



A Pole Sud les 11 et 12 Janvier

jeudi 11 janvier 2024

"La chanson" : (reboot) artefact et pendules à leurres : en avant la musique!

 


Jessica, Barbara et Pauline ont grandi à Val d’Europe, un secteur qui jouxte Disneyland Paris, construit de toutes pièces dans les années 1990-2000 et co-financé par Euro Disney. Autour d’elles, tout est copie : immeubles récents aux styles haussmannien, Art déco ou de Toscane ; même le lac est artificiel. Les trois amies, fans du groupe ABBA, préparent un concours du meilleur sosie. Tous les soirs, elles répètent dans un gymnase, non loin du château de la Belle au bois dormant. Mais soudain, Pauline a une révélation et veut écrire ses propres chansons… L’autrice et metteure en scène Tiphaine Raffier porte un regard plein d’acuité et d’humour sur la ville où elle a grandi. Comment le « vrai » peut-il advenir dans un milieu où les désirs sont normés ?


Tiphaine Raffier est actrice, metteure en scène, autrice et réalisatrice. En 2009, elle est membre fondatrice de la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur et joue ensuite dans plusieurs spectacles de Julien Gosselin. En 2015, elle crée la compagnie La femme coupée en deux. Elle a écrit et créé La Chanson en 2012, Dans le nom en 2014, France Fantôme en 2017, La Réponse des Hommes en 2020. Elle a adapté et mis en scène Némésis de Philip Roth, créé à l’Odéon − Théâtre de l’Europe à Paris en 2023. La Chanson [reboot] est une re-création de son premier spectacle. 

Elles sont trois comme les pieds nickelés à rêver d'un autre monde, à vouloir reproduire leur cadre en chantant un répertoire connu, populaire et "naturel": un chant d'action où les lois du théâtre sont respectées: unité de temps, de lieu et d'action. C'est un récit qui sourd des lèvres de Pauline, palpitant, haletant sur les conditions de vie de la cité du Val d'Europe, une cité utopiste mêlant les lois du bizness à celle de l'architecture et de l'environnement. Déclarations prémonitoires en matières de conception urbaine, de paysages artificiels à constituer pour mieux vivre la féodalité des rapports du  patronat. Car Disney les a façonnées, ces filles joyeuses et préoccupées par des tâches banalisées. C'est le chant qui va les sauver.Et d'interpréter en karaoké les succès de Abba à tu-tête avec enthousiasme et sans retenue. Johanne Saunier chorégraphie ces trois héroïnes de pacotille avec verve et efficacité: sorties de leur périphérie par le biais du renoncement subi à l'imitation, la reproduction des codes , elles font trio contact-impro à merveille, traces et traversées du plateau à la Anne Teresa De Keersmaeker, sans faille, directes et debout, droites. Joviales, enjouées. Disney Land encore proche dans leur "imité jamais égalé", credo de départ. Dans un décor de gymnase en ordre, millimétré, coloré et à l'acoustique athlétique résonante. Le trompe l'oeil du décor comme illusion de perspective baroque où les contours sont plats sans relief...

Les couleurs sont franches, les propos directs et la langue du texte de Tiphaine Raffier, distinguée et rare.Un moment de "divertissement" inégalé où chacun pourrait s'attendre à un show léger et futile, alors que la dramaturgie et l'écriture vont de pair pour faire ce cette "chanson" l'anti-thèse de "on connait la chanson". Les comédiennes incarnant chacune une facette de cette humanité , cette saga-cité de périphérie phagocytée par le "progrès". Clémentine Billy pour une Pauline qui doute et persiste, timide et persévérante jusqu'à la révélation de ses talents d'écrivaine musicienne: les textes de ses chansons avoisinant "le catalogue de fleurs" ou les "machines agricoles" de Darius Milhaud. Ou la complainte du progrès de Boris Vian...Inventaire, énumérations à la Prévert, d'objets insolites, anachroniques... Jeanne Bonenfant en Jessica discrète, longiligne danseuse en proie à la contamination de cet enthousiasme collectif et amical, sororale du trio infernal. Enfin Candice Bouchet, une Barbara entreprenante, décidée, impatience et stratège. Du vivant pour une fresque sociétale bien relevée de tonus, de punch et d'énergie contagieuse. En prologue au spectacle, une mise en corps très disco mobile pour chauffer la salle et déplacer le propos: ça va de surprise en surprise sans déception aucune. On ne "connait toujours pas la chanson" !

Au TNS gruber jusqu'au 20 JANVIER