dimanche 24 mars 2024

"Visites dansées" Aurélie Gandit a-Muse la galerie au Musée des Beaux Arts de Mulhouse.

 


par – Aurélie Gandit / CCN•Ballet de l’Opéra national du Rhin


Forte d'une double formation en danse et en histoire de l'art, Aurélie Gandit crée les Visites dansées en 2007. Elle sollicite les corps pour inventer de nouveaux chemins d'accès aux œuvres. La rencontre avec l'art ne fait pas que nous plonger dans le passé, elle ramène aussi chaque œuvre à l'espace et au temps dans lesquels les spectateur·rices la regardent. Ces chorégraphies muséales se dessinent dans l'amour des œuvres, de leur diversité et de leurs particularités si souvent occultées. L’artiste scrute le détail et son attention s'arrête volontiers sur des œuvres délaissées par le parcours dessiné du musée. La danse devient une « courroie de transmission » entre le public et l'œuvre, réinventant leurs rapports et plongeant le·la spectateur·rice dans un régime d'attention nouveau et unique.

C’est en 2011 qu’elle imagine la Visite dansée pour le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, reprise et adaptée aujourd’hui pour La Quinzaine de la Danse par des danseur·euses du CCN•Ballet de l'Opéra national du Rhin. Danser dans le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, c'est épouser un parcours qui prend racine dans le XVe siècle et traverse, jusqu'au XXe siècle, les écoles française, flamande, hollandaise, allemande et italienne de l'art.

Visite incongrue où l'on se réunit comme à l'habitude, petit groupe qui attend son guide pour une visite d'un musée de légende. Mais ce soir, ils seront trois à nous conduire dans les contrées des toiles pour nous en révéler la matière, la couleur, la densité-danse/sitée- charnelle. Sans oublier d'évoquer le contexte historique de la naissance et genèse des œuvres suspendues aux cimaises et non aux cintres de la boite noire pour un spectacle plus "traditionnel". C'est une danseuse au corps longiligne qui se déploie dans l'espace pour nous conduire aux pieds de tableaux et peintures choisies pour leur atmosphère, ambiance ou par le sujet. Petit discours d'introduction, clair et précis proche d'une "déclamation" d'une guide professionnelle affectée à la visite conventionnelle. Mais tout dérape, se décale quand du verbe, elle bascule imperceptiblement vers le geste dansé. Où commence d'ailleurs ce revirement, ce déséquilibre qui fait que l'on quitte le récit narratif pour celui du corps dansant. Encore plus évocateur quand les mots faiblissent et ne rendent plus compte-conte- du leurre de la peinture. Exercice périlleux qui trouve son apogée en ce qui concerne l'interprétation de Julie Weiss, aux pieds des oeuvres de Jean Jacques Henner.


Une femme s'allonge langoureuse au sol, doublant la silhouette endormie d'une créature de  rêve, nue, blanche sur fond noir. Alors que la danseuse, tout de noir vêtue, se love sur le parquet de bois doré de la salle. La visite se poursuit d'étage en étage et l'on suit les consignes de parcours de deux autres guides. 


C'est Pierre Doncq qui sublime par le geste d'autres chefs d'oeuvre, des portraits entre autres que l'on regarde alors d'un autre oeil. Celui de la dimension utopique et onirique de chacun des tableaux visés. Dans la salle des alsatiques on prend conscience du drame historique de l'exode forcé des alsaciens en 1870. "Français-Allemands?".... Et pourquoi pas migrants universels et transfrontaliers dans cette danse puissante, forte et cruelle de la séparation, de l'exil, du corps seul et fracassé par la douleur, le doute ou la décision de fuir. C'est Alain Trividic qui s'y colle et partage cette empathie, ce désir de communiquer l'incommensurable déchirement. Une séquence fort réussie auprès de l'évocation d'Orphée et Eurydice dans la salle des peintres dits "pompiers" lui donne l'occasion d'exprimer un talent de jeu dansé extraordinaire. Alors que Julia Weiss nous balade et transporte dans les univers charmeurs de Boudin, paysages et danse langoureuse des "marines", les gestes étirés, allongés par la sensualité des propos picturaux.

Juste avant de nous éconduire dans les boudoirs érotiques de JJ Henner. On n'oubliera pas de mémoire, la scène de patinage de Brueghel le jeune où la danseuse mimétise subtilement avec les poses, attitudes ou postures les quittant pour en sublimer l'énergie, la grâce, le vertige. Le voyage n'est pas terminé qui revisite encore par les mots les natures mortes, les sujets fétiches des tableaux choisis à l'occasion de cette performance imaginée par la magicienne Aurélie Gandit de l'ex-compagnie, la"Brèche". Qui portait bien son nom d'esquisse , de fresques, d'interstices à pénétrer, franchir des premières peintures de l'homme sur les toiles des grottes de nos aïeux.Certes ici les gestes ne sont pas primitifs, mais sculptés par le médium du corps, multiple tant la musicalité des gestes, le son de la parole viennent hausser les toiles au rang d'opus multimédia. Alain Trividic maniant les textes introductifs, puis dansés avec brio et maitrise. Il n'est pas aisé de joindre le geste à la parole.Surtout que l'un sourd de l'autre sans transition mais dans un glissement progressif vers le plaisir de voir et d'entendre les répercussions sensorielles s'emparer de notre regard et écoute. 

 
 

Une réussite émotionnelle et esthétique que ce parcours inattendu mais rêvé des collections rares et précieuses du Musée des Beaux Arts. La danse en en constituant ce soir là une matière à s'émouvoir et se mouvoir comme une pensée en mouvement, des esthétiques à bouleverser, des points de vue à franchir et dépasser.

jeudi 21 mars 2024

"10 000 gestes" et pas un de plus! Charmatz: le compte est bon....


 "10 000 gestes" de Boris Charmatz 

« Une forêt chorégraphique », « une pluie de mouvements » : ce n’est sans doute pas un hasard si la nature intervient dans les mots choisis par Boris Charmatz pour décrire son spectacle. Car 10000 gestes est tout d’abord un moment de désordre dans un monde policé. L’expression spontanée de la liberté de chacun et chacune, inscrite dans celle de toutes et tous, en fait naître et se déployer une autre : la liberté d’association du public. Sans jamais se répéter, 19 danseurs et danseuses, puisant dans leur propre subjectivité, exécutent 10 000 mouvements différents, du tremblement le plus discret au saut spectaculaire, du regard adressé à l’autre aux combinaisons farfelues des corps. Mais la performance conçue par le nouveau directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch est aussi une archive dansée de la danse, une immense mémoire déployée sur les notes du Requiem de Mozart. En convoquant tous les mots du langage corporel, c’est la matière même de toute chorégraphie qu’il donne à voir sur une scène nue. 


Bien plus de 1001 voici un dénombrement hallucinant de facture de gestes interprétés par des danseurs, ici au sein du Maillon sur l'immense plateau nu. Performance "reprise" à chaque fois différemment selon les étapes et depuis la genèse de ce gigantesque projet international. Et Boris Charmatz de réinventer la "notion de reprise"pas à l'identique mais respectant l'esprit de cette performance au plus près. C'est une danseuse projetée sur le plateau qui inaugure l'événement: multi-gestuelle fébrile, rapide, désordonnée, fractionnée. Rapidement rejointe par ses pairs, d'autres interprètes qui plus d'une heure durant sont lancés comme des salves sur la scène.Chaos très organisé et très écrit, respectant les espaces d'évolution de chacun.C'est comme un tableau constitué de 1001images qui font sens et formes lorsque l'on s'en éloigne: puzzle rétinien inouï, illusion, kaléidoscope scintillant, versatile...D'abord individualisée, la gestuelle se prend au jeu de duo et trio et s'enrichit de mouvements de groupe, toujours chaque geste individualisé, propre à chacun. Radeau de la Méduse, scènes empruntées à l'histoire de l'art académique, cour des miracles qui s'anime en tableaux successifs jamais interrompus. Des moments de silence quand le fracas de Mozart se tait, quand la musique, les choeurs se tarissent. Chacun exulte se défonce, se lance dans cette arène nue, immense plateau dédié aux déplacements, courses folles, divagations toujours très organisées. Et surprise, la horde sauvage, la meute se disperse dans le trouble parmi le public sur les gradins, hurlant, vociférant pour regagner plus tard le bercail de la scène. C'est jouissif, exhalant, enivrant et l'empathie gagne tout au long de cette ruée vers le paradis: le compte est bon et on compte sur ces 19 énergumènes, en slip, torse nu ou legging pour nous ramener sur terre alors que Mozart s'est éteint dans un final magistral. Les lumière de Yves Godin à la poursuite de cette meute hurlante comme des rasants ou douches caressant les corps survoltés. Huit néons doubles encadrent ce plateau nu et cru comme une ère de jeu. La danse fait signe, les voix en disent long sur notre vocation à vivre haut et fort les gestes les plus ancrés, les plus fous et désordonnées de nos carcasses humaines. Boris Charmatz laissant divaguer ses interprètes de toute leur singularité...collective! Nadia Beugré, Solène Wachter et les autres pour nous entrainer dans cette course folle contre le temps, contre la mort...On compte sur eux pour additionner tout mouvement sans un soustraire un seul. Le conte est bon dans cette scénographie et dramaturgie ascendante pétrifiante, médusante...

« Une forêt chorégraphique », « une pluie de mouvements » : ce n’est sans doute pas un hasard si la nature intervient dans les mots choisis par Boris Charmatz pour décrire son spectacle. Car 10000 gestes est tout d’abord un moment de désordre dans un monde policé. L’expression spontanée de la liberté de chacun et chacune, inscrite dans celle de toutes et tous, en fait naître et se déployer une autre : la liberté d’association du public. Sans jamais se répéter, 19 danseurs et danseuses, puisant dans leur propre subjectivité, exécutent 10 000 mouvements différents, du tremblement le plus discret au saut spectaculaire, du regard adressé à l’autre aux combinaisons farfelues des corps. Mais la performance conçue par le nouveau directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch est aussi une archive dansée de la danse, une immense mémoire déployée sur les notes du Requiem de Mozart. En convoquant tous les mots du langage corporel, c’est la matière même de toute chorégraphie qu’il donne à voir sur une scène nue.

Au Maillon en collaboration avec Pole Sud les 20 et 21 Mars

"Robot l'amour éternel" de Kaori Ito : le geste juste en morceaux, en miette, en mutation : démembrement et désamorce.


 Après 2 spectacles la mettant en scène avec son père puis son compagnon, Kaori Ito boucle avec un solo la trilogie autobiographique qui a initié son répertoire de compagnie. À partir de ses carnets de bord, d’une voix artificielle et de moulages de son corps, elle raconte son mode de vie presque robotique. Tantôt prothèses qui démultiplient ce corps, tantôt dépouilles qui le dispersent, les moulages des parties de son corps qui accompagnent le jeu, figurent toutes les mues d’une vie.

 


Le plateau est comme une vaste étendue de montagnes. C'est une bâche, enveloppe plastifiée qui se meut au grès des secousses et glissements d'un manipulateur invisible. Surgit un membre d'un corps tout blanc, une tête telle celle de Man Ray, endormie, rêveuse. ou de Brancusi. 


Image forte et qui impacte une atmosphère de rêve portée par la musique égrenée du piano.. 


Elle, l'interprète, être hybride vêtue d'un justaucorps seyant se love dans cet univers, cette matière et se meut dans les interstices de béances, de trous dans le sol convoqué. Pour faire terrain, terroir où la danseuse s’immisce et amorce des gestes robotiques, segment par segment de corps. Une voix off nous conte ses journées de labeur, ses emplois du temps à horaires millimétrés d'un continent à l'autre. Calendrier draconien pour cette femme sans repos ni répit. Les gestes sont ceux d'une femme qui enfile des morceaux de membres de plâtre, les habite, les adopte comme handicap ou empêchement. Tel un costume à danser sur mesure avec restriction d'espace. Schlemmer ou Depero comme habits de ballet plastique où le corps est soumis à la matière mais trouve les chemins de son mouvement. Au delà des entraves.
depero
schlemmer
Remembrer son corps en le manipulant, le mesurant, l'évaluant. Comme une carapace, seconde peau ou armure. La musique reprend son cours pour animer cette larve qui deviendra papillon éphémère en mutation et la chrysalide sera celle d'une mère désireuse de porte un enfant. Kaori Ito prend de la distance, désamorce le rêve en haranguant le public avec humour et malice. Démembre et remembre son ossature en la confrontant à des espaces, des béances, avens d'une tectonique géologique d'un terrain instable. Le jeu est jovial, discret, sobre et impacte nos fantasmes, notre fantaisie. Un peu de buto en référence, les orteils évasés, tendus, le corps couché, les jambes agitées...Carlotta Ikeda n'est pas loin et ce clin d'oeil rend hommage à toutes ces "petites morts" qui la hantent. Si loin, si proches de la vie. Et que la "solitude" soit bordée de Purcell et d'une voix sensible qui emporte très loin notre sentiment d'être "seul". L'amour éternel, la mort irrévocable pour tracer le chemin, son chemin sur son terrain à conquérir, à gagner sempiternellement.
Au final un énorme cordon ombilical passe entre les jambes de la danseuse, corps offert et conquis par la maternité: de toute beauté dans une lenteur sublime. Et Rodin de hanter cet opus avec ses corps morcelés de plâtre.
rodin

DE ET AVEC KAORI ITO – TEXTE, MISE EN SCÈNE ET CHORÉGRAPHIE KAORI ITO – COLLABORATION À LA CHORÉGRAPHIE GABRIEL WONG – COLLABORATION UNIVERS PLASTIQUE ERHARD STIEFEL ET AURORE THIBOUT – COMPOSITION JOAN CAMBON  

Au TJP jusqu'au 23 MARS dans le cadre des micro giboulées