mercredi 1 mai 2013

"Les Nuits": Angelin Preljocaj "désoriente": un grand-plié pour Shéhérazade.


Il ne fallait pas s'attendre de la part d'Angelin Preljocaj à une relecture de cette fabuleuse épopée que sont "Les mille et unes nuits", conte mythique inscrit de diverses façons dans la mémoire collective.
Ce nouveau pan de l’œuvre d'Angelin Preljocaj s'inscrit dans la lignée des évocations des contes de Grimm avec "Blanche-Neige" ou de l’Apocalypse de Saint Jean avec "Suivront mille ans de calme"; on songe aussi au très beau duo féminin "Annonciation", empli de grâce et d'excellence.
Avec ces "Nuits", le chorégraphe affirme sa réflexion sur l'homme en général , sa condition, sa place dans le monde: l'humanité en quelque sorte.
Ce "métier d'homme", il le recherche en filigrane, en fil d’Ariane dans tout son parcours et cette fois-ci il approfondit ce mythe à l'intérieur d'une pièce fascinante qui exerce son pouvoir d'attraction et de séduction, avec force et détermination.
Tout commence avec l'évocation du hammam, ce milieu de paix, de repos, de soins et de bien-être du corps... féminin.

Dans des brumes de vapeurs qui rappellent les tableaux et toiles d'Ingres consacrés à la fascination pour l'Orient et ses mœurs  intimes, Preljocaj dessine dans l'espace-lumières une calligraphie de l'érotisme des corps alanguis, mouvants; une sensualité faite de mouvements lents, voluptueux, incessants, fluides pour installer une atmosphère de jardins des délices, de paradis, d’Éden retrouvé.
Les histoires et fables se mélangent, l'Orient sourit à cette évocation subtile d'un élixir de jouvence qui se distille devant nos yeux. Incandescence, indécence,obscénité du regard qui va derrière le miroir ou le rideau, découvrir les plus beaux fantasmes du désir. On songe à "Liqueur de chair" et à son onctueux parfums de plaisir avoué et assumé par des corps habités de saveurs et de senteurs indicibles.
La lumière signée Cécile Giovancilli-Vissière est de toute beauté: discrète, évolutive, mouvementée et volubile. Les corps y sont sculptés, et renvoient une luminosité précieuse, ciselée à l'extrême.
L'atmosphère est campée: c'est dans une belle nuit, ô nuit d'amour sourit à nos ivresses" (la Barcarolle) que nous entraine cette évocation de l'Orient
La chorégraphie enchaine ses tableaux, évoquant à chaque fois comme un autre chapitre de ce manifeste de l'humanité.
Sur quatre tapis, les danseurs évoluent en tanguant comme dans une embarcation imaginaire. Les mouvements épousent les rythmes d'une musique des plus réussie, crée conjointement par Natacha Atlas et Samy Bishal, dont les origines orientales révèlent une justesse de ton et d'inventivité hors pair
Même sur les airs empruntés à la soul music de James Brown - "It's A Man's, Man's, Man's World" - les ondulations érotiques, stylisées "cabaret revue strip-tease" des danseuses gainées de bottines rouges et tenues sexy font mouche. Les costumes signés du styliste légendaire Azzedine Alaïa, soulignent discrètement la couleur, le plissé, les volutes de la danse et des tissus qui ondulent, laissent apparaitre et disparaitre les détours du corps. Les hommes aussi se livrent à un show voluptueux et très évocateur de sexe et d'attitudes connotées entre pornographie et désir, entre sensualité et audaces non dissimulée, de postures et signes crus et osés contre "la bonne réputation" ou renommée. La danse ne serait-elle pas aussi cette "muse de mauvaise réputation"?

Duos et trios confirment cette écriture à la fois brutale, hachée, tétanique des gestes d'Angelin Preljocaj, cette dureté sans concession pour le corps et la calligraphie engendrée ainsi dans l'espace. La fulgurance aussi est de mise, autant que la délectation pour le geste suave, délicat, tactile.
La scénographie signée Constance Guisset souligne par sa droiture, ses angles tectoniques un aspect de l'architecture orientale toute d'arche, moucharabié, coupole et découpage ajouré, se jouant des torsades avec les arabesques des corps des danseuses. Tout un vocabulaire, glossaire des mots de la danse et de l'architecture qui renvoie à l'univers fantasmé de l'Orient. Mais dans ces torsades où les danseuses se lovent, s'agit-il de prison, de toiles d'araignée, de soumission ou chaines d'esclaves?
Comme ces corps-amphore, images de parturientes ou évocation de vasques accueillant l’Élixir divin des dieux? Tout concourt à,"dés-orienter" le spectateur, à le propulser hors du temps et d'une fable archi-connue où Shéhérazade s'empare des voiles et obéit à une féminine condition d'esclave.
Le "métier d'homme" est une destinée, une réconciliation avec le monde troublé et chaotique, et Shéhérazade ne pouvait pas mieux que de se livrer aux mains et à la pensée en mouvements de Angelin Preljocaj... Pour mieux se "délivrer" d'une icône galvaudée, d'une fable archi revisitée.


"Les Nuits": une galerie de tableaux de maître dans le répertoire toujours en devenir d'un chorégraphe qui lui aussi touche du pinceau avec élégance et talent.
Serait-il aussi cet écrivain du corps, celui que chante Pascal Quignard dans "L'origine de la danse", ce plasticien du désir , ange ou démon , facteur de nos rêves les plus mystérieux?

Ce spectacle, présenté en première mondiale au Grand Théâtre d'Aix en Provence dans le cadre de "Marseille-Provence 2013", Capitale Européenne de la Culture et coproduit entre autre partenaires par Le Théâtre National de Chaillot Paris et le Festival Montpellier Danse 2013, a trouvé auprès du public un franc succès et un enthousiasme non dissimulé.

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