dimanche 23 juin 2019

"Lillétric" au festival de caves à Wangen : délivrance! Des livres et vous !


"L’Illétric est une pièce d’une seule voix, d’un seul trait : un homme raconte, dans la solitude de son illettrisme, et s’électrise devant l’abstraction des mots jamais lus, jamais découverts. Une femme bouleverse cette intimité honteuse : par amour elle lui offre un livre, le sauve en même temps qu’elle prolonge sa blessure, la fêlure de l’aveu : une cartographie de l’intime. Ici, les mots sont dits par Anne-Laure Sanchez, ils sont à la fois handicap et désir, désarroi et tendresse."
Wangen, village viticole d'Alsace offrait ce beau soir là un espace singulier au festival des caves: le sellier du hangar viticole, immense bâtiment au cœur du village aux maisons à colombages: cave haute de plafond, réverbérant un son feutré mais largement déployé sur les hautes parois de béton de l'édifice. Un nuage de brouillard accueille le public, une bonne vingtaine de curieux, rassemblés pour cette dernière représentation de l'Illétric
Un faisceau de lumière oblique en diagonale ascendante éclaire une jeune femme, debout, seule, les bras ouverts. Son envergure est singulière, celle d'une danseuse offerte à l'espace, mais immobile, bien campée sur la plante des pieds." Faire mine de rien" comme si une infirmité ne lui était pas familière: celle de ne pas savoir lire. Mais qui est-elle, de qui parle-t-elle ou de qui est-elle l'incarnation? Évoquant un métier de chantier sur de grands ensembles urbains, dans une grande solitude, le tout sur un ton monocorde, psalmodié, comme énoncé ou prononcé lentement, avec difficulté. La tension est grande, le ton, grave et la proximité avec la comédienne insuffle écoute et concentration, fait naître une forte empathie avec un personnage énigmatique. Elle anone le texte, s'interrompt, rythmant sa prose avec parcimonie dans un monologue, soliloque où elle se livre, se confie On comprend vite qu'elle incarne cet homme qui ne sait pas lire, à qui l'on offre un livre et qui ne dévoilera jamais son handicap. Par honte, soumission,  "L'air de rien, je prend place" malgré tout dans ce monde où l'exclusion est chose habile et rapide. "Rien" ce leitmotiv qui revient, cette absence, cette perte d'identité comme si ne pas savoir lire était rester "enfant".
L"aveu" de cette ignorance ne se fera pas tant la "honte" est présente et fatale. "Caboche, tête de linotte" comme seul bagage, crucifiée, les bras en croix , le rayon de lumière transperçant sa poitrine, tel le Christ accusé et bafoué. Figure chorégraphique très christique. Le visage blême sous la lumière froide, elle psalmodie, conte sa vie, scande ses mots: "moi et le livre": deux personnes distinctes qui ne se rencontreront jamais, ne se parlerons jamais! Sur un ton automatique, le regard fixe et lointain, les dents et mâchoire serrées, elle "articule" prononce distinctement ce qu'elle ne peut lire. Elle ou il car elle incarne cet homme blessé qui lui cède la place et la parole, vecteur ou véhicule de sa douleur, de sa souffrance. La comédienne recule, s'éloigne, le ton monte, le débit de paroles augmente, rageur, offensé; hiératique elle avoue que "la rature" que serait son nom est chose fatale et fatidique, incontournable défaite ou offense personnelle. "Cécile Moreau" parle comme si elle lisait avec difficulté, et "mine de rien" comme un crayon à la mine loquace, elle baisse les bras, capitule, se rend: lire les étiquettes des produits dans un super-marché, elle ne peut le faire: alors on simule , on tâtonne comme l'aveugle les yeux bandés pour un jeu de colin maillard douloureux.Le ton de sa voix est doux et confidentiel après cette retraite dans la rage survoltée. "Pourvu que cela ne se voit pas ! : feindre, simuler, cacher, dissimuler son "infirmité "aux yeux des autres est son chemin de croix et les stations sont rudes et dangereuses pour se faire flageller et humilier par ses semblables ignorant sagesse et humanité.Isolée, tendue, perdue, elle baisse les bras et on rentre en empathie avec sa désolation sans appel
La touchante interprétation de Anne Laure Sanchez est sidérante, sa performance physique incroyable, le corps dévolu à ouvrir ses bras une heure durant, sans cesse offert à l'espace, la respiration et la mémoire qui lui dicte les mots qu'elle délivre sans faille.
La réalisation, conception et mise en scène, le texte de Moreau sont ici servi par une interprète, danseuse de solitude, habitant l'espace singulier de cette cathédrale de béton, terrier undeground , tranchée de l’illettrisme ou de l'ignorance mais qui pourtant pourrait abriter autre chose que tout ce que l'on apprend: la sensibilité, l'intuition, la spontanéité.
Savoir lire source de liberté ou de contrainte ?
Fin de la pièce dans un silence qui en dit long sur l'adhésion du public, au texte, à la présence de la jeune comédienne.
Autour d'un pot convivial, on échange sur le métier, le festival au sein de la campagne au soleil couchant, loin des abîmes sombres des chaix du village, en pleine lumière rédemptrice !



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