mercredi 20 mars 2019

"Pere Faura" inaugure Extradanse à Pôle Sud avec " Sweet Tyranny" :stakhanoviste du Grand Huit !


"Fan de culture pop, Pere Faura aime à la détrousser de ses mythes et clichés. Cette vocation première contribue à la jubilation qui traverse ses spectacles. Avec ses accents punk un brin vindicatifs, Sweet Tyranny, pièce de groupe issue d’une trilogie, revisite les films musicaux des années 70 et 80, notamment les chorégraphies de John Travolta. Ce faisant, l’artiste catalan questionne avec humour l’image d’une danse festive qu’il compare aux conditions de vie du danseur, à notre rapport à l’art et aux œuvres." I. F.

Verre de l'amitié partagé, salle comble pour l'inauguration à la bonne franquette du festival Extradanse....
En préambule, prologue, amuse bouche,un montage d' une savante sélection de comédies musicales tourne en boucle dans la Dansothèque...Un régal très apéritif !

C'est parti pour un marathon salutaire avec la pièce de Pere Faura: "Sweet Tyranny"
Il y a comme un désir de provocation ou de paradoxe dans cet intitulé: on comprendra vite avec le déroulé des péripéties qu'il s'agit bien ici d'un tyran à la tête d'une compagnie de danse esclavagiste...D'emblée le "patriarche-patron"apparaît en salle, se frayant un chemin parmi les fauteuils des spectateurs sous un halo de projecteur, phare, torche poursuite braquée sur lui.

Ce sera la star d'un soir, habillé en footballeur, la boule magique à facette d'une boite de nuit, pour ballon! Il cause: il évoque l’exiguïté des petites salles de représentation où il a fait ses débuts: entravé, confiné, comme "chez lui", cocooning dont il se souvient avec nostalgie: la proximité le hante et il cherche à la retrouver.
Sa philosophie: celle du chiffre Huit que l'on retrouve en danse, dans la métrique de la musique, dans "le huit et l'infini"! Une valse à huit temps? Apparaissent un à un les danseurs de sa troupe, qu'il présente devant deux écrans cinéma qui distillent des images de comédies musicales en rapport avec les filiations chorégraphiques du disco.
C'est un rappel, un retour aux sources des "grands" de Fame, Chorus Line" et autres bijoux du genre. Mais en dénonçant les rouages de cette fabrique de chair à danser, Faura touche et titille, va là où ça blesse et où ça fait mal. Cette danse performance, physique, éprouvante où l'on achève bien les chevaux.




Les danseurs "travaillent pour lui" et cela semble une économie de marché saine et normale. Kitch addict, féru de cette culture populaire, la danse est pour lui objet vernaculaire et il la traite comme telle: des images de travail à la chaine, d'usine, parcourent les écrans, alors que, déchaînés, les interprètes s’adonnent à leur gestuelle mimétique de ces années folles de disco! En leader et chef de tribu, Pere Paura lève le doigt à la Travolta, signifiant son appartenance au clan et sa supériorité hiérarchique. Flashdance au poing! Un striptease comme alibi de la danse contemporaine, et le voilà reparti sur une autre planète sexy en diable: il parle beaucoup, les surtitrages traduisent et l'on a peine du coup à regarder la danse...Prolixe, voluble, beau parleur, Faura donne trop à voir et entendre et l'on perd le fil.
Hooligan de la danse, il rêve de remplir les stades comme au foot, tel un Léon Zitrone, il commente allègrement ses faits et gestes et le comique et burlesque qui en sourdent demeurent délicieux et savoureux. Une cène culte de danse de couple, hétérosexuel, digne d'un concours de haut niveau, dénonce le sexisme. Et la critique du théâtre "participatif" bat son plein quand les danseurs invitent à reproduire les gestes cultes d'une "macaréna" disco!
Des images de brigades et bataillons militaires trahissent la tyrannie de ces danses, en alignement effaçant identité et personnalité des danseurs. Le politique est fort et présent dans cette mise à nu d'un style, d'une époque où concurrence, et arbitrage de pouvoir abusif gèrent le monde du spectacle hollywoodien.
La danse au travail, au "martyr", c'est l'usine et Faura en patron, chef de service brille par son égocentrisme et narcissisme. De très beaux éclairages disco, pour la longue séquence finale, sorte de résumé compacté des danses de cet acabit, inondent le plateau On bascule en discothèque après avoir visité les coulisses de cette fabrique industrieuse de la danse.
On aimerait inverser le rapport scène-public pour monter chalouper sur le plateau avec ses "précaires " du spectacle, évoluant sur un sol jonché de verres en plastique non dégradables. Des images simultanées de ladies sexy, doublant en caricature, ces danseurs assoiffées de rythmes et d'évasion salutaire mais fallacieuses.
Travolta en icône et figure de proue, Faura dénonce irrévérencieux le snobbishness et se fond dans son personnage de manager tyrannique: à venir saluer seul, gardant la vedette, star d'un soir et occultant la présence de ses "esclaves" du turbin: on ne pourra pas saluer l'équipe au complet". Il assume et là, le public comprend la densité du titre de la pièce "Sweet Tyranny" en réclamant l'apparition des interprètes qui n'auront pas le droit de citée, ni d'être cités, numéros et bêtes de scène à concours!
Beau travail de dénonciation et de mise en "boite" de ce phénomène "disco"!

A Pôle Sud le mardi 19 Mars
Dans le cadre du Festival Extradanse.





lundi 18 mars 2019

"John" : "bout de calvaire" :


John est un spectacle qui déclenche la parole, car il aborde un sujet tabou : le suicide des adolescents. John, jeune homme québécois, ne les représente pas, mais il est l’un d’eux. Ce texte, un des tout premiers écrits par Wajdi Mouawad en 1997, alors lui-même tout jeune auteur, est mis en scène par Stanislas Nordey. Il nous invite à pénétrer dans la tête et dans le corps de John, un être bien vivant qui exprime sa solitude, son désespoir, sa colère. Une première version de John a été présentée à des lycéens dans le cadre du programme
" Éducation & Proximité ". 
Quand la langue québécoise transmet un je ne sais quoi de différence, une absence de traduction qui rend véritable le texte, on est dedans et pour une petite heure avec un jeune homme. Mais lequel ? Dans un décor en trompe l'oeil, l'univers bascule, chavire en graffitis noir et blanc, stries qui se prolongent jusqu'au plancher. Décor à la Van Gogh, une chambre anonyme, vide.
Il teste une caméra, s'enregistre dans un monologue destiné à ses parents, histoire de laisser une trace irrévocable sur son passage à l'acte: "je me suis suicidé" Il hurle sa douleur, fait ses adieux à la vie, cherche ses mots, explose par le verbe oral car il ne "sait pas écrire" sa souffrance. Il efface sa bande, recommence pour mieux aller au fond de sa colère, dans un jeu entre haine féroce et douceur nostalgique. "Le monde est méchant", il en pleure et puise dans le noir qui est en lui. "Je vous hais", dit-il et dénonce la crise de famille qu'il subit; en occultant le mot "aimer", il surfe sur la vie et la mort, désespéré. John évoque les façons de se suicider, acte prémédité et dans des injonctions et exclamations bien québécoises, interjections multiples et colorées, jamais folkloriques, il nous embarque au confins des impasses de l'adolescence incapable sur toute la ligne de vivre et d'assumer : "que les autres meurent en moi ", il ne reste plus rien."Tabernacle, calice, hosties et autre christ", vocabulaire quasi religieux, emprunté ici face à l'interdit du suicide dans la religion catholique!
Une corde lui tient lieu de partenaire dans ce monologue éprouvant, interprété de façon magistrale par Damien Gabriac, inspiré, incarnant de toute sa chair, un homme blessé qui ne peut plus rien réparer, ni aller vers une rédemption possible.
La réparation n'aura pas lieu: il détruit la cassette vidéo, en remet une autre dans la caméra, recommence son soliloque mais, à bout, avoue "l'amour ne veut pas de moi"
On apprend avec l'apparition de sa soeur Nelly que c'est fini, qu'il nous a volontairement quitté.
La musique du canon de Pachebel accompagne cet acte et émeut.
Une performance d'acteur au service d'un texte nu et cru, à vif, éructé sur les modes de la haine et de l'impatience d'en finir. Texte à entendre, incarné, vécu du fond des "tripes" d'un acteur encore proche de l'âge de ce "héros", celui d'une génération en danger, en péril de manque de tout.
John, c'est le fils qu'on ne connait pas, qui se révolte en vain et ne peut plus avoir d'impact sur sa vie, ni la conduire

C'est poignant et touchant, dérangeant de vérité et d'actualité, comme tous les "centres d’intérêt" de Wajdi Mouawad. La mise en scène est  signée, griffée Stanislas Nordey , celle d'une mise en espace de ce corps intranquile, dosée, sobre et alimentée par ce décor chancelant qui donne le vertige Chambre qui sombre dans les tréfonds de l'âme et coule comme un vaisseau à la dérive, pendant la débâcle. Le sommeil éternel gagne sur la vie et tout s'éteint.

Au TNS jusqu'au 23 Mars

dimanche 17 mars 2019

"Cabaret songs Paris1919 / Berlin 1933" : duo Absinthes : les fées vertes !


De la musique dans une galerie d'Art, par un beau dimanche pluvieux à l'heure du thé! Pourquoi pas!
Succès garanti pour cette initiative de la Galerie Gillig à l'occasion du "Week-end de l''Art contemporain" à Strasbourg et en Région Grand Est.

Frivolités, mignardises et friandises au menu
Devant les nouvelles toiles du peintre Bastardoz, les deux complices, chanteuse et pianiste du binôme Absinthes abordent leur répertoire en "amuse -bouche" apéritif, plein de charme et de tonus.
Place à la mélancolie avec ce "Je ne t'aime pas" de Kurt Weill: c'est, mains dans les poches, en frac noir, que Clarissa Worsdale, arbore son personnage, haut en noirceur. Folie onirique, et persuasion au poing, elle est cinglante, convaincante et la justesse de la sobriété de ses mouvements fait mouche.
En entremets, quelques bribes de mots épars pour nous introduire dans l'univers de l'entre-deux guerres.
Un "C'est mon gigolo" de Casussi, charmant, dans une belle élégance retenue, moqueuse et souriante, et le tour est joué, métamorphose androgyne, pour des "heures exquises" qui vous grisent, en velours, glamour. Trop joli pour être honnête, elle chavire, chaloupe et "il faut danser" ces baisers, cette fortune de rapin!
Des femmes irrésistibles succèdent avec "Ich bin ein Vamp" de Spoliansky: en vamp très expressive, la chanteuse dans une fine gestuelle de mante religieuse, animale, séduit ; tonique, emplie de verve et de passion, la voilà au cabaret berlinois, plus que convaincante!


Pour "La santé publique" un p'tit cocktail de "Gin fizz" de Louiguy, avec en préambule une petite histoire sur cet alcool bizarre, remède contre le scorbut ! Le barman crée son Gin fizz, glamour, bras ouverts, entraînant comme une danseuse dans un parler-chanter désopilant.
Le " droit de vote" des femmes au menu de la prochaine mélodie: militante, elle harangue, convainc et éructe les mots, raconte, interprète attitudes et postures de soulèvement, à l'adresse du public, très proche.Le jeu de Clarissa Worsdale, très fouillé, précis et bien dosé emporte et fait voyager son monde avec élégance et doigté.
Quant à " l'idéal masculin", évoqué dans la dernière oeuvre, voilà du vif, du musclé qui se raconte, grotesque et ridiculisé de façon bienveillante, avec des touches d'humour et de distanciation savoureuses!


Des femmes sans gêne
Du tact, du talent à revendre pour ce duo avec son répertoire choisi avec subtilité, basculant entre révolte et glamour, mi homme, mi femme, dans un trouble de trublion de la chanson à vous enivrer aux sources de l'alambic distillant le bonheur du chant
Un répertoire qui leur va comme un gant, la pianiste Motoko Harunari, en osmose avec l'ambiance et l'univers d'une époque troublée mais non moins joyeuse et perspicace!
Surtout ne pas s'abstenir d'absinthes!Sans modération, elles savent emmener leur public vers des rives incertaines mais ô  combien divertissantes.
C'est ça, l'effet "Absinthes" !

A la Galerie Gillig, le dimanche 17 Mars