lundi 21 juin 2021

"Au bord", laisse se révéler l'image et son pouvoir de séduction.

 


Résumé

En 2004, la photo d’une soldate américaine tenant en laisse un prisonnier nu et à terre dans la prison d’Abou Ghraib paraît dans la presse. L’écrivaine Claudine Galea la découvre et, sous le choc, l’épingle sur son mur de travail. Qu’est-ce que cette image déclenche en elle ? Pendant quinze mois, elle tente d’écrire, n’aboutit pas, jette tout. Jusqu’à ce qu’elle parvienne à articuler, dans le jaillissement d’une langue poétique et crue, ce que cette image fait ressurgir en elle des rapports de pouvoir, de la volonté d’humiliation, de l’enfance, de la sexualité. Stanislas Nordey met en scène cette parole hors norme, où une femme ose s’attaquer à l’inhumain pour en extraire une force de vie.

Le rideau de scène est tendu: une photo s'y révèle lentement, surdimensionnée, en négatif: une silhouette tient au bout d'une laisse, un homme agonissant....Un sceau l' y laisse, empreinte d'une véronique indélébile Apparait celle qui en solo, va incarner l'écrivaine, l'auteure de ce texte, révélation, aveu pudique d'une relation passionnée à cette image, fixe, abusive des sentiments extravertis que l'on peut y puiser. Comme un tombeau, un espace renversé, bleu à l'infini, le décor lui offre un écrin de perdition, une sorte de piscine évidée sans fond...Mise en abime des mots qui jaillissent des lèvres de l'actrice: au bord, au bout, à la lisière de l'indicible, de innommable, de l'intolérable icône.Le récit de cette étrange relation femme et contenu de l'image nous mène savamment au bord d'un gouffre, d'une faille. Cette "fille" sur l'image devient objet de séduction, de tentation amoureuse pour celle qui nous fait face et se trahit d'un amour pour cette "fille" séduisante, geôlière, Dépunaiser l'image du mur pour se l'approprier et en faire le récit d'un passé violent de relation mère-fille..."Je suis la laisse", dit-elle,ce lien, ce cordon ombilical fatal et funeste aux yeux de l'autre."Je laisse ma fille" en moi malgré cette attache, cette entrave qui relie image, souvenir, et horreur.Cécile Brune, vêtue de noir et bleu,se meut subtilement dans ce personnage à vif, remuant passé et fiction au creux de cet étrange espace cubique renversé.

La force des images devenues mythiques est ici questionnée, dans la cruauté du verbe, dans l'émission de ces mots qui sourdent peu à peu en aveu de tentation de séduction, de dépendance, d'addiction à l'image, à son pouvoir d'évocation.

Beau travail de sobriété de la mise en scène de Stanislas Nordey dans cet univers pourtant enjôleur et quelque peu déroutant.Travail poétique et politique sous la plume engagée de Claudine Galéa, au "bord" , à la frontière, à la lisière de l'indicible De quel côté va-t-on basculer?

Au TNS jusqu'au 29 JUIN


Claudine Galea est écrivaine de théâtre, de romans, d’albums et de textes radiophoniques. Les éditions Espaces 34 ont publié une quinzaine de ses pièces. Sa dernière pièce, Un sentiment de vie, paraît en mai 2021 dans la nouvelle collection de littérature pour la scène, « Hors cadre ». Au Bord a été lauréate des Journées des auteurs de Lyon 2010 et du Grand Prix de Littérature dramatique en 2011. Dès sa parution, Stanislas Nordey avait invité Claudine Galea à la lire à l’occasion d’une carte blanche à Théâtre Ouvert, lui faisant part de sa volonté de la mettre en scène.
PARAGES | 09 lui est consacré.

dimanche 20 juin 2021

"farm fatale" : la terre "ferme" se cultive ! Philippe Quesne partenaire attentif du monde rural déchainé: panique à la basse-cour.

 


présenté par le maillon avec le TJP CDN dans le cadre de"les narrations du futur"

Une drôle de pastorale dans un monde où les hommes auraient disparu. La scène est blanche, comme un carnet à dessin qui attend d’être rempli.

"C’est une communauté de cinq épouvantails qui vont s’en charger : solidaires poètes et musiciens, entre fourches et bottes de paille, ils façonnent et revivifient un monde disparu avec des sons et des slogans, des souvenirs et des archives sonores, des objets, des rêves et leur projet secret... À l’écoute des pulsations du monde, attentifs à ce qui les entoure, ces clowns aussi contemplatifs que militants aspirent à une autre réalité, qu’ils vont construire peu à peu. Tandis qu’ils enregistrent méticuleusement les cris d’animaux et s’émerveillent devant la beauté de la nature, ils font état, avec un humour laconique et désarmant, de la menace agro-industrielle et du turbo-capitalisme. Au croisement du théâtre et des arts plastiques, Philippe Quesne et son équipe européenne font rêver d’un monde où l’homme se résoudrait à prêter l’oreille pour entendre enfin la voix de la planète."

C'est comme dans un poulailler, une grange, un hangar de ferme: le décor est campé sur fond blanc immaculé cependant:des bottes de paille éparpillées ou suspendues, un univers qui va bientôt se peupler de poètes-paysans aux allures d' épouvantails à moineaux! Curieuses créatures hybrides, visages masqués aux expressions rurales, brutes et frustres...Du beau monde cependant qui va sévir pour accueillir le chant des oiseaux, l'abeille butineuse et tout autre animal familier de la "terre-ferme", ferme fabuleuse qui se révèle héroïne d'une fable écologiste en puissance. Les propos sont en toutes langues et le suisse-allemand aux accents musicaux si pondérés, est ravissant à l'oreille.Histoire de basse-cour où l'on pond des oeufs d'or, où le cochon est socle d'un piano, où les notes de musique parsèment l'espace sonore d'un bon grain à moudre! Cinq escogriffes affublés de loques joyeuses, de sabots Océdar, de paille et de haillons, face au monde agricole mécanisé et inhumain. Cinq marionnettes bien articulées et sans manipulateur apparent,capables de tout pour défendre une bonne cause avec un brin de naïveté, de gentillesse, de dévotion. Et pourtant le verbe sonne fort et impacte le récit burlesque de ces êtres "bee or not to bee" qui interview la reine des abeilles, esseulée par le génocide de ses consœurs par la faute des pesticides du voisinage... C'est drôle et fin, bien rythmé, aux accents étranges, aux voix transformées comme au bébête- show dans un guignol contemporain amusé, amusant. Ferme du bonheur à deux étages, au confort alléchant pour animaux privilégiés...Tout est respect et reconnaissance, considération pour le monde animal dont ils se font les porte-parole, les ambassadeurs bienveillants...Épouvantails au grand cœur généreux, militants sans escorte de compromission: intègres et riches d'humour aussi par leur modeste naïveté. Complices et confères de lutte, en musique, toujours pour adoucir les mœurs de voisinage hostile et malveillant. C'est du baume au cœur, parfois un peu "lent" à s'installer: mais c'est affaire de temps à prendre pour mieux se comprendre, se distancer du brut de coffrage immédiat de la vie rurale. Celle ci est luxueuse et réfléchie, et la " farm fatale" est redoutable, bastion et repère d’ostrogots virulents et combattifs.Satire et pamphlet du monde contemporain en période électorale, ils seraient ces idoles dérisoires, des pantins croquignolesques de nos édiles en campagne ! Philippe Quesne à la barre pour naviguer sur ce petit bout de "terra incognita", l'indomptable parcelle du champ que l'on ne parvient pas à domestiquer ni cultiver: indiscipliné en verve et à bon escient !


Au Maillon le 20 Juin

ditribution

  • Créé et interprété par : Raphael Clamer, Léo Gobin, Nuno Lucas (rôle créé par Damian Regbetz), Julia Riedler, Gaëtan Vourc'h
  • Conception, scénographie, mise en scène : Philippe Quesne
  • Collaboration scénographique : Nicole Marianna Wytyczak
  • Collaboration costumes : Nora Stocker

"York" : né avec des dents dans le palais pour broyer le monde ! York-shire indomptable ! Un théâtre de pleine ère !


York (Henri VI 3e partie et Richard III)


Cie du Matamore

Cycle Shakespeare

Assemblage inédit de deux pièces de William Shakespeare, York réunit en effet la dernière partie d’Henri VI et la 3e partie de Richard III, qui forment la première tétralogie de l’auteur sur l’histoire d’Angleterre. C’est une histoire sans fin qui ne cesse de nous dire le monde et qui résonne à nos oreilles avec force en ces temps tourmentés. Ouvrage de propagande à la gloire des Tudor et d’Elisabeth Première, Reine d’Angleterre, la tonalité générale de l’œuvre glorifie la famille Lancastre au détriment des York qui y sont noircis. Mais Richard III n’est pas seul à incarner le mal, il n’est que le plus intelligent d’une meute de loup. En remontant le temps, nous recherchons et observons alors les origines du mal. L’histoire n’en devient que plus cynique. Rien n’est retiré à l’horreur. On ne la justifie pas.
Richard n’est que le résultat d’un processus qui nous concerne tous. Richard n’est pas anglais. Richard est partout où la démocratie n’est pas. Shakespeare, à jamais notre contemporain !

 Après " Sauvage" de Tchekhov, voici la nouvelle création de la compagnie du matamore et du théâtre de la faveur. Cet été, nous vous convions à vivre une grande épopée shakespearienne en pleine forêt, "York". Cette fresque est composée de deux pièces de William Shakespeare, la dernière partie d’Henri VI et Richard III. 11 comédiens, 4 h de spectacle. Un plateau de bois. "Suppléez par votre pensée à nos imperfections, divisez un homme en mille et créez une armée imaginaire..." W. Shakespeare

Retour dans la Vallée de la Faveur par un bel après-midi estival quasi caniculaire...Fraicheur de la forêt atteinte après un long parcours sylvestre: entrée en matière pour un accueil chaleureux, verre de l'amitié et des retrouvailles salutaires après confinement !

Et en avant pour l'aventure, un périple théâtral dans la prairie qui surplombe la demeure champêtre des Sipptrott, les artisans du bonheur et créateurs hors pair de sculptures divines...Assis, dispersé savamment, le public est invité au son du cri d'un loup à vivre une épopée picaresque à la Shakespeare. On s'en régale d'avance, de retrouver les comédiens du Matamore et Sipptrott junior, en pleine éclosion.Démarrage en trombe sous pluie de salves sonores pétaradantes...C'est comme une guerre de tranchée annoncée: au loin accourent soldats et fusils, comme au cinéma, cadre 16 ème contenant toutes les facettes d'une histoire de roi, de reine, de trahison, d'alliance, de calculs machiavéliques: des intrigants perfides, manipulateurs, manipulés, frôlant la mort pour mieux être exécuté par des tueurs à gage, rémunérés par la facétie, l'orgueil, la cruauté...Charlatants ou récupérateurs de destinées royales chancelantes, de filiation, de "vendetta" cruelle et dantesque !La mise en scène, cinq heures durant palpitante,avec petite pause bucolique, histoire de "souffler" et de se rassurer de ce monde torturé par l'ambition et l'assaut des tourmentes historiques Seul, Richard sera le personnage, pilier, pivot des intrigues, manipulateur diabolique animé des pires intentions, monstre, "crapaud" qui grenouille au sein de familles ennemies prêtes à tout pour venger et punir... Quasimodo boiteux ,usurpateur,désigné pour faire le mal et constituer une galerie de cadavres exquis, pour faire le "mâle"aussi auprès de proies féminines.

Quasimodo malicieux et calculateur à tombeau ouvert

Richard, c'est Yann Sipptrott qui tient le haut du plateau, une scène qui se transforme au gré des accessoires simples, modestes comme la mise en espace qui souligne judicieusement, attirances, séparation, rejet des multiples personnages changeant qui l'entourent. Seul, face à un contexte belliqueux et sanglant, hurlant des douleurs de l'ambition ravageuse d'un climat questionnant patrimoine, descendance, filiation, héritage: la cupidité va bon train et orchestre les intrigues et forfaits. Richard, le bossu qui trimbale ses handicaps physiques avec "aisance" cinq heures durant: une performance physique qui l'emporte et nous tient en haleine: le corps courbé, empêché, contraint à se déplacer claudiquant, entravé. Un corps en mouvement qui se coltine rage, passion débordantes au regard de ses proches contemporains. Comme un génocide familial, la pièce avance, ravageuse et l'on tient la tension sur ce tarmac à ciel ouvert, ère de jeux périlleux et calculateurs: tous, personnages généreux ou vils, hommes ou femmes en révolte ou en état de siège permanent pour gagner un trône, une couronne inaccessible objet de pouvoir et de convoitise...Théâtre pour "Wilderman" assoifé de sang et de conquêtes .Comme une chasse au sanglier, jambon d'York en puissance, trophée de Basse-Cour, basse-danse de futurs cadavres...C'est la grâce de Siptrott junior qui mène le jeu, la mise en espace de Serge Lipszyc qui opèrent sans jamais en découdre. Né les dents déjà plantées pour mordre et mâcher, broyer le monde...On digère les cadavres et autres assassinats concoctés par de sombres calculateurs, on vibre avec des femmes humiliées, conquises, séduisantes, en colères. Épouses, mère ou séductrices en herbe, se jouant de destins prémédités.Et la mort qui hante et façonne ce retour à la terre éternelle berceau de la vie, poussières d'étoiles, entre terre et ciel. C'est bien là le propos dans ce vaste paysage terrien, inondé de l'éther céleste du lieu. Matamore, "tueur de maures" pour ce nouvel envol de la compagnie de Serge Lipszyc, aux multiples personnages dont un délicieux facteur à la Jacques Tati fredonnant "A bicyclette" de Yves Montant, à travers champs. Champ cinématographique, hors champs au cadre évolutif, zoom ou focales au service du regard et de l'écoute du spectateur bucolique....Au pays des Plantagenet, on plante avec les dents, le nez, les griffes et Yann Siptrott se fait Denis Lavant, fourbe et calamiteux....La chorégraphie induite par déplacements, petits groupes ou solitude est remarquable!Et chacun incarne le verbe, vit et déploie toute une gamme de ressentis pour vivre moultes personnages, parfois non identifiables, tant leur succession donne le vertige!Terra incognita rebelle pour défricheurs improbables de sentiers non battus, de chemin creux comme celui qui nous a guidés vers la prairie, Land'Art de brindille, de fagots, de sentinelles harborescentes....Signés de Hugues Siptrott, peintre paysan. 

Un trône comme siège éjectable, confessionnal, échafaud ou guillotine...Un cercueil de bois noir pour une ode amoureuse et une tente abri de guerre pour coulisses à vue.Des costumes sombres et grisonnants, une jupe plissée à la Madame Grès, des houppelandes,des casques, des bottes: on est sur un champ de bataille où l'on y jette corps et âme!

Ni fleur, ni couronne mais un état de trône permanent, échafaud ou guillotine, confessionnal parfois....

Une fresque contemporaine servie par des artistes, comédiens galvanisés par l'atmosphère du lieu qui change au cours de la représentation: lumières du jour, ciel moutonneux, orage lointain, annoncé dans le texte comme des prédilections, des préméditations maléfiques...On quitte la prairie comme après une longue séance cinématographique, plein écran, perspectives et focales au poing, scène de guerre, ou solo et duos amoureux perfides...Que dire de plus que l'enchantement opère et toujours renouvelé par le dynamisme d'une équipe qui gagne et dans la mêlée se joue comme un match performant, endiablé, animé par coups de théâtre et narration à fleur de peau. Costumes sombres et gris, tente de guerre et dressing en coulisse à vue...

"York" jusqu'au 4 JUILLET à la Vallée de la Faveur