mardi 28 septembre 2021

"Forêt": cercles et cycles des arbres qu'on abat!

 


Imaginé lors d’un voyage au Brésil, entre la lecture des Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss et l’élection de Jair Bolsonaro, Forêt est une traversée, le passage onirique d’un lieu à l’autre. Franck Vigroux y fait vaciller les formes sonores et visuelles entre leurs états organiques et numériques, illustrant ainsi la fusion des régimes symboliques humains et non-humains. Sur une partition audiovisuelle d’une grande intensité, la performance chorégraphique d’Azusa Takeuchi affirme poétiquement les vertiges de l’amalgame natureculture : s’extirper de l’écosystème sans jamais y parvenir – être envahie et se laisser envahir.

C'est un plongeon vertigineux dans l'image synthétique et virtuelle, un abime fulgurant de sonorités étouffées, vrombissantes ininterrompues.Comme une sorte de nymphe de vers de bois, une créature hybride se répand au sol et se réfléchit sur l'écran En noir et blanc grisonnant, les icônes changeantes se métamorphosent, la chrysalide enfle et se diffracte en autant d'anneaux, de cercles de cicatrice d'arbre tronçonné, abattu; des bruits d'engins meurtriers se dessinent: scie, hache, tronçonneuses...Les sculptures vidéographiques révèlent alors une sorte de fagot de branches, de nid vivant qui bouge, animé, manipulé par un corps qui l'habite.Le coeur de l'arbre circulaire évoqué se fend pour accoucher de cette créature hybride, entre hérisson, oursin végétal dans cet environnement sonore quasi hostile tant les fréquences et décibels sont omniprésents. La bestiole, porc et pique se love dans des postures digne d'un butô lent et fragile qui déroule postures, attitudes et gestuelle ramassée ou déployée selon le rythme ou l'intensité du flux sonore. Esthétique parfaite entre corps et graphisme de termitière en évolution et battements de coeur profond, assourdissants.Les brindilles s'agitent et parcourent l'espace scénique, agitées dans un bouquet fébrile vivant sous les impacts du corps de la femme à demi nue qui les fait vibrer.Nue sous sa carapace de danseuse de bâtons qui se cabre, s'arc-boute, se plie sans rompre...Le bois est solide et touffu!Elle implore telle une sculpture de Camille Claudel, prière votive ou capitulation devant le sort d'un tronc défait de sa vie végétative...La lumière révèle et sculpte le corps à la renverse qui s'offre aux dieux sylvestres.Parure de cheveux de lionne en poupe, la femme-arbre se contorsionne acrobatique, tendue, offerte.Un immense arbre apparait à l'écran, fantôme ou vestige de carbone compacté, gris souris, corps et matrice de vie, de mort. L'image se rétrécit se métamorphose et abrite un "arbrorigène" à la Ernest Pignon Ernest dans une origine du monde qui s'écartèle, s'ouvre et accouche d'un fœtus recroquevillé.Comme dans une BD en 3D, le décor graphique est onirique et fantastique: trois fagots suspendus s'élèvent alors qu'une rangée de six néons bordent la plateau comme six allumettes incandescentes. Une oeuvre qui surprend, hypnotise, renverse les codes du spectaculaire pour un univers impalpable, irréel, spectral de toute beauté. Azusa Takeuchi, muse d'un Franck Vigroux ingénieux ingénieur de sons et frissons sidérants et  Kurt d'Haeseleer en magicien d'images prolixe!

direction, conception, musique Franck Vigroux 
performance dansée Azusa Takeuchi 

création costumes, objets | Margo Duse
création vidéo | Kurt d’Haeseleer
vidéo générative | Antoine Schmitt
lumière | Perrine Cado
conseil dramaturgique | Michel Simonot, Philippe Malone

Au Théâtre de Hautepierre dans le cadre du festival MUSICA le 27 SEPTEMBRE

lundi 27 septembre 2021

"Passion de la petite fille aux allumettes": un opus étincellant et magnétique, dramatique!

 


Les chanteurs et chanteuses de l’Opéra studio et de la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin se penchent sur la musique vocale américaine, qui a connu une période d’effervescence créative au cours des dernières années. Partenaire de Julia Wolfe et Michael Gordon au sein de Bang on a Can, David Lang signe une adaptation méditative du conte d’Andersen La Petite Fille aux allumettes enrichi d’extraits du texte de la Passion selon saint Matthieu de Bach. Une oeuvre vocale poignante, accompagnée par deux pièces pour choeur d’enfants de Caroline Shaw et Ted Hearne, figures montantes de la nouvelle génération.

David Lang The Little Match Girl Passion pour quatre voix solistes avec percussions (2007) C'est au final une pièce rare qui débute par des alternances de mélopées balancées qui tanguent un rythme scandé . Une "narratrice" s'en détache en conte en parlé-chanté les péripéties de cette "petite fille aux allumettes" dans un anglais parfaitement et calmement maitrisé.Comme une litanie groupée, à cappella, très contrastée, modulée en suspens et accélérations.En sobres et bonnes comédiennes les deux chanteuses cheminent dans ce récit glaçant, dramatique.. Bercements lascifs ponctués de légères percussions que chacun manipulent en chantant!Un très beau duo féminin de Lauranne Olivia et Elsa Roux Chamoux en enluminure dramaturgique, reprenant les motifs, leitmotivs mélodiques de la partition.!Tout s'accélère et les récitants, témoins et acteurs du déroulement de l'action racontée, s'animent de caractères et nous tiennent en haleine.Comme des vocalises, plaintes et cris à l'appui, des lamentations nostalgiques sourdent et se répoandent dans l'espace du lieu.Douceur et lenteur des voix du choeur comme écrin.Le récit avance, toujours progresse, récurent, lente avancée vers le drame fatal de la solitude, de l'abandon et de l'indifférence.Tout semble peu à peu s'éteindre, l'épilogue en postface conclusive Le tout, l'ensemble sonore vocal ponctué par de légères et discrètes percussion individuelles pour dessiner une syntaxe, un phrasé subtil et enchanteur Il ne s'agit pas d'un conte de fées mais bien d'un drame où une phrase répétitive sur fond de voix de ténor fluide et tenue fait office de fatalité incontournable.La neige tombe inexorablement sur ce tableau magnétique offert aux regards: le chant, les voix s'y révèlent conductrices et médium puissant de l'histoire contée dans un flux et reflux de musique qui transporte.


Caroline Shaw Its Motion Keeps pour choeur d’enfants et alto solo (2013) C'est une virevolte, un chant polyphonique en spirale avec des aigus vertigineux: le chef d'orchestre frôle l'espace du bout des doigts, félin, les genoux flex, habité par un enthousiasme contagieux.Telle une adoration, lente ou vive, cette œuvre murmurée, susurrée est puissance en vibrations, en timbre. Enveloppant les pincés du violon solo qui chante comme ce chœur de voix angéliques.


Ted Hearne Ripple pour choeur d’enfants (2012): tout de noir vêtues les jeunes chanteuses choristes émettent de leurs voix très claires, des sonorités angéliques qui résonnent en rémanence acoustique dans le chœur de l'église Saint Paul. Des murmures dans des aigus impressionnants font que le son semble tourner, calme dans un recueillement remarquable.Parsemé de silences audacieux qui maintiennent une suspension assidue.Des masses sonores imposantes pour un ensemble vocal au diapason!Une soliste dans la chair comme ange conducteur, bergère de ce groupe solide, soudé et fort entrainé aux embûches vocales ou de l'écoute individuelle dans le collectif.

avec les chanteurs de la maîtrise de l’Opéra national du Rhin et de l’Opéra Studio
direction musicale | Alphonse Cemin

alto | Benjamin Boura chant | Lauranne Oliva, Elsa Roux Chamoux,
Damian Arnold, Oleg Volkov

Al'Eglise Saint Paul à l'occasion du festival MUSICA  production:Opéra National du Rhin

dimanche 26 septembre 2021

"Musiques d'antichambre": le quatuor Diotima : quatre cordes à leur archet !

 


Debussy avait ouvert une voie nouvelle, libérant le quatuor à cordes de la structure rigide héritée du xıxe siècle. Projeté à notre époque, dans une antichambre où histoire, environnement et esthétique semblent fusionner en une même préoccupation, le genre se réinventera-t-il une fois encore ? Les réponses s’entrechoquent, à l’image des pièces de Lisa Streich et Mikel Urquiza : sonorités fragiles et volatiles, en écho à la nature, pour l’une, inventaire de références et conscience historique, pour l’autre. Que le désir de synthèse donne lieu, au bout du compte, à un « divertissement raté » est peut-être un risque à courir, comme le suggère ironiquement Clara Iannotta en empruntant son titre à David Foster Wallace.

Quatuor Diotima

violon | Yun-Peng Zhao, Constance Ronzatti
alto | Franck Chevalier
violoncelle | Pierre Morlet

Mikel Urquiza "Index" (2021) création mondiale Un rythme alerte pour entamer le concert, animé truffé d'audaces et d'harmoniques changeants.Surprises dans les mesures aux accents ou accidents curieux...Des archets glissants, grinçants, puis cordes en piqués alternés comme des gouttes d'eau.Un mugissement ascendant du violoncelle dans une verve et une efficacité sidérante.Le son serpente dans ce deuxième mouvement, s'amuse, se glisse entre les brèches provocant des sons incongrus en crescendo colériques.Et dissonants, puis plus soutenus et discrets.Le troisième mouvement est quasi mélodique, référencée classique à coup de collages et dessine des voltes déstructurées, tectonique en fracture sur fond linéaire. Un métissage inventif pour créer des univers qui se brassent à l'envi dans des vibrations subtiles.Puis comme dans un concerto de musique de chambre se glissent des inserts dans le flux sonore, références citations musicales en interstices.Des ces fractures, failles, l'écoute est vertige et déséquilibre en va et vient, aller et retour, comme autant de fausses fins, répétitives, interminables épilogue pour une accumulations d'emprunts "sans intérêt pécuniaire" pour la banque de sonorités et influences diverses.En plein "vol", captures ou rapt musicaux de toute beauté!
 
Clara Iannotta "A Failed Entertainment" (2013) 
 De beaux mouvements mécaniques des archets d'où émanent des sons rotatifs, en crissements grinçants réguliers, à peine perturbés parfois par une désorganisation volontaire de l'ensemble.D'infimes sonorités imperceptibles en sourdent, retenues, discrètes.La minutie du contact avec les archets sur les cordes est virtuose et vibratile, agile et souple.Une longue traine de sons étirés, très respirés dans l'endurance de l'interprétation remarquable du Quatuor!Un grand silence suspendu dans l'espace pour retenir suspens et attention.

Lisa StreichVogel. Mehr Vogel (Als Engel) (2015, nouvelle version 2021)  création mondiale. De petites plaintes des cordes comme des enluminures sonores, délicates et surprenantes.Grattage, frôlement, chatouilles sonores très tactiles pour une minutie très adroite et périlleuse sur les cordes raides.Son de clochettes ou sifflets comme une heure qui sonne et passe sur l'horloge ou la pendule. L'ambiance est secrète, intime comme un cabinet de curiosités musicales à découvrir avec respect.La précision des touches multicolores, polyphoniques, les jeux de masse sonore brève et impactées, les sautillés des notes piquées font de la pièce du bel ouvrage ciselé, stylé.La composition est complexe et radicale , la syntaxe, brisée? le phrasé, en ricochet Sur les cordes on arrache, dépèce le son en détachements progressifs des sons de leur enveloppe.Comme des joints de porte, des gonds qui s’entrebâillent et laissent filtrer de petites doses de souffle.Des touches impressionnistes remarquables pour brosser une toile sonore pointilliste et lumineuse.
 
Claude Debussy "Quatuor op.10" (1893) :c'est comme des réminiscences d'autres morceaux de Debussy, musique fluide et vaporeuse danse du Faune ou de la Mer...L'audace de l'écriture parait une évidence, comme ces vagues successives, ce tuilage de sons et rythmes de hauteur vertigineuse en crescendo voluptueux.Le deuxième mouvement se parant d'accents hispanisants, fandango ibérique en suggestion: des changements de mesures constants donnent force et légèreté à la pièce de Monsieur Croche! Les registres émotionnels se succèdent dans une narration dramatique calculée.Un adage langoureux et sentimental suit, très sensuel, enveloppante musique profonde.Très élégante et précieuse interprétation du Quatuor, délicates intentions de jeu d'archets pour des étirements de sonorités portés à leur apogée.Un final flamboyant et lumineux pour clore ce récital dominical aux teintes de l'automne.
 
Dimanche 26 Septembre Stadthalle Kehl dans le cadre du Festival MUSICA