mercredi 13 décembre 2023

"Il Tartufo": Molière-spaghetti en italien : le rythme est dévot, et la cuisine est bonne. La truffe sur le gâteau.

 


Le Teatro di Napoli − Teatro Nazionale a invité Jean Bellorini à créer un spectacle et celui-ci a choisi Le Tartuffe de Molière en italien. Cette comédie « noire et sale », mêlant « force de vie, brutalité et joie » selon le metteur en scène, montre un faux dévot, imposteur et manipulateur, tentant de flouer un homme, dérober sa fortune et séduire son épouse. À travers cette pièce qui critique l’hypocrisie et la mystification religieuse, c’est aussi et surtout une façon d’« affirmer la nécessité d’une rébellion clairvoyante » qu’il vise. Car ce qui compte, au fond, c’est d’exposer, au terme d’une tempête humaine où il y a lutte intérieure, la capacité politique et morale à sortir de la confusion et à retrouver la clarté, la lucidité et sa conscience. 


Un Christ suspendu, en croix au mur en chair et en os comme dans une crèche vivante, un appartement banal et surtout sa cuisine: le décor est planté pour cette fausse comédie qui va nous conduire dans un rythme endiablé, au sein d'une intrigue pas toujours fameuse. La langue d'emblée emporte dans la fougue et la tornade du début de la pièce: chacun y va de sa diatribe et l'on a peine à identifier qui s'exprime tant la lecture des surtitres agace le regard et le concentre sur les lignes qui défilent plutôt que sur le jeu des acteurs truculents. Alors que sur le plateau les personnages se dessinent et se profilent à l'envi. La vivacité de la langue italienne fait le reste: à très  grande vitesse tout s'enchaine et l'italien magnifie la précipitation de l'enchainement des rebonds, des intrigues. Tambour battant on est engagé et submergé par cette marée joyeuse musicale au tempo si rapide et véloce. Ce qui rend cette fièvre contagieuse et une empathie féroce avec chacun. 


Les acteurs sont tous italiens de toutes régions hormis Valère, un bon "français" qui se mêle à cette troupe éphémère avec habileté, humour et distanciation. Ici pas de farce de tréteaux joyeuse mais une évidente ode à la vie et à son tourbillon. Vélocité du jeu, accélération contrôlée, la conduite est bonne et la circulation des corps efficace et sans limitation de vitesse autorisée. Pas de feu rouge ni sens interdit pour cette version pêchue, drôle et subtile.Simplicité sobriété sobre-ébriété pour cette adaptation italienne pleine de charme et de répondant. Quelques bribes de musique et chanson populaire pour magnifier ce ravissement et le tour est joué. Quelques pas de danse bien marqués, arrivant au sein de l'intrigue comme une pause, une respiration ludique et très divertissante. Comédie"ballet" qui s'ignore, ce Tartuffe est vivant et le personnage central revêt toute sa noirceur. 


Les rimes ne sont plus alexandrins mais peu importe, la traduction a le mérite de souligner le dynamisme du verbe et de la syntaxe. Qui mène la danse sinon chacun et tous pour ce corps de ballet charmeur et désopilant. Le Christ veille suspendu aux cintres comme une Sylphide, "servante" illuminée comme au théâtre et qui a tant veillé sur le plateau pendant la crise du covid: vide des scènes et théâtres qui a tant bouleversé le monde de l'art scénique... Foi et mafia de la vie à Naples notre Jésus veille au grain et descend de sa croix pour incarner la vie. Deus ex machina bien pensé pour cette mise en scène truculente et bien relevée. Du gout et des saveurs plein les yeux et les oreilles pour ce classique made in Italie. Tous les personnages s’accommodant ou non de leur sort, de Marianne à Valère, de Tartuffe à Orgon. On les connaissait mal, on les découvre au delà du dévot dans un jeu malin, habile et décoiffant. On y croit sans problème à ce tableau de famille aux enjeux sociaux si mesquins et absurdes. On y pétrit la pâte, se lance de la farine sans se laisser enfariner dans un vaudeville périlleux.


Molière défend les droits de chacun à l'émancipation et l'identité, au choix de la vie sans la contrainte: rébellion de mise ici et scènes truculentes au poing. Sous la table un joli jeu d'amour dans de beaux draps, des danses comme entremets fugaces délicieux. Petite cuisine aux ingrédients et ustensiles domestiques proches du quotidien. Ou "piano"de grand chef et maitre queux...L a table multifonction fait office de tremplin et socle de l'action. Chef de cuisine Jean Bellorini nous régale à la nage ou au bouillon, maitre de rang pour cette communauté empêtrée dans des situations sociétales bien compliquées. Fantômes que le théâtre fait revivre, les comédiens excellent par leur présence deux heures durant sur le plateau.Un délice à déguster sans modération.Tout semble permis de s'y éconduire sans procès verbal à la clef de sol! Si ce m'est cet accent italien et ce rythme linguistique qui emporte et transporte au plus haut des cieux. Si bien qu'au final c'est la robe de mariée-chrysalide qui tombe des cintres et se voit enfilée direct par Marianne! Miracle!

Défenseur d’un théâtre populaire, littéraire et poétique, et généreusement animé d’un esprit de troupe, Jean Bellorini, après avoir été à la tête du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis (2014-2020), dirige aujourd’hui le Théâtre National Populaire à Villeurbanne. Jean Bellorini et le Teatro di Napoli ont recruté ensemble une troupe composée à la fois de fidèles du théâtre et des acteur·rices venu·es de toute l’Italie. 

Au TNS jusqu'au 16 Décembre

mardi 12 décembre 2023

"13 Tongues": Cloud Gate Theater: la couleur fluoreste de la danse partagée.

 


Fermez les yeux… et rouvrez-les dans l’une des artères grouillantes de vie de Bangka/Wanhua, le plus vieux district de Taipei. Là où grandit le jeune Cheng Tsung-lung, bercé par les récits de sa mère sur une figure populaire locale, l’artiste Thirteen Tongues. Dans les années soixante, ce conteur légendaire avait pris pour scène la rue, avec ses activités humaines nobles ou triviales, ses rites sacrés, ses fêtes profanes, et fait des habitants de son quartier les personnages de ses narrations inventives. Trente ans après, le chorégraphe puise à la source de ses souvenirs pour recréer la clameur palpitante et les légendes envoûtantes qui ont marqué son enfance. Des chansons folkloriques au chant taoïste, en passant par l’électronique et par le son immémorial d’une cloche rituelle à une seule main, la musique immerge le spectateur dans un espace-temps fusionnel. L’héritage religieux de l’ancien Bangka/Wanhua, celui du royaume des esprits, se fond avec le visage contemporain des passions humaines. Rompus à tous les styles, les treize – décidément ! – danseurs de la troupe évoluent dans un décor immersif, qui se recompose au gré d’éblouissantes projections de lumières et d’images. En lien spirituel avec les divinités surgit un monde fantastique, porteur de la mémoire de tout un peuple. 
 
Véloces, volubiles figurines tout de noir vêtues aux déplacements singuliers d'électrons libres. Premières visions de cette compagnie hors norme qui nous vient tout droit de Taiwan. Technique irréprochable pour ces interprètes aguerris à un style vif argent, précipité allégorique d'un mouvement urgent et necessaire, vital et contagieux. Quelle maitrise de l'espace, du groupe où la "danse chorale" se chante et se meut dans une respiration commune. Ronds de sorcières magnétiques et ballet de corps communs dans des transports à l'unisson. La danse griffée de Tchen Tsung-lung comme une traversée compulsive de l'espace et du temps. En fond de scène comme un rideau traditionnel, des images et couleurs géométriques passent sur un écran géant et propulse les corps hors champs à l'envi. Alors que parfois des poissons gigantesques traversent ce vaste bocal aquatique en diable. Les costumes eux aussi se métamorphosent en tuniques fluo archi colorées, pleine d'un charme bigarré éblouissant. Les portés, les traversées venant produire des effets rapides de rémanence visuelle où tout passe et repasse , fulgurantes apparitions fugaces de ces petits pions magnétiques propulsés dans l'espace de l'immense plateau du Palais des Festivals. A la fois comique et plein de charme ce spectacle enthousiasme et séduit par son chorus, sa cérémonie païenne et enjouée, autant que par la gravité de la densité vécue par la troupe animée d'une énergie fébrile et véloce. Treize "langues" pour treize interprètes galvanisés par la joie de danser, de se mouvoir de façon fluide ou tectonique. Une aventure, la centième représentation ce soir là de clôture du Festival de danse de Cannes. A saute frontières dans ces pays de cocagne inconnus ou imaginés, en danger ou menacés de tout ostracisme ou discrimination. Une fête partagée dans la solidarité et l'empathie. Et de toute beauté plastique et esthétisante, united colors of humanity, dance floor magnétique pour personnages fugitifs à ratrapper dans le temps fugitif et éphémère du spectacle vivant!
Au Palais du Festival dans le cadre du festrival de Danse de Cannes
le 10 Décembre

 

Cheng Tsung-lung, Cloud Gate Dance Theater of Taïwan

Fondé en 1973 par Lin Hwai-min, le Cloud Gate est reconnu comme « l’une des meilleures compagnies internationales ». Ses créations, nourries de techniques traditionnelles comme de danse classique et contemporaine, sont représentées dans le monde entier. Depuis 2020, elle est dirigée par le danseur et chorégraphe Cheng Tsung-lung, qui a d’abord rejoint la troupe en 2002 comme danseur puis pris en 2014 la tête du Cloud Gate 2. Sa dernière pièce, Send In A Cloud (2022) présente en couleurs changeantes les parcours de vie des danseurs.

Etay Axelroad: "Led": quand la "gaga" danse se métamorphose, un talent éclot, danse "serpentine" envoutante.

 


LED (The SOLO) – FIRST GARDEN SUIVI DE ITALIAN CONCERTO 

Performance présentée avant le spectacle de la CIE AMALA DIANOR – DUB – Théâtre Debussy – Palais des Festivals – 19h45 le 9 Décembre

Il faut découvrir l’art subtil d’Etay Axelroad, danseur virtuose de la Batsheva Dance Company, avec ses étonnantes performances, dans les halls des théâtres tout au long de la manifestation tel un feuilleton chorégraphique ! Le dernier sur une estrade dans le hall du Palais des Festival se donne comme une danse solo, offerte au public rassemblé autour du danseur "surélevé". Vision en légère contre plongée comme celle d'une caméra où d'une déambulation possible en ronde bosse. Telle une sculpture sur son large socle, le corps du danseur, charpenté, solide se déploie peu à peu, sorti d'une pause fixe, enchevêtrée, nouée, les membres reliés par une sorte d'empêchement. Délivrance grâce au flux qui parcourt ce chemin organique comme un insecte se délivrant de sa chrysalide, matrice fondatrice de son corps larvé Etat de grâce pour ce danseur, mobile, surprenant, gracile dont la stature parait immense, colossale. Métamorphose idéale pour un interprète pétri de "gaga" danse qui se délivre de ses "chaines" nourricières. C'est beau, fragile et hypnotique, la proximité invitant à la curiosité à l'empathie à la surprise: si proche et pourtant le regard lointain et absent. Présent bien sur de tout son ancrage, de toute sa peau revêtue d'un costume de tissus large, flottant. Les jambes dévoilées, puissantes, ancrées. Faire "le serpent", s'ouvrir, plexus et poitrine ouverte, offerte au public, à l'espace, aux ondes qu'il émet. Un danseur hors pair, soliste de haute volée, de haute voltige tenant le haut du pavé avec ravissement et grâce.Une vision singulière, une chaleur partagée et enthousiasmante pour ce début de soirée au coeur du Palais.Dernier épisode, épilogue d'une série-feulleton chorégraphique atypique.Figure de faune évanescente, attitudes et postures sauvages et sensuelles, voluptueuses agitations tendres ou violentes dans une énergie pleine de fougue et de jeunesse maitrisée. Du bel ouvrage sensible et percutant pour mieux découvrir un talent émergeant à suivre assurément.Danse vive, tectonique, fragmentée, virulente comme toute l'énergie versatile qui l'anime. A partager aussi lors des cursus "gaga danse" dont celui de Cannes fut un succès public-plus de 150 participants- au Palais des Festivals: le danseur sur une estrade, micro au poing, une heure durant faisant partager sa "snake dance" avec joie et enthousiasme contagieux.

Dans le cadre du Festival de danse de Cannes le 9 Décembre. 

"gaga danse" le 10 Décembre en matinée au Palais des Festival