mercredi 20 décembre 2023

"I lost my poncho".. mais pas retourné ma veste...Frank Micheletti et sa danse buissonnière

 

Frank Micheletti France trio création 2023 kubilai khan investigations


I lost my poncho

Kubilai Khan investigations s’est affirmée au fil du temps comme une plateforme de créations plurielles, un comptoir d’échanges artistiques de l’échelle locale à l’échelle internationale. Généreux et inventif, Frank Micheletti, son co-fondateur et directeur artistique, réunit cette fois sur le plateau trois curieux complices s’en allant collecter et interroger les mutations du temps posées sur leurs corps en long, en large et en travers. Ce nouvel atlas fourmille d’interrelations fertiles, d’écarts de conduites, de traversées vives, turbulentes et sensuelles des gestes de chacun. Construite autour de la personnalité et de l’histoire des trois interprètes – Frank Micheletti, que nous retrouvons enfin sur les plateaux, Idio Chichava danseur-interprète qui travaille avec Frank depuis 2005 et Fabio Bergamaschi danseur passé maître dans la pratique et l’enseignement de l‘improvisation – la pièce déploie toute une variété d’imaginaires corporels. Faire tomber l’armure, changer les axes, chercher les lignes de vies pour composer des manières inédites d’occuper l’espace. Véritable petit laboratoire de gestes, ils s’en donnent à cœur joie dans ces retrouvailles au plateau.

C'est un étrange duo qui s'avance, bête à deux dos ou face à face en proximité étroite. Deux qui ne font qu'un, debout, soudés par un contact des mains en revers. Travail des bras extrêmement précis et de toute beauté.Belle évolution dans l'espace que ce couple sobrement vêtu de bermudas fleuris, de t-shirt vagues laissant toute liberté au mouvement. Bras de Shiva, de méduse voluptueuse à la Paul Valéry...Statuaire mouvant de corps entremêles, sans entrave ni barrière comme la danse et la pensée de Frank Micheletti. Le voici d'ailleurs qui s’immisce dans ce tandem pour créer un trio , un trèfle à trois feuilles qui parcourt le plateau, sautillant, joyeux, sur les sentiers de l'âne, comme dans une cour de récréation. Déambulations ludiques et poses nonchalantes qui délivrent des portraits cernés par leurs bras, encerclant le visage comme un tondo, cadre idéal pour magnifier le visage. L'architecture des corps faisant le reste: un solo de Idio Chichava pour illuminer la scène de tourbillons, embraser l'atmosphère sereine et ludique en mouvements tectoniques plein de vitalité, d'animalité feinte. Des derviches tourneurs emballés par le rythme de la musique de Frank qui épouse la danse en osmose et symbiose naturelle et juste. La simplicité des gestes, des sauts et autres facéties dans l'espace augure d'un esprit libre et à l'écoute. La danse, en canon se tuile, s'emboite et ricoche au gré des accents de la musique. Joviale et sobre, la danse réjouit et emballe le regard focalisé sur les trois protagonistes. Encore un solo étonnant de Fabio Bergamaschi plein d'humour et de sensualité, au sol, roulades, traces de salive à terre laissées par la parole et les borborygmes qu'il s'ingénie à faire sourdre de toute sa peau. Reptations subtiles, glissades fugaces rivées au plancher. Et pendant ce temps là se dessine sur le plateau une géométrie lumineuse changeante, versatile et prolixe comme ces mouvements qui s'enchainent docilement pour le plus grand plaisir du spectateur. Et surtout l'espace des corps qui se sculptent sans cesse, déterminant des lignes de conduite inédites, des fragments de contours, des limites d'énergie fractionnée par une écriture savante, réjouissante, qui transporte et porte au zénith le geste frugal, pesé, généreux.

A Pole Sud les 19 et 20 Décembre



samedi 16 décembre 2023

"Le journal d'Hélène Beer" : au jour le jour....la nuit....pour consolation ultime.

 


Le Journal d’Hélène Berr Bernard Foccroulle Commande de l’OnR et La Belle Saison.Création mondiale musicale au Trident à Cherbourg le 3 mai 2023. Création mondiale scénique à l’OnR.En coréalisation avec la Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace.


Monodrame lyrique pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes.
Livret d’après le Journal d’Hélène Berr. Strasbourg Théâtre de Hautepierre Dates 03 déc. 202312 janv. 2024

Composition Bernard Foccroulle Mise en scène Matthieu Cruciani Scénographie Marc Lainé Costumes Thibaut Welchlin Lumières Kelig Le Bars

Les Artistes Hélène Adèle Charvet Piano Jeanne Bleuse Quatuor Béla


« Les êtres comme Hélène propagent le sens de la beauté et donnent force à ceux qui savent les comprendre. Pour moi, Hélène était le symbole de la force radieuse, qui est magnétisme, beauté, harmonie, persuasion, confiance et loyauté. Oui, six mois ont suffi pour attacher nos deux existences avec un lien que seule la mort pouvait défaire, que seule la mort a défait. De ces six mois qui ont paru durer une heure, que reste-t-il ? Un parfum indéfinissable, qui flotte autour de nous, un peu de lavande, je crois… »
Lettre de Jean Morawiecki à Denise Job, sœur d’Hélène Berr (20 juin 1946).


Un opéra singulier où huit toiles en hamac déjà présentes sur scène vont accompagner la narration durant tout le spectacle. Huit cloisons, huit acteurs pour cette intrigante histoire racontée au fil des pages du journal intime de notre héroïne. Une femme apparait sur le plateau pour nous conter son sort, sa vie, ses émotions de jeune étudiante jetée dans le monde de la littérature. Un portrait sensible rehaussé par une création musicale qui parait sur mesure, haute couture de la composition musicale: celle de Bernard Foccroulle. La voix contée, la voix chantée de Adèle Charvet se fond dans les disharmonies du quatuor à cordes Béla. En tuilage quasi constant, en bordure, osmose et symbiose étonnantes. Ourlée par la présence de ces toiles qui s'abaissent et se haussent en harmonie avec les espaces évoqués dans le textes. Murs, paravents et plus tard spectres, ectoplasmes des esprits des morts des camps de concentration. Personnage solaire et lumineux, généreux jusqu'au bout de sa folle trajectoire vers la mort annoncée, Hélène charme et séduit et l'empathie avec ce caractère déterminé et puissant se tisse peu à peu. La mezzo-soprano enfilant ce rôle avec aisance, force et puissance vocale .Le costume très simple daté de cette époque fait de cette jeune fille un modèle de simplicité, de sobriété non dénuée de féminité et d'espièglerie.Ce journal ainsi ressuscité provoque compassion et sympathie, curiosité et concentration de la part d'un public conquis et très à l'écoute de toutes ces variations de points de vue. Celui de la musique, du chant et du conte, de la scénographie mobile, des lumières focalisées sur les interprètes. Deux manipulateurs à vue actionnant les toiles blanches au gré de la narration. Un opus bouleversant bordé de tonalités, de rythmes évocateurs de tensions autant que de douceur, de tragédie autant que de théâtre de la vie. La mise en scène judicieuse de Matthieu Cruciani pour magnifier ces écrits touchants, bouleversants. Jeanne Bleuse au piano, complice de notre écrivaine, au diapason de la musique interprétée avec brio par la quatuor Béla.


Le journal tenu par Hélène Berr débute le 7 avril 1942 par l’évocation d’une dédicace que lui a adressée Paul Valéry dans un livre : « Au réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant. » Il s’achève le 15 février 1944 par un cri dans la nuit emprunté à
Macbeth, « Horror ! Horror ! Horror ! », quelques semaines avant sa déportation dans un camp de concentration. Au fil de ces pages, la jeune étudiante passionnée de littérature et de musique raconte avec sensibilité ses joies, ses émois amoureux, le port de l’étoile jaune et les rumeurs venues de Drancy. À l’invitation du Quatuor Béla, le compositeur Bernard Foccroulle signe d’elle un portrait intime et bouleversant, mis en scène par Matthieu Cruciani. Un monodrame essentiel pour sa portée historique et sa force poétique, présenté en création mondiale scénique.

photos Clara Beck


vendredi 15 décembre 2023

"Dieu n'est pas avec nous" que la Camarde est belle. Hervé Bohnert police la danse macabre en abstraction lettrée inouie.

 


La Danse macabre, tout un chapitre de l'histoire de l'art et de la religion. Et pour la gente chorégraphique, le paroxysme de deux mots incompatibles: la mort ne peut danser puisqu'il n'y a plus de souffle, de vie, de mouvement. Même la mort incarnée dans "La table verte" de Kurt Joos, ballet de la danse d'expression allemande, n'a jamais su la représenter....Alors pour Hervé Bohnert qui n'a de cesse de travailler à partir de matrice d'objets religieux, christ et autres accessoires de monuments religieux liés au souvenir et à la mort, la tache est simple. Evacuer toute représentation pour extraire le sens des mots: l'écriture, les lettres et leur police de caractère s'associent à cette réflexion spirituelle pour donner naissance à un opus singulier."Souviens -toi que tu vas mourir…" Pour sa nouvelle exposition personnelle "Dieu n’est pas avec nous" Hervé Bohnert, a collaboré avec l’atelier typographique de Bettina Muller, et présente une version inédite et surprenante de ses “danses macabres”. Soulevant à cette occasion des questions liées à l’action de l’Homme sur l’environnement, de l’Homme sur lui-même et celles de ses croyances, elle est aussi une critique sociale engagée et très actuelle. Surprenante relecture de la danse macabre que ces lettres de forme, de grandeur, de "police de caractère" bien différente qui viennent s'ancrer dans le papier Et donner des empreintes du poids de l'impression, de la trace des masses visibles issues de la force de celui qui les a immortaliser ainsi. Éternité de ces traces qui rend toute vanité possible. Révolution de palais pour la danse macabre qui ne s'affiche plus sur les murs des basiliques rhénanes pour apeurer la foule dévote. Décalage de lecture dans ces niveaux graphiques noirs qui rythment la tectonique des lettres de l'alphabet qui s'affichent. Affiche murale à décrypter selon la musicalité de cette composition radicale. Mais aussi très organique, comme la danse des corps de ces lettres majuscules, minuscules. Grands écarts ou petits bougés d'espace en mouvement cinétique. La réverbération du balayage oculaire faisant le reste de l'illusion du bouger. Suspension dans le vide en apesanteur de ces corps, illusion optique pour une approche poétique et distancée de la Faucheuse. Et tout le reste du travail de Hervé Bohnert, supports et surfaces fort divers pour nous mettre au pied du mur. Lui, le passe-muraille, fantôme bien incarné pour franchir les limites de notre entendement. Danseur qui s'ignore employant les mêmes fondamentaux que Rudolf von Laban: le poids, la trace, l'espace, l'ancrage pour créer et incarner le temps et l'espace.


En prime une brioche de sa confection en dégustation de vernissage comme un cercueil ouvert sur un squelette gisant à savourer en anthropophage sans modération...Humour et distanciation rituelle, païens sans hésitation.Une immersion saisissante, perturbante,du 'mort" représenté qui interroge le vivant. Ce face à face inopiné ressemble étrangement à une immersion indiscrète vers notre propre questionnement.

cauchemars du passé 2017 exposition musée alsacien: vanités eat-art pour le vernissage !


Souviens -toi que tu vas mourir… et "dansez, dansez sinon nous sommes perdus....." Pina Bausch

A la Galerie JP Ritsch-Fisch jusqu'au 15 Janvier 2024