mercredi 21 février 2024

"Almataha": manipulations de rêve. Kleist en émoi

 


Brahim Bouchelaghem
Cie Zahrbat France 3 danseurs + 1 marionnette création 2021

Almataha


Brahim Bouchelaghem, chorégraphe de la compagnie Zahrbat et grande figure de la danse hip-hop et Denis Bonnetier, directeur artistique de la compagnie de marionnettes Zapoï, se sont associés pour créer un monde imaginaire inspiré des mythes grecs du Minotaure ou d’Icare. Véritable voyage initiatique, trois danseurs accompagnent la marionnette Shorty – moins d’un mètre de haut – dans sa quête d’identité et guident le petit héros dans le labyrinthe de ses pensées pour éprouver et faire naître au fur et à mesure les plus beaux des sentiments, l’amour et la fraternité.
Avec délicatesse et prouesse technique, les danseurs donnent vie à une marionnette plus vraie que nature dans ses gestes et totalement crédible dans ces passages dansés. La danse hip-hop incarnée dans un personnage par nature inanimé révèle à la fois la magie et l’empathie des interprètes. Un spectacle familial totalement touchant.


"Étant donné que, dans la marionnette, l'âme et le mouvement des membres sont un, la marionnette est  le « symbole de la nature humaine idéale ». Extrait de  "Sur le théâtre de marionnettes" de Kleist. Alors quoi de plus naturel que de voir d'animer sous les doigts de soi disant "manipulateurs" un petit corps cartonné de dimension réduite. Un personnage à part entière qui se réveille, fait ses exercices quotidiens dans son intimité, à vue. Perché sur des blocs amovibles, constructions changeantes au gré des séquences qui se succèdent. On est touché par cette énergie qui pulse, petit corps perméable imprégné de grâce, poreux à chaque pulsation des mains qui le font se mouvoir. Mains et bras de danseurs de hip-hop donc de corps aguerris au rythme, à la faculté de créer du mouvement sans limite ni obstacle au passage de flux énergétiques. Histoire de Minautore gardant la grotte mystérieuse de la Mythologie de référence. L"atmosphère, sombre, opaque désigne les silhouettes, fait apparaitre dans la lumière la marionnette qui se dessine, bouge, se meut gracieusement dans une rare qualité de fluidité. Des nuages comme décor, la mer comme surface de navigation dans une séquence onirique où Shorty navigue sur sa barque oubien s'élève sur un croissant de lune. Les trois danseurs mimétisent avec cette créature qui leur enseigne l'art du bougé hip-hop en miroir. Ils sont eux malgré tout ficelé à des amarres, cordons qui les empêchent, les entravent dans leur mouvement, mais au profit d'un autre style de mouvance. Trois hip hopeurs bien "couronnés", aptes à adopter ou se faire adopter par un corps-objet inanimé: lui rendant âme et énergie.
Marionnette et danse pour explorer les traces de la mythologie avec humour, délicatesse, tendresse et talent étonnant. L'histoire est simple, toute en objet décrite, incarnée, explorée pour rendre tangible un univers fondateur. Voyage initiatique fort bien conduit et organiser pour faire décoller dans l'imaginaire, autant cette marionnette manipulée par trois danseurs hip-hop, où bercée par un french cancan de vaches suisses, délicieuse touche d'humour sanglant dans cette atmosphère tendre et romanesque à souhait.
 
 A Pole Sud le 21 Février

"Fajar" ou l'odysée de l'homme qui rêvait d'être poète: l'aube-épine, passe-muraille, alambic, filtre, tamis du réel.

 


Fajar signifie « Aube » en wolof, la langue nationale du Sénégal où est né l’acteur, metteur en scène et auteur Adama Diop. La pièce raconte le parcours initiatique du jeune sénégalais Malal, en quête d’identité, qui se sent l’âme d’un poète. Dans la ville chaude et bruyante de Dakar, comment trouver sa voie entre les traditions et la culture urbaine ? Après la mort de sa mère, Malal est assailli de rêves étranges qui le poursuivent dans la réalité, lui révélant un monde insoupçonné. Peut-on franchir les frontières entre les continents, entre les vivants et les morts, entre l’inconscient des rêves et la vie ? Le spectacle est une odyssée moderne faisant dialoguer images filmées, théâtre, art du conte et musique en live
− alto, violon, ngoni et chant. 


Quand le cinémascope prend une autre dimension, c'est au théâtre! Sur un écran 16 neuvième pour fond de scène ou rideau frontal, ce sont des images qui sont projetées au rythme du défilement du cinéma. C'est le mouvement, le montage, le tempo du 7 ème Art qui sont à l'honneur en introduction de cet objet hybride, ce morceau de bravoure artistique, ce "Fajar" au crépuscule naissant de la pièce. Ni prologue, ni court métrage, le film introduit judicieusement le récit autobiographie de Malal, ce personnage que l'on découvre de très près, en gros plan serré ou dans les paysages urbains de Dakar, au Sénégal. Histoire singulière autant qu'universelle pour l'auteur-réalisateur, metteur en scène et comédien, Adama Diop. Tout semble être ici en osmose jusqu'à la musique live qui sonorise le film, dissimulée au départ derrière l'écran. Immersion totale pour le spectateur dans le monde des média multiples ici réunis pour le meilleur d'un spectacle total. L'empathie avec ce trublion de la scène, Adama Diop, entre virtuel et incarnation fonctionne d'emblée. Alors le voyage à travers le temps, le rêve, la réalité opère et l'on saute d'un univers, d'un espace à l'autre avec aisance et compréhension. La musique est loin des clichés exotiques, baroque, classique, interprétée sur des instruments à cordes et à vent, dont une flûte extraordinaire au son râpeux et rugueux. Instants musicaux magnétiques pour propulser celui qui regarde, écoute et vibre au rythme des séquences. 


Des rêves s'enchainent entre scène et écran comme dans une faille, un précipice qui baille et laisse entrevoir des secrets d'existence. Tout est filtré, passé au tamis de la voix de Malal en direct ou différé, en voix off ou face à nous.Un texte mis en scène par son auteur propre pardonne toute omission ou adaptation tronquée. On plonge dans son biotope, sa destinée dans un conte, une narration singulière. Epique et rocambolesque, haletante autant que tendre et raisonnée. Le rituel théâtral permettant ces va-et-vient entre hier et aujourd'hui où semble se perdre Malal. Égaré, cherchant son fil d'Ariane dans une mythologie contemporaine. Les autres compagnons de route seront des femmes, Jupiter sa femme, Marianne sa dulcinée rêvée. Le questionnant, le rabrouant comme un enfant qui découvre les codes de bonne conduite.Marie-Sophie Ferdane, Fatou Jupiter Touré et Frédéric Leidgens pour complices sur la toile, sur le plateau: on fait le pont ou la passerelle pour franchir les frontières du temps et de l'espace, de la couleur ou du noir et blanc.Et le pays, le Sénégal comme unité de lieu et d'action! Exister à tout prix pour tous, pour les migrants suggérés par ces passages de barque, de traine en profil d’icônes passagères sur le plateau.La poésie comme arme de combat, comme surface de réparation de blessures, de déracinement.Somme de musique, d'images, d'acteurs en chair et en os ou portés à l'écran, le spectacle s'écoule trois heures durant comme un long fleuve intranquille: de l'aube au crépuscule du soir...

Adama Diop est acteur et metteur en scène ; Fajar est son premier texte. Auparavant, il a créé Le Masque boiteux de Koffi Kwahulé en 2006 et Homme pour homme, adapté de Bertolt Brecht, en 2007. Le public du TNS a pu le voir dans les spectacles de Julien Gosselin 2666 en 2017 et Joueurs, Mao II, Les Noms en 2020 ainsi que dans Bajazet, en considérant Le Théâtre et la peste mis en scène par Frank Castorf, en 2022. 

Au TNS jusqu'au 24 Février

lundi 19 février 2024

Fanny de Chaillé: "le choeur: un atout pour ses "'universités".....A cappella et sans filet.

 


Petite histoire, grande histoire

L’Université de Strasbourg accueille Fanny de Chaillé en résidence d'artiste de décembre 2023 à mars 2024. Ce projet interroge les enjeux de l’archive, du document, de la copie dans le spectacle vivant, outils de travail essentiels des œuvres de la chorégraphe, performeuse et metteuse en scène, notamment dans trois pièces récentes : Désordre du Discours (2019), Le Chœur (2020) et Une autre histoire du théâtre (2022).Il s’agit d’appréhender comment le travail artistique permet de porter un regard nouveau – délinéarisé et dé-numérisé – sur l’archive ou le document, et comment ce matériau permet de construire de nouveaux récits, tracer des horizons critiques entre passé et présent.Cette résidence se déploie autour d’un axe théorique qui prend la forme d’un cycle de conférences, en présence de l'artiste, sur les liens entre histoire individuelle et histoire collective, un axe pratique organisé en workshops et cellules de recherche par Fanny de Chaillé, et, enfin, un axe artistique avec la représentation de ses œuvres.

  • Le Chœur
    Mise en scène Fanny de Chaillé
    Inspiré du poème Et la rue extrait de l’ouvrage divers chaos de Pierre Alferi (P.O.L.)
    Avec la promotion 2020 des "Talents Adami Théâtre"
    Distribution : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maudie Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala et Valentine Vittoz
    Création 2020 Talents Adami Théâtre, à l’Atelier de Paris / CDCN, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
    représentation | lundi 19 février 2024 | Aula du Palais universitaire | 20h30
      

Sur scène, dix comédiens et comédiennes forment un chœur. Une unité. Un corps. Pas de protagoniste identifié ni d’incarnation individuelle, chacun existe dans l’expérience collective. La metteure en scène Fanny de Chaillé fait du chœur autant le sujet que la forme de ce spectacle, proposé dans le cadre de Talents Adami Théâtre. Grâce à ce dispositif déjà expérimenté par des artistes tels que Gwenaël Morin, Joris Lacoste ou tg STAN, elle transmet sa pratique à de jeunes interprètes et interroge avec eux les liens entre le plateau et la parole. Fanny de Chaillé travaille à partir de l’œuvre du poète Pierre Alferi en explorant le poème Et la rue, extrait de son ouvrage divers chaos. Cette écriture, véritable partition musicale, mêle la force du geste politique à la cadence métrique d’un flux poétique. Une forme polymorphe naît sur le plateau et donne à l’acteur une véritable responsabilité : celle du collectif.
Le Chœur

Et ce choeur de battre sans cesse, de croiser des récits qui s'emboitent, s'entuilent à la volée, sans cesse. A coeur joie dans une verve, une tonicité, un punch inégalé. Histoire des deux tours où chacun aurait perdu des membres de sa famille, épopée du colon de vacances qui croise John Lennon et devient la risée de ses interlocuteurs, histoire d'une cour d'immeuble incarnée par une des locataires...Le verbe et le corps en accord, en complicité, en alternance ou dissocié. Il faut les voir, les entendre ces dix comédiens hors pair qui se jettent à corps perdu dans le vide, se donnent et possèdent leur sujet avec engagement et ferveur. Très physique, le spectacle est performance et mise en espace fort judicieusement, distribuant emplacements, positionnements et changements à l'envi. Des mutations et métamorphoses de formes et structures corporelles comme architectures mouvantes à l'appui. Tout bascule, oscille dans le doute, tout se transforme au gré des attitudes, poses et postures pour mieux définir un espace, du mobilier, les interstices, des failles. La mise en mouvement est perpétuelle, riche en surprises, décalages, échos, ricochets. Chacun y tient le devant à tour de rôle, y prend la vedette comme ce médiateur arrogant et envahissant qui tente de prendre le dessus. Mais le choeur veille et joue son rôle, sa mission de régulateur qui commente, répond interroge. De plain pied, cette performance tient en haleine, portée par une meute, une horde disciplinée. Parfois sauvage et délivrée de ses fonctions de tampon, de médiateur. C'est jubilatoire et très professionnel, chorégraphié au cordeau, faisant place nette aux corps "buvards" jamais bavards. Le "portable" présent dans les sons des corps, les poses de selfie et autres repères sociétaux incontournables dans nos comportements d'aujourd'hui. Une interprète d'origine russe y fait un numéro traduit en direct pour nous immerger dans la différence qui bien vite se révèle leurre. Son français y devient impeccable et bluffant. Ces jeunes interprètes font chorus solidaire et intègre, où l'identité est préservée, l'altérité revendiquée dans de beaux textes scandés, rythmés, valorisés par ceux qui les portent, les transportent dans l'espace. La qualité gestuelle travaillée de main de maitre par Fanny de Chaillé, "experte" du dialogue et de l'échange pour bâtir des contrées extra-ordinaires. Simples pourtant en apparence, mais complexe dans la construction. Un plaisir qui ricoche et prend toute son ampleur dans l'aula du Palais Universitaire, lieu atypique, résonant et répercutant le son vivement. Réverbération et résonance de concert. Un choeur plein d'atouts, à cappella sans ornement ni excès, battements et pulsations pour credo. Au final un précipité récapitulatif condensé fait merveille ! On retricote les maillons de la chaine avec délice.

«Être en résidence à l’Université de Strasbourg c’est prolonger dans ce lieu mon travail artistique car je crois aux vertus de la transmission et du partage et que je défends un art du théâtre qui s’appuie sur le regard actif du spectateur, sur sa sensibilité et son intelligence, sans le surplomber. Un art du théâtre sans a priori d’héritages et de sources, avec des artistes qui réagencent des univers, pour raconter autrement, pour renouer avec la puissance de l’ici et maintenant de la scène.

Un art du théâtre qui ne se pose plus la question des disciplines, qui nourrit un dialogue ouvert avec la recherche, les sciences humaines et politiques. Persuadée que la pensée se fabrique dans le lien aux autres, l’université me semble être le lieu idéal pour créer des dispositifs de rencontre et de recherche qui fabriquent des ponts entre différentes disciplines.

S’emparer de textes philosophiques ardus, réactiver une leçon inaugurale ou rejouer une scène mythique de Pina Bausch… Revenir de l’absence de traces, ou au contraire copier des documents très scrupuleusement, je souhaite interroger l’Archive dans la perspective d’un présent de l’expérimentation, et proposer des ateliers de pratique, des conférences, et des journées d’étude afin de faire émerger une série de problématiques offertes autant à la recherche qu’à l’enseignement.»

Fanny de Chaillé