vendredi 25 avril 2025

"About Love and Death Élégie pour Raimund Hoghe" : Emmanuel Eggermont ange ou démon. Poète et auteur de l'oulipo de la danse

 


Emmanuel Eggermont L’Anthracite France solo création 2024


Esthète aux scénographies d’un minimalisme sublime, Emmanuel Eggermont a clos ses pièces chromatiques autour de la recherche sur la couleur : le noir de Πόλις (Pólis), le blanc d’Aberration ou les motifs dichroïques d’All Over Nymphéas. Sa danse délicate et puissante se tourne vers son mentor Raimund Hoghe. About Love and Death est un hommage à celui qui fut le dramaturge de Pina Bausch, avec lequel Eggermont signa huit pièces. De Debussy à Judy Garland, la bande son fait s’entrecroiser musiques populaires chères au chorégraphe allemand disparu en 2021, extraits de films et grands classiques. Une mélancolique Samba-Cançao brésilienne de Dolores Duran, un lieder de Mahler ou une Valse de Joséphine Backer témoignent de quinze années de collaboration entièrement tournées vers le mouvement sincère et la présence essentielle, connectée à l’origine du mouvement. Fuite du temps, amours, perte des êtres chers, il glisse ses pas dans ceux du maestro allant jusqu’à l’incarnation du spectre de Raimund Hoghe et de ses paysages émotionnels.

Le plateau est libre, blanc, vierge et offert à la danse d'un soliste hors pair qui saura donner une âme à l'espace, aux objets, aux accessoires,à la lumière et à la musique. Le corps d'Emmanuel Eggermont ne s'efface pas devant la mémoire de son partenaire d'avant, Raimund Hoghe, "disparu" dans l"ether mais présent lors de cet hommage princier au personnage, à l'artiste envolé. Au sol, gisant dans des vêtements noirs, "outre noirs"sobres enveloppes de son corps gracile, Emmanuel Eggermont incarne un lyrisme à fleur de peau qui se décline plus d'une heure devant nous en partage. Avec l'appui de chansons de légende, de dialogues de films, de notes de musique favorites, fidèles amies du couple de danseurs d'antan. Il n'y a pas de nostalgie dans ce solo évoquant des attitudes, des pas , des poses de Raimund. Juste un respect, une passation pudique mais réelle, incarnée dans l'instant. Les gestes du danseur sont précis, tallés au millimètre près, décomposant l'énergie pour en construire un florilège d'attitudes proches des frises grecques, des enluminures baroques. L'envergure des bras, les battements de poignets comme signaux de détresse ou d'agonie. Un officiant pour une cérémonie, plein de flegme et de nonchalance feinte!rRévérence respectueuses, inclinaisons du corps audacieuses et figures inédites au répertoire du danseur démiurge de l'écriture chorégraphique nouvelle.Avec préciosité, justesse, grâce et abnégation. Les morceaux choisis de compositions musicales s’égrènent un à un dévoilant les différences signatures de l'interprète. Savantes et audacieuses esquisses burlesque à la Chaplin ou Astaire pour une version de "chantons sous la pluie" désopilante, charmante et joyeuse. Une façon bien à lui de revisiter un répertoire d'inconscient collectif qui touche, interpelle, remue. Secouer la mémoire, passer au tamis l'inutile pour trouver de l'or, notre orpailleur détaille, cisèle, sculpte les gestes et le souvenir pour en extraire du renouveau, de l'indicible, du jamais vu. Il irradie, réchauffe les esprits et danse de toute sa présence discrète, pesée, flegmatique parfois, détachée. Sa Carmen est portrait d'une femme hésitante et troublée, pas fière du tout, simple être humain en proie à une situation dramatique. Des petits détails de costumes font jaillir du sens: couverture de survie, paire de chaussures à talons hauts et robe de bal portée sur le dos. Dramaturgie chère à Raimund Hoghe qui excelle dans la richesse du détail, mis en scène, magnifier par lumières et sons. Cold Song dansé en costume noir et chapeau haut de forme fantaisiste fait mouche et ce diable, Dracula ou esprit magnétique ensorcelle sans jamais déposséder celui qui regarde. Grande liberté d'interprétation pour le spectateur envouté, pris sous le charme du danseur. Ange ou démon, il respire la beauté du geste en pleine souveraineté, prince et beau joueur du passé, orfèvre du détail, des postures les doigts en éventail, les bras pliés comme des origamis,le regard évasif ou très présent selon l'évocation du moment. Un homme du milieu, à cet endroit précis où la danse se fait cosmos et constellation dans un parcours spatial émouvant. Emmanuel Eggermont corde sensible, tendue d'un clocher à un autre comme un funambule , le Rimbaud de la danse. Là où se réinvente le langage en oulipo du geste autant qu'en savent alexandrin. Une poétique hors norme pour un interprète horloger de précision méticuleuse, artisan du beau et compagnon de l'excellence futile.

« J'ai tendu des cordes de clocher à clocher. Des guirlandes de fenêtre à fenêtre. Des chaînes d'or d'étoile à étoile. Et je danse. » 20 octobre 1954 

A Pole Sud le 24 AVRIL

TRAVAUX PUBLICS Bouziane Bouteldja – "Des danses et des luttes" saute-frontières.

 


Bouziane Bouteldja découvre la break dance en 2001 et fonde sa compagnie en 2007 à Tarbes pour y développer un travail d’auteur en tissant des liens entre Art et Société. Des danses et des luttes est conçu comme une conférence dansée qui pourrait être présentée partout. L’histoire de danses qui sont nées à l’occasion de luttes sociales ou de libération mais aussi des danses qui sont nées grâce au déplacement et à la rencontre entre les gens.     

Le studio de Pole Sud est plein à craquer: un engouement pour la break-dance assurément et une atmosphère bon enfant fort sympathique s'en dégage. Sur le plateau paperboard et chevalet où semblent être tracés continents et carte du monde. La danse passerait-elle les frontières et les styles pour mieux tisser des liens? C'est ce que va nous exposer et expliquer verbalement le maitre de conférence, docte animateur de la séance: il se présente micro en main mais tête bêche en position yoga histoire de voir le monde à l'envers et le remettre peut-être à l'endroit.Bouziane Bouteldja rayonne, de bonne humeur contagieuse et plein d'humour et de détachement. Certes, la pièce à venir n'est pas terminée et ce seront des bribes de danses qu'il se propose de nous faire voir et regarder. En bonne compagnie: trois danseurs du cru et deux autres compagnons de route. Des danses comme il sait les faire éclore dans le corps des interprètes s'inspirant des danses de l'Inde comme celles du pays de l'apartheid, l"Amérique du Sud. Bouziane questionne les origines, les métamorphoses des gestes qui voyagent et se transmettent . Tradition et évolution, passation au chapittre. Ce qui le passionne, c'est la recherche et les rencontres dont il s'inspire pour façonner ces danses, plus d'une dizaine au chapitre. Ce soir, il nous en présente quelques unes dont le voguing qui fera l'objet de belles postures, marches singulières et déplacements en vogue! Break dance bien sur avec des démonstrations enjouées de figures revisitées par l'agilité et le savoir faire des danseurs. Être ensemble autant que pour soi dans la diversité, dans la mémoire fouillée autant que dans le présent de la scène. Une des interprètes excelle dans une danse inspirée de ce flamenco, passe-muraille et saute frontières du mouvement. L'origine et celle des peuples Roms qui traversent les continents pour se poser en Espagne. Comme quoi, ce ne sont pas les Italiens qui inventent les pâtes, mais les Chinois. Cette jolie cuisine de comptoir deviendra vite objet et sujet de gestes divers et variés, précis, inventifs, inspirées et vécus. En partage avec le jeune public invité à s'emparer du tapis de danse, formant le grand cercle des danses irlandaises, cornemuse franco-algériennes au menu. Et la salle de se révéler danseuse aux multiples talents de réservoir break-danse. C'est fabuleux d'assister à ce métissage en présentiel, tous en verve et démonstration de son talent. L"enthousiasme s'installe et la danse fuse.La lutte contre toute forme d’ostracisme en poupe. Soulèvement et débordements salvateurs comme credo. L'homophobie comme ennemis numéro un à combattre pour notre animateur de débat sur la piste, dans l'arène de la vérité. Sans déni ni mensonge, c'est la danse qui fédère, efface les différences et les rend incompréhensibles. Passeur d'espoir, de beauté du geste, de fraternité, de solidarité ce canevas à apprendre désormais "par coeur" et par corps est convaincant. Le mouvement rare et précieux, juste, transformé, en mutation, passage obligé des péripéties inter-frontières de la pensée du chorégraphe, chef de troupe et initiateur de talents. Des danseurs passionnés, habités et joyeux servant une cause évidente d'identité autant que d'universalisme.Une compagnie précieuse à cultiver pour être parmi les défenseurs vivants d'une communauté sans communautarisme....

A Pole Sud le 24 Avril

mercredi 23 avril 2025

"Valentina" de Caroline Guiela Nguyen : atout, coeur.

 


Un soir, au retour de l’école, Valentina découvre un mot sur la table. Il a été écrit en français par le médecin, pour sa maman, qui ne parle pas la langue. Il faut traduire. Valentina se tient là, face à sa mère, la vérité imprononçable en bouche : une nouvelle qui pourrait abîmer le cœur et provoquer un incendie dans leurs vies. La vérité, on l’ordonne ou on la retire, on l'espère ou on l'étouffe. Elle est la flamme autour de laquelle gravite la nouvelle création de Caroline Guiela Nguyen, écrite comme un conte, au plus près du métier d'interprète professionnel franco-roumain.

Un conte de fée contemporain, une histoire qui se tisse par delà le miroir du décor, par delà les frontières des pays européens, une pièce de théâtre tout simplement: voilà ce que pourrait être "Valentina" cette enfant qui a inspiré le fil de la narration de destins communs d'une famille dont la "maman" est frappée d'une maladie cardiaque. Mais comment communiquer cette situation quand on est roumain, qu'on ne maitrise pas la langue du pays d'exil, la France en l'occurrence? Ce sera à coup de "mensonges", de quiproquos que se défile l'enfant qui aura la charge de porter le secret de sa mère. Au médecin dont elle devient l'interprète malgré elle pour  que sa mère soit entendue, écoutée, respectée dans un monde médical pressé, hautain, désincarné et déshumanisé.Critique ouverte de la part de l'autrice sur ces violences psychologiques faites ainsi aux malades qui souffrent autant de leur handicap que du mépris et de l'incompréhension de l'autre. Inaccessible. Heureusement dans l'univers de Valentine il y a le cuisinier-interprète de l'école,Marius Stoian, la directrice qui n'ont que de bonnes intentions à son égard. Celle de comprendre, concilier, harmoniser les choses en toute empathie et sympathie. Chloé Catrin endosse brillamment deux rôles, le passage à peine perceptible de l'un à l'autre: la directrice affable et bienveillante et l'odieuse médecin impatiente et débordée.Le père, Paul Guta qui est resté en Roumanie, musicien violoniste reste présent malgré les distances.Les mensonges et autres cachotteries l'affectent et l'intriguent...Et la "maman", Lorédana Iancu, actrice dite amateure rayonne dans ce rôle, autant que sa fille Angelina en alternance avec Cara Parvu qui jubile dans cette prestation hors pair. Une enfant d'une grande maturité, d'une grande fraicheur affronte un rôle majeur et des situations difficiles, cruelles mais hélas réelles.Mère et fille y développent une singulière expérience de sororité inédite!


Alice Duchange met toute la religiosité de la pièce dans une scénographie évoquant ce coeur sacré, icône vénérée dans une niche d'église orthodoxe sans aucun doute, alors qu'un caméraman suit en direct toutes les évolutions des personnages reproduites sur un petit écran: fenêtre ouverte sur des gros plans de visages joyeux ou défaits en toute fausse proximité.La pièce touche, les battements de coeur ne vont pas cesser , de "battre mon coeur s'est arrêté" n'aura pas lieu pour autant, à "120 battements par minutes" la maladie va reculer, disparaitre comme par enchantement ou par miracle. Car si l'enfant absorbe les maux de sa mère, s'en charge jusqu' à mimétiser et tomber malade c'est pour mieux ressusciter par le mensonge. Celui de tous y compris du médecin et d'autres complices. La figure de "La Reine de la nuit" comme rédemptrice figure de proue du don, de l'abnégation est forte et conclut l'opus par du brillant, de la joie, de la danse. Ce costume endossé par la fillette si responsabilisée, comme seconde peau, la sauve de toute toxicité familiale. Car la fusion mère-fille est condamnable et dangereuse même si non voulue ni préméditée. L'inconscient du conte de fée ici présent expliquerait bien des pistes à la Bettelheim (psychanalyse des contes de fée). Non expurgés de leurs significations. Loin d'être une simple fable, "Valentina" va droit au but sans détour; poser et dénoncer des réalités sociales, culturelles ignorées qui sapent une partie de la population étrangère d'un pays: la langue comme clef unique de communication et d’accès à bien choses.La langue comme passe-muraille, passeport assermenté de nos relations institutionnelles.

 Au coeur de la vie, au pays de l'enfance, petit pois ou gros nounours le mensonge A est roi!

Au TNS jusqu'au 30 AVRIL dans le cadre des Galas