mardi 11 octobre 2022

"L' Avis de Marguerite": la vie devant soi, rue et absinthe, onguents de sorcières...La palette d'un lavis d'outre-noir très pictural.

 



"Sa jeunesse sembla belle, son amour sembla joyeux…"

« Je grandis et me transformai en belle jeune fille. Tout était parfait. Ou presque. Il se trouva qu’en grandissant, je sentis une tristesse naître en moi, se former dans mon ventre comme une boule noire et dure qui ne me quittait plus, une sensation lourde et pesante, venant de très loin, d’en deçà de mes tripes. J’en fus fortement troublée, mais ne dis rien à personne. »

Surnommée « la boudeuse » par les habitants de Bergheim, Marguerite Möwel est sujette à de sombres présages : une grossesse hors mariage, un enfant mort à la naissance, des villageois qui l’évitent puis la guerre et la famine… Mais en 1582, il ne fait pas bon être mise à l’écart. Brûlée vive comme sorcière, son âme tourmentée hante toujours le village, en quête de justice ou de vengeance…

Depuis I Kiss You ou l’hétéroglossie du bilinguisme, Catriona Morrison fait parler les femmes dans toutes les langues, celles du cœur, de la vie et même de l’au-delà. Sur scène, deux comédiennes donnent voix à la mystérieuse dame blanche : une voix à capella psalmodiant une entêtante mélopée et une voix brisée par des souffrances trop longtemps tues.


 

A travers le noir, la semi-obscurité apparait un corps tronqué, un visage réjoui, souriant. Une fillette sans doute, charmante, grassouillette en chemisette légère, nuisette ou sorte de lingerie légère. Elle conte, raconte sa jeunesse heureuse, bercée puis entachée de nuisance, de rencontres pas toujours recommandables. La diction est franche, enfantine, claire et limpide.Là change son destin, ses couleurs s'effacent, sa joie de vivre s'envole et son fasciés s'éteint. Elle devient la proie des ouï-dire malfaisants et sa grand-mère qui lui enseigne et transmet son savoir magique et maléfique à propos des vertus des plantes, la nourrit de fantasmes et de sorcellerie...Les vertus de l'absinthe, de la rue et autres tiges et herbes magiques sont de très beaux prétextes à diction et gestuelle, rare et précieuse: vitesse, vélocité et langage des mains, des bras se font chorégraphie précise, millimétrée. Ivan Favier y est sans doute pour beaucoup dans cette mise en mouvement judicieuse et magnétique. Aux accents nets, aux contours subtils.C'est beau et éclairé subtilement pour mieux donner du relief à ces recettes et potions de magie opératoire, divinatoire.Une doublure dans la pénombre, spectre suspendu à ses dires, chante et ponctue cette prestation de comédienne qui séduit, accroche et tient en haleine Quelques belles dissonances à deux et se confondent narratrice, personnage et ectoplasme...Toujours dans le noir énigmatique des légendes d'autrefois. Soudain la lumière l'emporte sur le rêve et les deux protagonistes apparaissent en plein jour, contemporaines pour dévoiler et replacer le mystère dans des temps anciens, mais pas révolus puisque les filiations perdurent, la transmission opère et tout s'enchaine secrètement en famille Le récit va bon train, retourne au bercail pour évoquer à nouveau le passé et osciller entre temps présent et moyen âge où la chasse aux sorcières était de mise pour écarter les "mauvaises herbes", leur couper le pied et la langue, brûler les corps et évacuer les croyances païennes! Le jeu de Sophie Nehama, sobre, convaincante, charmante et enjouée, charnel, incarné Son double, Marie Schoenbock,avatar en herbe, vocalise à ses côtés, suspendue dans l'apesanteur d'un éclairage à point nommé: distillant la lumière parcimonieusement pour enchanter l'atmosphère et créer un univers étrange, inaccessible et lointain. Un spectacle envoutant pour ravir et posséder nos âmes dans une fantaisie douce, autant que cruelle sur notre monde désenchanté! A vos marmites, l’élixir est gouteux et la potion magique opérante!Un univers très pictural, lavis, encre noire pour oeuvre au noir, à l'outre noir,la vie derrière et devant soi. 

Le spectacle a été présenté en juillet dernier au festival OFF d’Avignon 2022.

Distribution

Avec Sophie Nehama, Marie Schoenbock (chant)Assistanat à la mise en scène Gaëlle Hubert Création lumière Bathilde Couturier Composition musicale Sébastien Troester, Marie Schoenbock Direction musicale Sébastien Troester Création sonore Christophe Lefebvre Création costumes Carole Birling Accessoires Gaëlle Hubert Construction décors Christophe Lefebvre Regard chorégraphique Ivan Favier Production Stéphanie Lépicier – Azad production

TAPS – Théâtre Actuel et Public de Strasbourg
du 11 octobre au 14 octobre

 

"Deal": à fleur de prise, en un combat singulier!Extrème beauté du geste.

 


Jean-Baptiste André & Dimitri Jourde
Association W

À mi-chemin entre les genres, le cirque, la danse et le théâtre, Jean-Baptiste André et Dimitri Jourde ont créé Deal. Un duo magnétique. Tour à tour puissant ou délicat, ce corps à corps, avec ses mouvements d’élans, de ruptures et d’équilibres précaires, allie la beauté du geste à celle des mots.


 

"À la recherche d’un juste partage entre corps et parole, les deux acrobates et danseurs se sont immergés dans le texte très physique de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton. Entre combattre et fraterniser, portés par l’intensité de cette langue, par sa quête de l’autre et la puissance de son désir, ils se confrontent à ce nouvel espace de jeu, interrogent le cirque et sa capacité à traverser un texte. Une autre façon de défricher de nouveaux territoires et de développer leur propre langage en travaillant sur l’intensité des gestes en écho à celle des mots.
Deal met en scène deux figures en miroir, le dealer et son client, deux êtres liés l’un à l’autre par la dépendance et qui se font face. Tout autour, à proximité, les spectateurs. À l’image d’un ring ou d’une arène accueillant ce mystérieux combat entre chien et chat, chacun est placé au plus près de l’action. Les deux artistes font de cette confrontation entre l’intime et le public une énigme poétique qui nous parle de la rencontre et du lien social."

La scène au carré, le public autour de l'arène et voici nos deux tigres, bêtes ou animaux de "cirque" qui entrent en scène...Tour de plateau dans la semi obscurité comme un lion en cage, bruit de pas...Deux hommes vont s'affronter en esquive, poursuites, se frôlent, s'évitent, se cherchent noise.Un territoire à défendre, des mots pour le dire, sauvages comme les gestes : le désir, la possession comme leitmotiv, credo pour cette démarche d'approche qui frôle l'approche, le repoussé-tiré: ils s'attirent, s'emboitent à l'envi, style capoeira, chiquenaude et pichenette corporelles au poing.Les mots et les mouvements en osmose sans paraphrase ni redondance.En équilibre instable, revisitant le contact dans une fluidité remarquable.Ils s'agrippent ces deux "dealers", vendeur, acheteur de biens dématérialisés...Tel un combat, une lutte, leur rapport se confirme: duel, duo ou échange? Quand des cintres dégringolent des oripeaux, chacun se prend à témoin, se métamorphose pour mieux se retrouver et endosser son altérité Pas de manichéisme ici, mais un affrontement légitime, bestial, animal, doublé du texte de Koltes qui fait éclat et sens.Jeu de veste dans l'arène pour ces deux toréadors sans victime animale, ni trophée...Les lumières basculent, le temps d'un repos, d'une pause.Une réconciliation s'amorce sur fond de musique folk de Bob Dylan et la "manipulation" corporelle s'envenime, surenchère de désir, de séduction.Touché, glissé, repoussé comme grammaire et lexique syntaxique..Esquisse d'esquive fugace pour Dimitri Jourde, acrobaties savantes pour Jean Baptiste André, à l'affut des failles de son "adversaire", concurrent ou complice-compère...La répétition de cette attirance l'un pour l'autre comme phrase aspirant leur relation fusionnelle non dite!Un touche de style passes de rock n'roll, fluide et secrète réussite de l'osmose entre les deux hommes.Ils s'y collent, y retournent sempiternellement comme aspirés, inspirés par la grâce.Vers le sol aussi, en roulade fulgurantes.Quand, épuisés, essoufflés, le verbe les sépare dans cet affrontement désormais violent, vindicatif, les corps serrés, enlacés, très proches...La danse à l'unisson fait curieusement son apparition, envol lyrique et duo sur une musique hard.L'un se dissout, se disloque en dialogue, démembré, désarticulé alors que l'autre se maintient, plus stricte. Des clics et des claques bien marquées pour provoquer l'autre, le déstabiliser, l'importuner.Cette chasse à l'acheteur se fait chasse à courre, l’hallali proche et les chiens sont lâchés.Force de frappe et absence de tendresse au profit de la loi du plus fort!Affaires familières, nudité de la franchise, contre l'immobilité et la patience...S’acquitter d'une dette envers l'autre dans ce marché inégal: être un zéro tout rond et solitaire dans ces comptes d’apothicaire, s'effacer au profit d'une accalmie salvatrice en diable.Au sol, on se réconcilie de ces joutes extrêmes qui semblent ne mener à rien ou nulle part que ce plaisir d'évoluer devant nous, en apnée dans la solitude des champs de coton, dans cette alarme de vivre, de danser, de s'affronter à l'indicible.

 

dimanche 9 octobre 2022

"Le joueur de flûte":suivez les guides ! Béatrice Massin aux commandes, pilote d'une mélodie du bonheur....jouissive !

 


"La légende raconte que la petite ville de Hamelin fut un jour submergée par une terrible invasion de rats qui dévoraient tout sur leur passage. Un inconnu se présenta à ses habitants affamés et leur proposa de les débarrasser de ce fléau. À l'aide de sa flûte, il joua une mélodie entêtante qui poussa les rongeurs à se noyer dans la rivière voisine. Malgré sa victoire, l'inconnu ne reçut pas la récompense qui lui avait été promise. Pour punir les habitants de leur cupidité, il se mit à jouer une nouvelle mélodie qui remplit d'allégresse le cœur des enfants. Tout ce petit monde quitta alors la ville en chantant et dansant joyeusement à la suite du mystérieux inconnu, pour ne plus jamais y revenir...
Tout au long de sa carrière, Béatrice Massin a développé une écriture chorégraphique unique, confrontant le style baroque, dont elle est l'une des grandes spécialistes, à la danse contemporaine. Dans cette nouvelle création destinée à un public de tous âges, elle s'empare de la légende médiévale du Joueur de flûte de Hamelin popularisée par les frères Grimm et signe une fable onirique qui célèbre le pouvoir de la musique sur le monde et l'imagination."


 

Dans un décor très géométrique de losanges noir et blanc en trompe l'oeil , au sol et en fond de scène, c'est une ruche pour reines et gelée royale qu'intègre un Roi Soleil "revisité", fier, altier, immense pantin qui semble glisser ses pas, les compter, les calculer pour un port de tête princier et très façonné!Comme un simulacre d'évanouissements contrôlés, revers de mains à l'appui, demi-pointes, pied flex: tout y est pour danser baroque, musique de référence et beauté stylisée à souhait. Mais tout va se compliquer à l'apparition de charmants petits pions jaunes, costumes bouffants comme des cloches ou toupies à la Sophie Taeuber: nichée de créatures loufoques, batterie de poussins éclos et déjà dansant sur des oeufs, jeunes pousses en herbe.dans incubateur..Mouvements déstructurés, joyeuse bande animée de sourires complices et malins.En diagonales, à angles droits, les déplacements vont bon train, alertes, sautillants: c'est la Cour côté jardin qui se meut, vive , tenue de sauvetage bouffie à la Rei Kawakubo, gonflée à bloc pour amortir les chocs. Jamais de heurts pour cette danse qui prend l'air, laisse les bras suspendus et à distance du corps pour ne jamais entraver. Costumes à danser par excellence, guidant, dictant les mouvements pourtant, dirigés par le volume des étoffes, le rebondissement comique de ces atours cintrés au corps.C'est Sylvie Skinazi le maitre d'oeuvre de ces enveloppes sur mesures qui accueillent gestes et déplacements, habités par les danseurs au zénith de leur capacité d'adaptation à tout style!Bibendum Michelin pour danseurs étoilés au guide vert de la danse, nouvelle cuisine baroque déstructurée!. Cortège, défilé, sarabande, ornement de marche savante et mesurée, figures croisées du bal baroque revisité pour l'occasion. Béatrice Massin s'amuse à remodeler une grammaire, un style pour lui rendre une légitimité musicale, plastique et chorégraphique à hauteur de bambins et grand public, ici gâté par un spectacle "énorme", hors norme comme ces costumes à la Guillotel-Decouflé qui lui confère un aspect de divertissement de haute volée!. Tout se disloque, se démonte comme une perle rare, les bras en couronne, mains vers le ciel ou la terre, retenue des sauts à mi parcours de hauteur, tenue recherchée: créatrice d'images d'Epinal ou de Wentzel de Wissembourg. Fait irruption un singulier couple, vêtu de velours coloré,collants seyants, style Renaissance, comme deux jokers de jeu de cartes échappés du sérail.Une prosodie gestuelle comme langage, sur la mesure chaque syllabe de gestes sur le tempo.Gestes anguleux, sagittaux,regards fixes et sérieux, calculateurs et maniganceurs de quelque plan...La narration s'invente au gré de l'avancement de la pièce.Fous du roi ou personnage énigmatiques; le duo de Susie Buisson et Ryo Shimizu fait mouche, ensorcelle, ravit et intrigue par ses gestes à angle droit, droiture suspecte de glissements et autres métamorphoses gestuelle innovante. Les flûtes se succèdent à l'envi, les regards complices se mêlent et la danse en ronde rituelle ou sarabande, alignement ou diagonale fait mouche! Sautillés savamment dosés, pas comptés: des rats rampants font irruption sur le sol, s'amassent en magma mouvant, menaçants, inquiétants. Le baroque au sol, à terre ne dit plus son nom et déroge à la tradition et toute trace d'académisme. On en vient même à songer à une danse "gaga" exubérante, joyeuse, débridée à la Naharin...Amas de bestioles en peluche, drôles de vêtes à poil dans un univers royal quelque peu anachronique...Les musiques s'enchainent, de la bossa nova au reggae et que ça saute, ce petit monde, microcosme jovial et iconoclaste...Sur fond d'orgue aussi, la musique absorbe ce roi soleil déchu, les rats grouillent et fourmillent...Des combats surgissent, prises de corps, portés, poussé-tiré à l'envi, pour chasser la mort et le mal qui abdiquent enfin.Samba-Bach sur la corde raide, sur les accords, les pas sur des oeufs en file indienne, alertes, en défilé.Les jambes se disloquent, les corps se font arrêt sur image, pose-décor de plus bel effet dans des silences saccadés, rompus à l'apnée, à l'interruption sauvage des gestes initiés.Saute mouton et autres acrobaties loin du style baroque policé, poli et coiffé au peigne fin ! Que voilà un beau désordre organisé, une pensée chorégraphique réjouissante et salvatrice, un regard neuf et enjoué sur le patrimoine, l'archive, le bien séant et académique regard sur le baroque.Les déséquilibres jouissifs des danseurs simulant le trac, la peur, la hantise d'avancer sur des consignes révolutionnaire de soulèvement du langage. Les barricades s'affaissent pour le plus grand plaisir du public, ravi, comblé par tant de charme intelligent, loin du racolage du dit "spectacle jeune public" populaire, démagogique et incertain.Les collages musicaux pour ajouter une touche polyphonique à cette danse de court circuit de la tradition!Tout en jaune poussin, divertissement foutraque, ludique Quand un piège en carré descend des cintres pour enfermer cette troupe, horde ou meute toute gentille, on est rassuré sur le final ou tout est bien qui finit bien, le couple de joueurs de flûtes vainqueur, mouvements amples, aériens, laissant la liberté d’œuvrer dans la contrainte avec délectation...La préciosité de mise, l'imagination, reine et puissance d'évocation de rêves, de conte et légende toujours vivants!De vraies fêtes galantes....L'élégance toujours aux bouts des doigts!

Chorégraphie Béatrice Massin Musique Jean-Sébastien Bach, Toru Takemitsu, John Zorn costumes Sylvie Skinazi Scénographie et lumières Abigail Fowler

Les Artistes

CCN • Ballet de l'Opéra national du Rhin Le Joueur de flûte Susie Buisson, Ryo Shimizu Danseuses et danseurs Deia Cabalé, Christina Cecchini, Noemi Coin, Cauê Frias, Di He, Erwan Jeammot, Khanya Mandongana, Mathis Nour, Leonora Nummi, Dongting Xing

 A Strasbourg jusqu'au 12 Octobre cité de la musique et de la danse