Kaori Ito TJP – CDN de Strasbourg Grand Est & KAAT Kanagawa arts theater
Au Japon, les onomatopées sont perçues comme
un langage primitif. Dès leur plus jeune âge, les enfants apprennent le
son des choses avant de pouvoir les nommer. Ainsi disent-ils « Pota
Pota » pour désigner des gouttes de pluie, ou bien « Shin Shin » pour
imiter le crissement de leurs pas sur la neige.
Dans cette pièce de théâtre musical, Kaori Ito nous révèle des
facettes insoupçonnées de son pays natal. Elle s’empare du récit
poétique Les pieds nus de lumières de Kenji Miyazawa, riche en onomatopées, pour évoquer l’amour fraternel et le sacrifice.
Sur scène, huit interprètes extravagant·es participent à un
véritable marathon de danse. À leurs côtés, nous remontons le temps et
l’histoire de la discographie japonaise, de la pop contemporaine des
années 2000 jusqu’aux années 30, en passant par la City pop des eighties
et le boogie-woogie d’après-guerre. Au fil de leurs chorégraphies, iels
sont tour à tour élu·es puis exclu·es avant de basculer dans un paysage
enneigé.
Là, la famille du petit Narao, bien trop pauvre pour nourrir
tout le monde, choisit de le sacrifier. Car, au Pays du Soleil-Levant,
mieux vaut mourir que se sentir inutile. Soutenu par son frère, Narao
fait face à l’inéluctable. Mais derrière ce geste, il n’y a pas une,
mais bien deux victimes : il y a celui qui part et celui qui reste,
celui qui décède et celui qui porte le deuil. Un rite cruel interprété
ici avec pudeur et émotion.
Quand la musique est bonne le plateau s'enflamme au TJP sur la grande scène et l'on y découvre des "tubes" japonais inconnus de notre culture européenne avec joie, curiosité et beaucoup d’intérêt. Pas ethnographique ni folklorique mais bien ancré dans un passé-présent et avenir, chronos en poupe pour redescendre le temps, de nos jours à 1930..Un voyage temporel vécu par de tous jeunes danseurs interprètes en majorité japonais mais aussi coréen, suisse. Mixage, alliance et alliage pour créer un univers, des époques bien campées dans des costumes de rigueur. Au départ, jupettes plissées et chemisiers, en passant par des justaucorps chatoyants, fluorescents, bigarrés, colorés comme cette jeunesse qui s'affole dans des danses de midinettes ou de claudettes japonaises. Danse tonique, joyeuse, flamboyante qui évoque des contenus douloureux autant que romantiques, passionnés autant que nostalgiques. Ceci dans une énergie contagieuse et bénéfique pour le plus grand plaisir de déguster un divertissement de grande qualité, une comédie musicale à la nippone qui décoiffe et rend attentif aux tenants et aboutissants de l'Histoire d'un peuple malmené. Victime ou sacrifié à travers le récit qui se dessine, parlé par les interprètes, bordé des interventions musicales de deux compères aux consoles.
Mais qui combat et se soulève, prône la paix lors de ce cercle très labanien où les danseurs tout en noir évoluent en ronde fédératrice et réconciliante. Un siège de toilette tout blanc, clinique à souhait recueille tel un trône, corps et pensées, trop plein et méditation avec un humour féroce bien décalé.Tel en mouvement le magazine Toilet paper de Mauricio Catelan. En filigrane, un récit qui va prend toute sa place, l'histoire de deux jeunes japonais en prise avec la réalité et sa cruauté. C'est seul sur le plateau, qu'un jeune homme déclame sa tristesse et son espoir. Tout bascule dans la chorégraphie tonitruante de Kaori Ito du désuet au dramatique au fil d'une trame chorégraphique dont la dramaturgie révèle chaos , gravité autant que joie et nonchalance. Ils sont pêchus, habités, athlétiques et performants, empruntant aux divers styles des poses et formes inspirées de capoeira, de danse disco, pop et autre jerk à la nipponne..Bel enchâssement de virevoltes pleines de sens et de conscience sur l'humanité en voie de reconstruction. La musique alliant corps, espace et histoire dans un seul élan: celui de l'originalité d'une tranche de vie méconnue et ainsi réhabilitée pour le plus grand bien de nos mémoires amnésiques.. Un sacre où les élus comme dans notre mythologie se sacrifient et parviennent à transcender la réalité pour basculer dans la légende. Du travail d'orfèvre pour passer à travers les mailles du temps et restituer une authenticité digne d'un cours d'histoire conférence gesticulée haut de gamme. Un marathon orient-express, fougueux, tonifiant et vecteur d'un idéal de combat vivifiant.
Née au Japon dans une famille d’artistes, Kaori Ito se forme très jeune à la danse classique puis à la modern dance avant de devenir interprète pour de grands chorégraphes européens comme Philippe Decouflé, Angelin Preljocaj, Sidi Larbi Cherkaoui et James Thierrée. Elle se lance dans l’écriture chorégraphique dès 2008 à la faveur de diverses commandes (Ballets C de la B, Ballet national du Chili…), dans le cadre de collaborations (avec Aurélien Bory, Denis Podalydès, Olivier Martin Salvan, Yoshi Oïda, Manolo) ou pour sa propre compagnie, Himé, qu’elle crée en 2015. Elle y développe un cycle de créations autobiographiques Je danse parce que je me méfie des mots (avec son père – 2015), Embrase-Moi (avec son compagnon – 2017) et Robot, l’amour éternel (en solo – 2018). En 2018, Kaori Ito opère un retour à sa culture japonaise se sentant enfin autorisée à se l’approprier. En 2020, elle crée, à partir de lettres adressées aux morts, une pièce pour six interprètes, Chers, et une installation en collaboration avec Wajdi Mouawad et le Théâtre de la Colline, La Parole Nochère. En 2021, convaincue de la nécessité de faire entendre les enfants et leur créativité innée, Kaori Ito crée Le Monde à l’envers, son premier spectacle à destination du jeune public. En 2023, elle est nommée directrice du TJP – Centre Dramatique National de Strasbourg, pour développer un projet autour de la transversalité dans l’art, l’intergénérationnel et l’implication des enfants dans les processus de création. À son arrivée, elle crée Waré Mono, création à partir de 6 ans sur la réparation des blessures de l’enfance. Outre Moé Moé Boum Boum créé avec Juliette Steiner, elle présente, durant cette saison, une création franco-japonaise Dance Marathon Express sur l’exclusion et le sacrifice.
Au TJP jusqu'au 15 Octobtre
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