lundi 16 décembre 2019

"Ceci n'est pas mon corps"d' Olga Mesa : corps gourmand : prenez et mangez en tous ! !


"Plus de vingt ans après sa création, le solo manifeste d’Olga Mesa, Esto no es mi cuerpo, fait l’objet d’une reprise. La chorégraphe revisite son langage brut et intense auprès de Natacha Kouznetsova. Fascinant travail de transmission où l’interprète s’approprie corps et écriture avec toute la délicatesse et la puissance de cette partition des émotions. Premier volet d’une trilogie intitulée Res non verba, « les choses, pas les mots »,  Esto no es mi cuerpo, se consacre aux manifestations involontaires du corps et à ses émotions. Point d’appui de ce parcours de l’intime, la relation à d’autres gestes artistiques, comme en témoigne le titre emblématique de cette performance. D’emblée, c’est au tableau de Magritte «Ceci n’est pas une pipe», que la chorégraphe répond «Ceci n’est pas mon corps». Fondatrice de sa démarche, cette pièce s’ouvre sur une rêverie autobiographique de l’artiste qui rend hommage entre autre au cinéma de Tarkovski. Empreinte d’une forte dimension charnelle, elle est aussi une sorte de mise à nu des sentiments chorégraphiée et performée entre états de veille et déflagrations de gestes, égrenages de mots et projections visuelles. Un travail qui envisage le corps dans la terrible beauté de sa défaite. Dans 2019. Ceci n’est pas mon corps, au plus proche de cette danse écrite sous la loi du cœur, Natacha Kouznetsova s’empare de cet univers énigmatique, de la gravité qui le porte, avec une captivante et singulière personnalité."



Olga, puisque te rev'là ! et que Natacha est là !
Et en maitresse de maison ou de cérémonie, elle arpente le plateau en compagnie du public qu'elle a auparavant invité à découvrir sa "cartographie" chorégraphique, traces et signes dessinés au sol quadrillé de noir et blanc comme au jeu "de dames".Car de "dames" il s'agira sur cette carte du "tendre": paysage labyrinthique de la pensée d'Olga, cap sur la terre ferme,comme la qualité gestuelle de Natacha qui empruntera son enveloppe charnelle durant cette "passation de rôle".
Mais, il ne s'agit pas là de transmission, mais d'une ré-écriture contemporaine née d'une "relation entre créatures, désir de partager quelque chose d'impossible mais nécessaire". Aux dires d'Olga qu'elle nous confie  sur scène en prologue, vêtue de noir, toute rousse, il s'agit "d'attraper la mémoire par l'ici et maintenant" .
La robe de la pièce originale est brandie, non en trophée, mais en "relique" d'une autre époque, d'un autre contexte. Aujourd'hui, c'est Natacha qui l’endosse, son clone corporel qui revêt sa stratégie, son protocole, son processus de création. Des habits d'Olga, elle fait une seconde peau qui effleure les sens, du "début" au "final" gravé à terre: une démarche fière de femme forte, habitée par les sensations, une chaussure en main pour en faire un objet fétiche, frappant. Des images sur multi-écrans la dissimulent aux regards alors qu'elle se touche, se tend, se tâte et ausculte son corps, impudique et sensuelle.  Elle s'évalue, se considère, s’écartèle en grand écart, geste onanique, jouisseur:toute l'histoire de la ballerine de Gunter Grass incorporée!
Corps filmé, scruté, la danse toujours charnelle simultanément virtuelle aussi !
Des images de travailleuses, transpirant, laborieuses à la Edgar Degas surgissent, corps fatigué mais si érotique, se livrant généreusement. Corps de femme,origine du monde sans rideau masquant la réalité des sens et la beauté d'un corps en grand émoi.
Olga double sa proie docile, clone, alter ego, modèle à imiter en léger différé. Quelques acrobaties feintes, des attitudes en espagnole conquérante.....Solide interprète, avec sa corpulence voisine de celle d'Olga, Natacha explose, se régale, nous régale de son corps gourmand, de ses mimiques grotesques. Livrée, abandonnée, elle se dévore, vorace, se signe, pèche par omission, alors qu'Olga veille au grain et envoie de son ordinateur  des messages épistolaires, livrés sur écran: elles correspondent, corps respons danse évidente...Les caméras,les pieds et supports de ces vecteurs et facteurs  d'images virtuelles opèrent dans la scénographie prolixe comme autant d'acteurs engagés sur le plateau.Des points de vue multiples brouillent les pistes, surexposent les espaces, entremêlent la lecture pour mieux déstabiliser le regard sur les reptations érotiques de la danseuse: mort du cygne annoncée. Des bruits de pas, des cloches, des ombres chinoises ponctuent l'espace, bruissent en même temps que ce corps qui vibre devant nous, face à nous. Pas chaste du tout cette danse, péché capital, Natacha en pécheresse joyeuse, micro en bouche, susurrant des réflexions sur la sensualité de la musique de Bach !
La danse, sans fil à la patte, pourtant reliée à la technologie savante d'un dispositif très complexe, se savoure simplement. Jumelles dans leur carré de lumière, les deux protagonistes, nymphes ou chrysalides, incarnent l'incandescence des sens, d'un langage "énervé" à fleur de peau, troublant. Une poursuite comme une lune les rattrape. Femmes au travail comme un tableau de Degas où l'on transpire dans le labeur, vêtues de peu et laborieuses créatures de rêve...Léonard Cohen, des images empruntées de films cultes crèvent leur intimité: un clap de cinéma devant l'écran pour simuler le studio, l'espace investi par la danse et les images. Les écrans se multiplient, deviennent étendards à la Colomer. Un métronome sur la tête, Natacha prend son temps, règle le tempo: danse avec les supports-surfaces tendus reflétant une autre réalité, virtuelle, simultanément. La scénographie est virtuose, le récit , poignant et l'émotion gagne le spectateur, témoin, passeur lui aussi de tension-détente, de mémoire vive, de sensations.
Très "incarnée" cette pièce est bien de la patte d'Olga, de sa griffe rehaussée de multiples complicités artistiques, de hors-champs divers. Offertoire du corps livré à toute cette gamme de passeurs, ostensoirs sacrés dans l'antre du spirituel très païen, la danse est fébrile, certaine et appuyée de propos où le corps est "considéré", magnifié, extraverti et beau, servi par une interprète virtuose de la densité émotionnelle.
Ceci est bien son corps, à son corps défendant, tant cette proposition de lecture sur la transmission est original. Ébouriffant et déstructuré, au diable les archives, la mémoire, le patrimoine: on vit ici des instants de réincarnation joyeux, sensuels et parfaitement débordés par les technologies nouvelles, maniées de main de maitre par l'intelligence de Francisco Ruiz de Infante, la régie générale de Xulia Rey Ramos, les regards extérieurs très discrets et efficaces d'Irène Filiberti et Roberto Fratini Serafide.
Toutes ces contributions pour un solo, si foisonnant, si impactant, si touchant.
Natacha Kouznetsova brossant un personnage de l'Espagne à la Russie, terres fertiles et mouvantes d' échanges fructueux: la danse comme ambassadrice de la pluralité, de l'ouverture, de la diversité, éminemment poétique, politique !

A Pole Sud jusqu'au 18 Décembre


jeudi 12 décembre 2019

"Un ennemi du peuple" : H2o: quand Ibsen met un "therme" à son théâtre ...


"Une petite ville de province connaît la prospérité économique depuis que le docteur Tomas Stockmann a eu l’idée d’y installer une station thermale et que son frère, Peter, préfet, a mis en œuvre sa construction. Mais l’eau est polluée et dangereuse pour la santé : que faire de cette information ? Pour le metteur en scène Jean-François Sivadier, cette pièce du célèbre auteur norvégien Henrik Ibsen, écrite en 1882, est le portrait au vitriol d’une société où les intérêts personnels et les vanités anéantissent la raison. Comment résoudre cette équation  terriblement actuelle entre l’écologie, l’économie, le politique et le social ?"
Un théâtre rien qu'avec du "théâtre", du faux, de l'artefact pour dénoncer les bassesses des comportements de ses contemporains...Qui s'exprime, de Ibsen, de Sivadier ou de Bouchaud sur ce sujet qui met à nu les rapports public-comédien, auteur-metteur en scène hier et aujourd'hui ?... Ce sera dans l'allégresse, la verve et les transports en commun de personnages hallucinants de richesse de caractère, que tambour battant, un sujet très d'actualité-la pollution sans remord- d'une eau "publique" symbole de partage démocratique,que se déroule trois heures durant les péripéties de cette aventure croquignolesque...Tomas Stockmann, celui par lequel viendra le scandale met à jour sa découverte- la pollution des eaux des thermes de sa ville- est virulent, "énervé" , à cran mais aussi jouisseur et stratège, entraînant dans son sillage compères et futurs traîtres....La vie est rude et tranchante pour tout ce petit peuple réuni sur le plateau, occupant les lieux-étrange décor gigantesque d'intérieur ou de lieu de passage-. Des lustres aux pampilles menaçantes gorgées d'eau (souillée) vont déverser leur fiel et illustrer cette invasive nouvelle: la démocratie est en danger, le populisme est démagogique, tout "fout le camp" sur ce sol glissant, menaçant, plein de danger pour celui qui s'y embourbe et chute !
Sol impraticable où tous vont connaitre l'effet de dégringolade du très martial extrait de "Ainsi parlait Zarathoustra" à sa version tombée en déconfiture où le héros s'affaisse, se dégonfle et avoue que sa rage n'est pas si opérante que l'on croit!
Quelques interludes, entremets de danse, un " Kong fu " précieux, une danse de pantin pour ponctuer et faire rebondir l'action.

Docteur abuse.
Nicolas Bouchaud, dans le personnage insurgé, énervé, à fleur de peau comme dans un manifeste de l'insurrection, du soulèvement fait mouche et emballe son public. Du "chemin de table" aux lustres , il veille à l'absurdité des situations, frénétique, vocalement engagé dans une rage constante. "Le savoir est triste": égayons-le de comportements anarchiques et salvateurs!
Tant de verve, de présence rehaussée par des propos remis au gout du jour sont opérationnelle et Sivadier signe ici un spectacle passionnant, tendu, violent, irrévocable satyre des pratiques politiques et journalistiques. Existe-t-il une déontologie professionnelle sans pression ni dessous de table?Un théâtre sans démagogie qui placerait le public face à ses responsabilités d'auditeur, d'acteur résonant à ces propos et attitudes extrêmes...
Un opus décapant qui met la rage et soulève les tapis de leur poussières et mensonges ...
Un ennemi du peuple traqué, bête en révolte sous les diatribes et feux de la rampe!

Jean-François Sivadier est metteur en scène de théâtre et d’opéra, auteur et acteur − il était dans le Groupe 24 de l’École du TNS, section Jeu. Ses pièces sont publiées aux éditions Les Solitaires Intempestifs. Les spectateurs strasbourgeois ont pu voir ses mises en scène de La Mort de Danton de Büchner en 2005, Le Roi Lear de Shakespeare en 2007, Le Misanthrope et Dom Juan de Molière, en 2014 et 2017.

Au TNS jusqu'au 20 Décembre


mardi 10 décembre 2019

"No-mad(e) : Marino Vanna de No-Ma: nomad's land ! Glissement progressif de la danse...


Porté par son riche parcours d’interprète, Marino Vanna a développé une danse intégrant de multiples styles. Une diversité qui prend racine au croisement de différentes cultures. En solo, il crée sa première pièce. Une poétique invitation au voyage entre fiction et autobiographie. No-Mad(e), lu en français, cela sonne comme « nomade » et le solo de Marino Vanna, avec sa danse fluide, ne se prive pas de créer de nouveaux paysage en jouant avec les multiples déclinaisons de ce titre à tiroir. "No mad" en anglais, cela signifie « pas fou ». Mais ne l’est-on pas lorsque l’on s’aventure dans une première création ? Et pourquoi pas "No made", qui suggère, toujours du côté de la lange anglaise, quelque chose qui n’est pas fait. Et par association, certains concepts, un peu comme dans les arts plastiques, les « ready made » à la Duchamp. Le solo de Marino Vanna déplie sa propre lande, un espace ouvert pour questionner le et les sens. Sensibles, vifs, délicats, ses gestes cultivent la spontanéité et l’art de la rencontre. La démarche du jeune chorégraphe témoigne d’une certaine idée de la danse qui ne se réduit pas à l’esthétique, la forme ou le concept. Marino Vanna privilégie l’imaginaire du mouvement, la danse comme ouverture aux autres, au monde.

Et si la danse était nomade?
Et si ce frêle corps tapi dans le noir qui nous attend, allait de son tapis blanc nous ensorceler et nous conduire dans sa transe dans des transports en commun inédits?
Dans un rayon-diagonal de lumière, comme aspiré, enfermé  dans des sonorités cavernicoles insolites, il se meut lentement et son ombre s'étire, le double. Il caresse, sculpte l'air, l'éther et dans des ondulations de bras et de mains gracieuses, se fige, s'arrête , stoppe son flux de mouvements évanescents. Il déroule ses formes, structure son espace en mouvements successifs, interrompus, hachés, brisés, savamment décomposés en fractures et découpes.Segments et découpages qui s'accélèrent, s'entrechoquent.Comme stroboscopiques.Ses gestes répétitifs, obsessionnels, angulaires repris, recommencés sur l'ouvrage de son corps, métier à tisser un vocabulaire, une grammaire propres à lui.
 Des ouvertures, des glissements lui font prendre, posséder l'espace, le dos sculptural en poupe, modelé.
Dans un manège tournoyant, de la périphérie au noyau central, un mouvement giratoire s’insuffle, se dessine: derviche éperdu sur son axe  en transe, en état de possession, d’envoûtement.
Des tourbillons de sons l'aspirent, il expire, moteur enragé dans un vertige visuel impressionnant.L'épuisement gagne le danseur, la perte, la dépense physique est fascinante et opératoire!
 La fatigue le couche au sol dont il se fait un tremplin pour des évolutions graphiques proches du hip-hop ou de la capoeira. Très faune ou félin, de profil sur cette musique aérienne, possessive. Il nous regarde, interrogateur puis sur une touche de musique électro-acoustique, reprend énergie, se déploie, se donne et se révèle avec un bel inventaire, une grammaire gestuelle très personnelle, vrillée, torsadée.
 Dans des saccades, secousses tétaniques il marche en diagonale, tremblant, vibrant, tétanisé, en proie au delirium tremens: nerveux, spasmodique être humain, contaminé par la paralysie dans un état de folie contagieuse. Puis il se dissout, disparaît, haletant, épuisé...
La pièce, fort bien construite, en crescendo dramatique et émotionnel est un début de chapitre d'une épopée chorégraphique naissante.
Un solo pour s'affranchir des apprentissages, pour se libérer des contraintes, pour rencontrer son altérité dansante, son savoir être danseur de tous les pores de la peau qui transpire , émet des signaux éperdus de force et de fragilité mêlées.
Made in Marino Vanna, taillée sur mesure et pièce unique rare.

A Pôle Sud jusqu'au 11 Décembre