mardi 13 novembre 2018

"Spectres d'Europe" : survivance des vibrations et reflets du monde.





Sous la forme d'un diptyque, Spectres d'Europe questionne le passé et le destin de notre continent, cent ans exactement après la fin de la Première Guerre mondiale.
Avec La Table verte, pièce que Kurt Jooss créa à Paris dans les mois qui précédèrent l'arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir, l'esthétique expressionniste se nourrit d'emprunts aux danses macabres médiévales afin d'exprimer, souvent avec sarcasme, toute l'horreur de l'oppression et des combats. Bruno Bouché, quant à lui, accompagne sa création de musiques de Jean-Sébastien Bach et de Sufjan Stevens, avec la complicité du musicien Nicolas Worms. Réflexion politique et geste poétique, Fireflies, ou lucioles, titre de la création de cette pièce de compagnie, renvoie notamment à la figure de Pier Paolo Pasolini. Métaphores d'un esprit de résistance en marge de l'ordre du monde, les lucioles sont des rhizomes luminescents fragiles qui scintillent dans la nuit. Fireflies est la première collaboration de l'écrivain Daniel Conrod, artiste associé du Ballet de l'OnR, avec Bruno Bouché.


"Fireflies"
Et que la lumière soit, fiat lux, pour cette pièce originale, nourrie de références cinématographiques
et littéraires, largement évoquées dans le livret qui accompagne ce programme.
"Fireflies" serait l'incarnation dansée des propos évoqués sur les "lucioles", ces insectes en voie de disparition qu' évoquent autant Pasolini que Didi Huberman. Lucioles qui sont aussi ces petites lampes projecteurs au théâtre qui , discrètes et mobiles, se glissent dans le décor comme autant de papilionacées éparses.
La chorégraphie de Bruno Bouché se fonde et s'ancre sur ce plateau nu, miroir où tout est reflet et image magique: la lumière y sculpte continuellement l'espace et les corps, autant dans les solos que les groupes de danseurs réunis pour mieux faire bruisser et miroiter , réfléchir leurs pensées en mouvement. Car ici, la danse est pensée en vibrations, corps en courses et portés, groupes sculptés comme des ensembles de Carpeaux , ronde folle d'un univers cosmique mu de tours et de farandoles.
La danse, stylée, posée comme des instants de méditation, de contemplation, servie par des regards portés sur le lointain. Les dos nus des femmes soulignant les courbes et formes naturelles des interprètes féminines. La rencontre d'une femme, d'un homme portant ce coquelicot , fleur de papier rouge sang, image sortie du répertoire filmique pasolinien. Des duos ou trio égrènent la scène à l'envi, sobres, habités somptueusement par les danseurs, les hommes qui s’immiscent dans cet univers versatile, lumineux, aquatique aux reflets changeants.Des marches et courses ponctuent des arrêts , isolant certain, conférant à la pièce quelques instants suspendus, respiration lente ou apnée déclinée à l'occasion , entre silence et morceau de musique, variée, en adéquation avec une gestuelle parsemée de lyrisme.
Les unissons sont comme des envols d'insectes, bras et jambes tendus, virevoltant dans l'espace ouvert. Au final, une ronde folle, mascarade ou redoute, dessine dans l'espace une rémanence lointaine de traces et signes, d'empreintes.
La solitude aussi traverse cet opus, moment de grâce suspendue au silence .


Puis, en "miroir" , "La Table Verte" fait résonance et resurgit de l'histoire, forte et puissante, oeuvre phare de Joos où chaque personnage évoque un pan d'une période sombre, politiquement parlant. Les gestes sont des mimiques issus d'une pantomime réinventée sous la griffe et signature d'un maître de la danse d'expression allemande.
L'interprétation est juste au corps de l'oeuvre, soulignée par une appropriation étonnante des danseurs. La mort hante la pièce, corps massif, omniprésent, menaçant, emportant les êtres vivants sous sa coupe de faucheuse. Danse macabre irréversible, irrévocable spectre de la perte et de la disparition.
Une très belle et émouvante "restauration", reprise d'un chef d'oeuvre , vivante, résonante d'actualité, pertinente toujours à l'heure actuelle!La présence des deux pianistes renforçant la véracité des gestes évoquant fureur, tendresse ou révolte, soumission ou  désapprobation.
Erika Bouvard en mère suppliante, Alexandre van Horde incarnant la camarde ravageuse, tout de vert éclairée comme une menace constante, affligeante, incontournable. Du grand art pour une mémoire ressuscitée de toute beauté.

A l'Opéra du Rhin jusqu'au 18 Novembre



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