samedi 19 septembre 2020

"Grand concert d'ouverture" : rencontres d'espaces: du corps à l'écran total ! Musica brandit son propos décapant avec audace et virtuosité.


"La 38e édition de Musica s’ouvre sur deux grands concerts croisant des formes frontales/scéniques et immersives/spatialisées, dans le cadre monumental du Hall Rhin du Palais de la musique et des congrès — un espace de 3000 m2 pour rendre superflue la distanciation et réinstaurer le nécessaire partage de l’écoute.Apréhender le rituel du concert de différentes façons et vivre une expérience inédite d’immersion musicale.

Pour ce premier grand concert du week-end, Musica vous propulse aux confins de galaxies sonores signées Ryoji Ikeda,  Simon Steen-Andersen et Karlheinz Stockhausen. Un seul mot d’ordre : déconstruire le rituel du concert pour nourrir de nouvelles expériences d’écoute.

music for percussion 1

Ryoji Ikeda

S’il est connu mondialement pour ses installations numériques monumentales et ses œuvres audiovisuelles qui défient l’entendement, Ryoji Ikeda se penche également depuis de nombreuses années sur la musique instrumentale, et en particulier les percussions. Donnés pour la première fois en France, ses duos pour corps humains (BODY MUSIC), triangles (METAL MUSIC 1) et crotales (METAL MUSIC 2) s’inscrivent ouvertement dans l’héritage du minimalisme, poussant à son comble la complexité des processus de répétition.Ce sont trois oeuvres brèves, sobres, très différentes: "Les triangles" qui inaugurent le concert, comme un duo résonnant, tactile, très subtil, éclairé par deux douches de lumière focale qui rivent le regard sur les deux musiciens, assis, seuls dans cette immensité, sur l'estrade Deux instruments stridents, tapotés avec des harmoniques éclairées, sensibles dans une intimité dévoilée, obscène vision du presque rien musical qui frémit, enveloppe, déconcerte par sa pseudo simplicité, son économie de moyen qui touche et bouleverse les grandes formations orchestrales d'un "grand concert d'ouverture" ! La corporéité de la pièce pour deux corps résonnant est sidérante: jeux de mains, de pieds, de genoux semblables à une performance de danse folklorique bavaroise ou des jeux de zapatéados hispaniques: racines évidentes de cette chorégraphie minimale, musique de corps ( et pas de table à la Thierry de Mey). Ils sont assis, concentrés à l'extrême, dans la mesure, le rythme, la cadence et la radicalité du propos: des percussions corporelles virtuoses qui se répondent, se tuilent, se regardent aussi comme un duo de danseurs percutants. Synchrones, ou privés de coordination,  démembrés, vitesse et décomposition au poing....Les crotales, eux, caressés à la verticale comme des clochettes de pacotille qui vibrent discrètement dans l'intimité du couple d'interprètes virtuoses, confrontés à une écoute commune, un écho subtil, au suspens volatile.

conception et composition Ryoji Ikeda
percussion Alexandre Babel, Stéphane Garin


MAPEBO

Anna Korsun

Ensemble Modern

Dans cette grande soirée consacrée aux illusions acoustiques, la jeune compositrice ukrainienne Anna Korsun nous offre sa dernière création : MAPEBO, terme russe que l’on pourrait traduire par « reflet » ou « mirage ». « Je m’imagine un espace plongé dans la pénombre, parsemé de miroirs, nous dit-elle. On le parcourt sur une passerelle étroite et instable, en constante recherche d’équilibre. Les miroirs brouillent les frontières. La faible luminosité favorise les ombres. » Derrière cette description poétique, tout est affaire de dualité : les instruments sont non seulement doubles (violons, violoncelles et scies musicales), mais leurs timbres sont de surcroît « habités » par le chant des musiciens.

Des sirènes mélancoliques comme un appel au ralliement, à la vigilance résonnent: deux violons, deux violoncelles, deux scies musicales pour créer une atmosphère de malaise, de dérèglement sonore: sonorités profondes, lugubres,languissantes mélopées larmoyantes qui dégoulinent doucement sur la surface de l'éther. En vagues mugissantes, en ondes concentriques qui se propagent, fondent, se répandent comme des cors sonores démultipliés...Longs phrasés larges, soupirs étirés, glissements progressifs comme des murmures vocaux dans un palais vibratoire très organique. Perturbations et envols de nuées d'oiseaux lâchés dans l'espace, qui amérissent sur le tarmac de l'audition précieuse de ces lamentations sensibles. De belles aspirations ascendantes, langoureuses, dérapent, et déstabilisent l'atmosphère rare évocation de sirènes qui ne soient pas celle de Varese !

Run Time Error @Opel

Simon Steen-Andersen

Dans cette œuvre décalée et euphorisante, Simon Steen-Andersen est filmé en déambulation dans une usine Opel en friche située à Rüsselsheim, berceau de la marque automobile. Muni d’un micro, il réalise un field recording à la chaîne où l’environnement industriel et les objets trouvés deviennent la matière première d’une partition audiovisuelle. Sur scène, de part et d’autre de l’écran, les musicien·ne·s orchestrent cette musique concrète, tandis que le compositeur assure la direction au moyen de deux joysticks. C'est à un écran géant que s'adressent les musiciens acoustiques, tournés vers les images:un étrange personnage ( à la Piérrick Sorin sorti de sa boite diabolique) sera le héros de cette aventure rocambolesque et picaresque qui déverse images et sons résonnants en accord en direct avec leur déploiement. Plan séquence vertigineux à la Fischli-Weiss où chaque objet en heurte un autre qui déclenche sa chute, son mouvement et la diversité des pérégrinations audio-visuelles des images filmées. En couleur, en coordination extrême avec l'exécution musicale en direct, en osmose avec le comique, le désopilant des situations !Toutes matières confondue, tout objet désigné, maltraité, bousculé dans une course poursuite haletante, essoufflante: le propos hélas se dégonfle et le système tend à lasser, surexploité durant plus de 30 minutes. Mais le comique demeure, les fausses fins s'enchainent à l'envi, agaçantes et stimulantes. On sourit devant cette performance désopilante, pleine de verve et de distanciation , de recul quant à la composition musicale, ici absente, cédant le pas à la fantaisie, le risque, l'improvisation, le hasard; de la haute voltige évidemment !Marathon, prouesse physique et rythmique dans le temps de la séquence vertigineuse qui frôle la démence, le désordre, le déséquilibre émotionnel d'un comportement marginalisé !

 

Ensemble Modern
vidéo live Simon Steen-Andersen


Stimmung

Karlheinz Stockhausen

Karlheinz Stockhausen avait un rêve, celui que les cultures musicales se mêlent intégralement pour créer un nouveau « folklore artificiel » mettant à profit toutes les inventions musicales, y compris les plus insolites. C’est de cette idée d’une communauté de l’écoute qu’est née sa pièce la plus célèbre : Stimmung (1968). Oeuvre charnière du xxe siècle, elle marque la rupture du sérialisme et les débuts d’une nouvelle prise en compte des résonances naturelles qui aboutira au courant spectral dix ans plus tard.C'est à un rituel hypnotique que l'on assiste, assis ou couché devant l'estrade qui accueille les six musiciens en blanc, comme des prêtres votifs, des moines prieurs qui se balancent, émettent prières et psalmodies enivrantes, mystérieuses émissions de voix, de tête, de ventre, de résonances corporelles inédites.Une atmosphère singulière, recueillie pour cette pièce maitresse à redécouvrir pour son charme opérant, sa quiétude, son émotion musicale à fleur de peau. Une cérémonie paienne de choix, partagée par un public en alerte, charmé par la diversité du concert qui semble comme une longue respiration salvatrice, un souffle qui d'éveille et transporte les corps, ailleurs !

Les Métaboles
direction artistique Léo Warynski
électronique live SWR Experimentalstudio
son Lukas Nowok


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