jeudi 7 avril 2022

"Bajazet" en considérant le théâtre et la peste. A fleur de peau, à fleur de prises...Les corps jetés dans la bataille!

 


Le metteur en scène allemand Frank Castorf, avec des actrices et acteurs français, dont Jeanne Balibar, fait dialoguer Bajazet de Racine avec les œuvres d’Antonin Artaud. Roxane et Atalide se disputent l’amour de Bajazet, les conspirations politiques et amoureuses s’imbriquent jusqu’à rendre le doute et la suspicion omniprésents. Que produit la parole sur le corps, sur l’esprit ? Quel bouleversement profond ? Cette puissance de la parole, du souffle vital, est aussi ce qui hante Artaud, dans son œuvre comme dans sa vie. Ici, les êtres humains − acteur·rice·s/personnages −, sont suivi·e·s par une caméra dans l’explosion de leur intimité. Tout se mêle : la passion amoureuse et les enjeux de pouvoir, leur bouffonnerie et la nécessité de « ramener au théâtre la notion d’une vie passionnée et convulsive » comme le voulait Artaud.

Décor planté sur scène: un immense et surdimentionné portrait de carton-pâte d'un émir aux yeux éclairés directionnels braqués sur  la salle, une tente aux formes de voile abritant les regards de femme voilée comme un moucharabieh....Et une panoplie de costumes rutilants, chasubles accrochées à des portiques roulants...Le verbe sort timidement des lèvres des personnages protagonistes,Osmin et Acomat devisant sur l'anatomie, les genres, Roxane apparaissant gainée de cuir noir très sexy seyant, dévoilant les contours parfaits du corps de Jeanne Balibar.Les textes d'Antonin Artaud au bout des lèvres sensuelles, le souffle, l'espace, le vide comme axe de tourments: dans des cris ou murmures caricaturaux, des accents de voix inédits, les acteurs s'emparent autant de Racine que de Artaud, vociférant, dégueulant le verbe à l'envi.Quand Atalide apparait après une course poursuite folle, filmée en direct en plan séquence du dehors du théâtre et projetée simultanément sur un écran, tout bascule.Des coulisses que seront désormais la tente et l'autre abri sur le plateau, l'action oscille entre film à l'arrache et jeu scénique: un pari, une performance étonnante de la part des acteurs, qui sème le trouble entre direct et léger différé du temps.Les costumes se succèdent pour cerner les variations des personnages féminins: Balibar en Mistinguett, vamp ou dans sa pure nudité, en dentelles sexy de sous vêtements érotiques...Le "Wild Turkey Bourbon" fait rage dans cet univers d'oiseaux de plumes, dindes ou dindons de la farce à consommer sans modération..De diaboliques séquences sous le dais, des "drogués" de la vie en herbe, débauche de corps traqués, ourlés, à l'orientale, exotisme débridé, outrancier: les couleurs criardes et virulentes des images, la proximité des visages filmés en gros plans, renvoient à un théâtre de la cruauté, nu et cru, hilarant autant que pathétique....Rixes corporelles des hommes, Bajazet, victime hirsute de ces compagnons, de ces femmes au bord de la crise de nerfs.

Jeanne Balibar, odalisque Maja nue de toute beauté !

La chair à vif Jeanne Balibar livte et campe une Roxane possédée, charnelle, violente dans une séquence où le nœud du narguilé, pendaison factice, ne lui ôte pas pour autant,la vie...Terrienne, danseuse rituelle; elle jette son corps dans la bataille sans concession, abrupte, entière, nue, à vif: le visage défait, plissé, au jeu qui voisine une Bernadette Lafont étonnante....La musique de William Minke accompagne et dépasse l'action, double la tragédie avec virulence, lente ou profonde pour accentuer ambiance et univers de catastrophe humaine annoncée.Autre "numéro" de bravoure pour Jeanne Balibar, cuisinière de pot au feu aux doigts agiles, blessée, solo et monologue à cru, filmée nue, dévorant les mots: un jeu très corporel, expressif en diable, hystérique, fou, halluciné...Des électrochocs pour Bajazet, Jean Damien Barbin en lambeaux constants, hirsute et décapant vizir sidérant.L'ambiance va des années folles empanachées, à la désuétude, l'effondrement d'une atmosphère digne des photographies de Cindy Sherman...ou Nan Goldin.Un peuple, une micro-société ravagée mais si touchante dont l'empathie fonctionne à fond sans relâche. Ni entracte ou entremets, sans relâche, tambour battant, haletantes variations sur la nature humaine abus de pouvoirs, de prétention, de mesquinerie.Des astres dans ce désastre vivant, dans cet effondrement des façades, cette cage aux folles péripéties d'enfermement délirant, dans l'urgence toujours du jeu à fleur de peau, à fleur de prises.Adama Diop, Mounir Margoum excellent dans un jeu malin, sarcastique, manichéen à volonté, drôles, décapants, complices du pire et du meilleur face à leurs partenaires de plateau quatre heures durant! Sur la sellette, la corde raide. Jeu improbable dicté par l'instant, la réactivité des comédiens rompus à l'exercice du hasard, de l'instantané! Performance inouïe aussi de Claire Sermonne en Atalide attachante, sensuelle, hirsute, hérissée...Les costumes de Adriana Braga Peretzki, fabuleuse boite de Pandore aux multiples textures et couleurs, formes seyantes magnifiant chacun dans sa peau, son allure, ses postures ou attitudes variées. La mise en scène captivante de Frank Castorf comme une fresque immense ou des tableaux exotiques orientalistes de toute rareté!Les images de Andréas Deinert , fabuleuses peintures lumineuses, éclairant en direct, sur la brèche, les failles de ce monde en déliquescence!

Le metteur en scène Frank Castorf a dirigé la Volksbühne à Berlin de 1992 à 2017. Célèbre pour sa direction d’acteur·rice·s, il a été l’un des tous premiers à utiliser la vidéo, le jeu filmé en direct, comme un puissant outil pour aller capter au plus près les émotions, les failles. Cherchant à révéler les arrière-plans des enjeux dramaturgiques, il met en relation des écritures – ici, Racine et Artaud. Avec l’actrice Jeanne Balibar, il a créé plusieurs spectacles dont, en français, en 2012, La Dame aux camélias à L’Odéon-Théâtre de l’Europe – dans lequel jouaient également Jean-Damien Barbin et Claire Sermonne.

Au Maillon avec le TNS jusqu'au 10 Avril

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